1968, ou la révolution de la pop française

mardi 30 octobre 2018.
 

Il y a cinquante ans, la France n’a pas connu qu’un printemps révolutionnaire, elle a aussi vécu un tournant musical, et est entrée dans une nouvelle ère de la production de disques, ouverte à d’autres horizons, loin des yé-yé.

Avec une croissance supérieure à 5 % par an depuis le début de la décennie, un taux de chômage d’à peine plus de 2 %, la France de la fin des années 1960 se porte comme un charme. « Elle ne se connaît pas d’ennemis », claironne même le général de Gaulle lors de ses vœux télévisés pour 1968, lui qui « ne voit donc pas comment on pourrait être paralysé par des crises ». L’avenir, on le sait, lui donnera vite tort.

Les Trente Glorieuses battent encore leur plein et la jeunesse, insouciante, voit la vie en rose. Elle écoute Europe No1, lit chaque mois Salut les copains, le mensuel qui fait et défait les carrières des « idoles ». Mais en quelques mois, elle va vivre un tournant musical. Et le printemps révolutionnaire va sans conteste marquer une nouvelle ère dans l’histoire de la production musicale française.

Après le succès de la Nuit de la Nation, qui rassemble le 22 juin 1963 une immense foule de mômes venus voir sur scène Johnny, Sylvie Vartan ou Eddy Mitchell, Edgar Morin invente le néologisme « yé-yé » pour décrire cette déferlante adolescente. C’est le moment où le monde occidental « pénètre dans la civilisation du bien-être, du confort, de la consommation, de la rationalisation », poursuit le sociologue. Et pourtant, au mitan des années 1960, une nouvelle scène moins soumise émerge en France, inspirée par les beatniks et le rock anglo-saxon.

Antoine, accompagné par les Problèmes, porte les cheveux longs et des chemises à fleurs, balançant en rythme d’osés « Oh, yé » dans ses Élucubrations, single inspiré par Dylan qui sort en janvier 1966. Il y dézingue aussi Johnny, qui lui répondra vertement dans Cheveux longs et idées courtes. Le LSD, en vente libre, commence à faire planer et à inquiéter les autorités, le haschich aussi. Et nombre d’artistes se posent en pères la morale. Comme Sullivan, sitar à la main, avec Hashish Faction (1967), adapté du Satisfaction des Stones.

Manifs contre le Vietnam et le nucléaire, mouvement des Noirs pour les droits civiques, Nouvelle gauche… l’Amérique des sixties se rebelle. À l’été 1967, le Summer of love de San Francisco, qui rassemble plus de 100 000 hippies à Haight Ashbury, symbolise l’émergence de la contre-culture, sorte de prise de conscience face à la toute-puissance capitaliste et prépare, peut-être, le terrain pour les révoltes qui secouent le monde tout au long de 1968.

Recto de la pochette du 45 tours de Dominique Grange. © Collection personnelle SR Recto de la pochette du 45 tours de Dominique Grange. © Collection personnelle SR En France, tout commence le 22 mars à Nanterre par un énième rassemblement étudiant avant que la colère ne s’amplifie pour atteindre son paroxysme tout juste deux mois plus tard. Le 22 mai, le pays compte 8 à 10 millions de grévistes. Dans les cortèges et sur les barricades, étudiants et ouvriers marchent au rythme des slogans et des chants de lutte, les murs se couvrent de graffitis et d’affiches révolutionnaires – la plupart inventées à l’atelier populaire des Beaux-Arts.

Des concerts s’organisent dans les amphis et les usines occupés, les artistes montent des groupes d’actions, dont le fameux Comité révolutionnaire d’agitation culturelle (CRAC). On écrit des chansons à la hâte : Ah ! le joli mois de mai à Paris du Comité d’action de l’Épée de bois (rue Mouffetard), La Chanson du Conseil pour le maintien des occupations des Barricadiers, La Révolution, la Faute à Nanterre d’Évariste ou Grève illimitée, À bas l’État policier de Dominique Grange. Le CRAC édite le 45 tours d’Évariste, « un pavé lancé dans la société de consommation » selon la pochette signée Wolinski, tandis que celui de Dominique Grange, illustré d’une cheminée d’usine en forme de poing levé, est la première sortie du tout jeune label Expression spontanée, émanation du CRAC, qui se maintiendra jusqu’en 1979.

« Ça a commencé par un appel à la radio de Leny Escudero », se souvient Dominique Grange. « J’ai pris ma guitare et j’ai foncé à Renault-Billancourt. (...) À partir de là, je n’ai plus rien fait d’autre que chanter partout : usines occupées, tris postaux occupés, facs occupées... » Jacques Higelin transporte son piano dans l’amphi de la Sorbonne où il croise Renaud Séchan, 16 ans, qui adhère au CRAC et fonde le Comité Gavroche révolutionnaire. Inspiré par Évariste, il griffonne Crève salope, l’une de ses premières chansons, qui devient un des hymnes officieux du mouvement.

La paralysie du pays affecte aussi l’industrie musicale : les concerts sont annulés, aucun disque ne sort avant juin. Dans les mois qui suivent, plusieurs chansons évoqueront les événements : le poétique Paris, Mai de Nougaro (interdit de radio), le nostalgique Au printemps de quoi rêvais-tu ? de Jean Ferrat ou l’oubliée Ballade au vent des collines d’Anne Vanderlove, la « Joan Baez française ». À l’automne, Sheila fait un tabac avec Petite fille de français moyen, son ode à la France qui travaille, confirmant que le gaullisme a bel et bien repris la main.

Par Simon Rico


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