Lénine, Staline et la musique

vendredi 21 janvier 2011.
 

1) Lénine, Staline et la musique à la Cité de la musique à Paris Article de L’Express

Une grande exposition, à la Villette, à Paris, explore les rapports étroits entre la musique et la dictature soviétique. Et tente d’expliquer comment, de 1917 à la mort de Staline, en 1953, de grands compositeurs ont pu être menés à la baguette.

Le grand compositeur soviétique Dmitri Chostakovitch est entré très jeune dans l’âge adulte. C’était en 1917, il avait 11 ans. Dans les jours précédant la prise de pouvoir par les bolcheviques, il est en effet le témoin d’une manifestation qui, comme tant d’autres, vire au drame : sous ses yeux, un homme est abattu par la police. Lui qui fréquente la même école que les enfants de Trotski déclara plus tard avoir "vécu la révolution dans la rue". Comment s’étonner que, par la suite, sa musique soit la plus violente jamais composée ? Son destin, comme celui de ses confrères, fut dicté par des événements constamment tragiques et un pouvoir criminel prêt à tout pour asservir les artistes.

Portée par plus de 400 oeuvres (partitions, costumes, extraits de films...), l’exposition Lénine, Staline et la musique explore la relation entre le monde musical et le pouvoir. Deux grandes parties : les "utopies" révolutionnaires du temps de Lénine et la violente mise au pas stalinienne. Cette distinction a le mérite de la clarté, mais ne peut rendre compte de la complexité de la situation du pays, ni du fait que le stalinisme fut, selon l’historien Simon Sebag Montefiore, "non pas une distorsion, mais une évolution du léninisme".

L’histoire de cet infernal chassé-croisé, où l’art et la poli-tique ne font pas bon ménage, débute dès les premiers jours de la révolution. La Russie, mise à mal par la guerre de 1914 et l’effondrement du régime tsariste, s’abîme dans une terrible guerre civile. La plupart des artistes et des intellectuels choisissent alors d’émigrer pour fuir les bolcheviques. Ceux qui restent n’ont rapidement que deux options : se taire ou collaborer. Certains, comme Chostakovitch et sa famille, saluent dans la révolution le surgissement d’un monde régénéré, qu’ils espèrent plus juste. Et appellent de leurs voeux l’éclosion d’un art, lui aussi, nouveau.

Les premières années de la révolution sont celles où le modernisme russe trouve une expression inédite et touche tous les domaines. La musique a ses compositeurs "constructivistes", son orchestre expérimental sans chef (le Persimfans), ses nouveaux instruments (le "thérémin"...) et ses inspirations inédites. L’industrialisation forcée de l’URSS est illustrée par de nombreuses oeuvres écrites sur le thème du travail, participant à l’effort national de "construction du socialisme". Comme la Symphonie des sirènes d’usine, d’Avraamov, la Fonderie d’acier, de Mossolov, son opéra Le Barrage, ou la symphonie TurkSib, de Steinberg, jouée pour l’inauguration de la ligne de chemin de fer reliant le Turkménistan à la Sibérie.

A l’Opéra, les premières créations soviétiques (Les Aigles de la révolte, La Petrograd rouge...) répondent aussi à une propagande exaltée. Et on essaie d’adapter des livrets d’oeuvres connues en leur associant des événements de référence : Tosca devient Le Combat pour la Commune, et Une vie pour le tsar, de Glinka, Pour le marteau et la faucille ! Chostakovitch, de son côté, gagne ses galons de compositeur avec sa deuxième symphonie, Octobre, qui obtient, en 1927, le prix de composition organisé pour le 10e anniversaire de la révolution.

Ces années 1920 avancent en associant, dans une marche parfois forcée, l’art avec la construction d’une utopie politique. Mais, contrairement à l’éducation, la création artistique n’est pas une priorité pour le nouveau régime. "Je suis incapable d’écouter de la musique trop souvent, reconnaît Lénine après avoir entendu l’Appassionata, de Beethoven. Cela me donne envie de dire des choses gentilles et sottes, et de tapoter la tête des gens. Or maintenant il faut frapper sur la tête, les frapper sans merci."

Pourtant, dans les premiers mois du gouvernement Lénine, le commissariat du peuple à l’éducation mène une politique relativement éclairée et permet à des artistes d’avant-garde d’occuper des fonctions officielles. Cela ne dura pas longtemps. L’Association russe des musiciens prolétariens, qui évalue la production artistique en fonction de son utilité pour les masses laborieuses, impose peu à peu ses vues. Elle veut faire interdire certaines oeuvres, comme le premier opéra de Chostakovitch, Le Nez, qu’elle trouve trop complexe. Le compositeur, lui, ambitionne de révolutionner l’opéra. Qui a raison ? L’artiste d’avant-garde ou ceux qui fustigent la complexité des modernistes ? La réponse ne va pas de soi : devenir un "artiste proche du peuple" se heurte au manque de culture du plus grand nombre et au conformisme qui en résulte. En outre, l’idéal révolutionnaire d’un art en rupture avec la tradition n’est pas compatible avec l’obligation de rester à la portée des masses. Pour les artistes progressistes qui ont accompagné la révolution bolchevique, cet antagonisme se mue en impasse.

Fin 1927, le 15e Congrès condamne "toute déviation par rapport à la ligne définie par le Parti". Comme les citoyens, les artistes sont pressés de se soumettre. La situation devient de plus en plus préoccupante, fluctuant au gré des résolutions du Parti et des lettres de Staline, le nouveau maître du pays. Celles d’octobre 1931, "Nos objectifs sur le front de la musique", et d’avril 1932, "Sur la restructuration des organisations littéraires et artistiques", entérinent la dissolution des anciennes associations et la formation d’Unions de travailleurs créateurs. Ecrivains, compositeurs, peintres sont regroupés en organisations bureaucratiques hiérarchisées et surveillées. Tous les artistes sont "invités" à y adhérer. Dans les faits, il ne peut en être autrement pour qui souhaite travailler.

Chostakovitch n’est "plus qu’un petit chien"

La radicalisation de la répression est si importante qu’elle touche l’ensemble de la société soviétique, avec son cortège infernal de faux procès, de dénonciations, d’incarcérations, de déportations, d’exécutions. Chostakovitch, pourtant considéré comme le meilleur jeune compositeur soviétique, n’est pas ménagé. Le destin de son opéra Lady Macbeth de Mzensk est stoppé net par un article anonyme et menaçant de la Pravda. Ses oeuvres quittent l’affiche. Peu à peu, l’étau se resserre autour de lui : son grand-père paternel est déporté dans un camp, et Maria, sa soeur aînée, doit se désolidariser de son mari, exilé en Sibérie, pour sauver sa peau. Que le compositeur soit alors épargné et qu’il puisse poursuivre son activité créatrice tient du miracle.

Comme l’a écrit Zamiatine, l’artiste, en URSS, n’est "plus qu’un petit chien qui doit apprendre à tenir debout sur ses pattes de derrière s’il veut recevoir un morceau du rôti". La carrière de Chostakovitch est désormais rythmée par une succession de réprimandes et de récompenses : il multiplie les déclarations convenues et compose, comme ses collègues, des partitions de propagande indigne de son génie. Ces signes d’allégeance sont le prix à payer pour continuer à composer, le plus souvent en cachette, une oeuvre personnelle. Après une pause due à la "Grande Guerre patriotique" de 1941-1945, le régime s’engage dans de nouvelles purges. Seule la mort de Staline, en 1953 - le même jour que Prokofiev... - desserre un peu l’étreinte. La vie artistique est toujours aussi surveillée, mais l’opposition au régime ne signifie plus automatiquement la mort.

Avec le temps, l’art propagandiste "réaliste socialiste" prôné par le régime est bien naturellement tombé dans les poubelles de l’Histoire. Restent des témoignages censurés mais d’une force incomparable, ceux des romans de Pasternak et de Grossman, des symphonies de Chostakovitch. Ils ont rendu au xxe siècle un peu de cette dignité qui lui a tant manqué.

Scandale musical à Moscou, 1848 par Alexander Werth. Ce document pris sur le vif fait froid dans le dos. Journaliste, Alexander Werth est le principal correspondant britannique dans l’URSS de Staline. Il a notamment l’occasion de suivre au jour le jour la campagne de dénigrement qui frappe, en 1948, six compositeurs désignés comme ennemis et "dont la musique trahit de manière particulièrement nette des aspirations formalistes et des tendances antidémocratiques, étrangères au peuple soviétique et à son goût artistique". Ce n’est évidemment pas un hasard si les deux plus grands génies de la musique soviétique, Chostakovitch et Prokofiev, figurent en tête de liste et furent dénoncés par des collègues jaloux .

Par Bertrand Dermoncourt, publié le 12/10/2010

2) Lénine, Staline et la musique Article de Marianne

De l’avant-gardisme le plus délirant à l’académisme le plus raide, la musique soviétique a épousé les évolutions de la dictature du prolétariat. L’écouter, c’est comprendre à la fois l’espoir suscité par l’Union soviétique, et la cruelle désillusion qui lui a succédé. La cité de la musique y consacre une exposition. Tendez l’oreille.

Ne ratez pas les lendemains qui chantent dans l’amphithéâtre de la Cité de la Musique, à Paris. Une exposition y ressuscite « Lénine, Staline, et la musique » devant vos yeux et entre vos oreilles pour le meilleur et pour le pire. Avec un casque stéréo, vous sondez le coeur et l’âme slave de la Révolution russe. Vous entendez ses palpitations, vous voyez ses déraillements et, en quelques heures — il en faut au minimum deux pour faire le tour de toutes les salles — vous assistez à la naissance de l’homme nouveau, d’un art convenu, du totalitarisme. L’énorme morceau de l’Histoire du XX e siècle reconstitué à partir de débris emblématiques de l’histoire de l’art dans cette exposition éclectique provoque un vrai choc.

Le bloc soviétique se détache du capitalisme, glisse vers la dictature du prolétariat, passe de l’avant-gardisme le plus délirant à l’académisme réaliste-socialiste en broyant sur la route du progrès les artistes qui refusent de se plier aux normes officielles. Partitions, peintures, affiches, films témoignent de cette course folle, qui commence sur l’air des « Yeux noirs » (cliquez pour écouter) avec le timbre chaud de Fédor Chaliapine, peint en pelisse luxueuse, chapka et chaussures vernies par le talentueux Boris Koustodiev qui vient de rejoindre l’Association des artistes Russes, et s’achève dans la froidure du goulag, à la mort de Staline. Entre temps, en bute au conformisme des critiques et du Parti, le poète Maïakovski qui avait mis son talent au service du pouvoir politique, allant jusqu’à composer des vers à la gloire de Lénine et chanter « les rues sont nos pinceaux, les places nos palettes », se tire une balle dans le coeur le 14 avril 1930 à Moscou. Le grand chanteur d’opéra Chaliapine, autorisé à quitter l’URSS en dépit des objections de la Tcheka en 1922, est mort en exil en 1938, à Paris. Les voix aigues des petites chanteuses des usines et des champs ont recouvert sa voix de basse et des extraits de films de propagande les montrent dans les filatures, sur les tracteurs vantant le « pays où on respire le mieux au monde ». Vous voyez un peu le tableau....

Dans ce salon avec piano à queue, cadres dorés aux murs, à la lueur de la lampe 1900, le camarade Lénine qui invite le prolétariat à s’approprier toutes les richesses de l’art, de la science et de la technique du monde, a subitement des états d’âme en écoutant l’« Appassionata » de Beethoven. Cette musique n’est-elle pas trop bourgeoise pour le peuple ? Un questionnement qui donne un avant-goût des purges à venir. Sentant le vent tourner, les compositeurs Serge Rachmaninov, Nikolaï Medtner, Alexandre Glazounov ont mis les voiles, sauve qui peut à New-York, Londres ou Neuilly-sur-Seine. Parti à l’étranger avant la révolution, Igor Stravinski n’est jamais rentré. Serge Prokofiev a fui en 1918, mais après dix-huit ans d’exil, il se laisse convaincre de revenir au pays, et poussera son allégeance au nouveau régime jusqu’à exhaler son dernier soupir le même jour que le petit père du peuple, le 5 mars 1953.

En attendant, Anatoli Lounatcharski, théoricien de l’art et de la religion veut encore sauver les meubles et s’oppose à la tendance radicale qui a décidé de faire table rase de la culture bourgeoise pour la remplacer par une nouvelle forme exclusivement prolétarienne. Même s’il exècre le style bohème, Lénine qui a d’autres chats à fouetter lui laisse carte blanche. Lounatcharski, amateur d’art moderne, encourage dans la Russie Bolchevique toutes les formes d’avant-garde. L’explosion des imaginations donne naissance à divers courants dont les échantillons présentés à la Cité de la musique vous laissent sans voix ou vous vont font sourire, suivant le talent de l’artiste. En 1921, on est sur « La Nouvelle Planète » :

Mais en 1929, le commissaire Lounatcharski est écarté et remplacé par le bolchevique orthodoxe Andréi Boubnov qui prône la soumission de l’art aux directives du Parti et, en pleine période de collectivisation et d’industrialisation, en fait un outil de propagande. Souliko (cliquez pour écouter), la chanson préférée de Staline, fait chavirer le pays. Les pinceaux se raidissent en même temps que le régime stalinien se durcit. Quelques toiles comme ce « Matin de notre patrie » allient la beauté impressionniste à la grande cause, même si, en l’occurrence, le sujet donne froid dans le dos quand on connaît l’ampleur de ses crimes :

Anna Alter - Marianne | Vendredi 29 Octobre 2010


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