Blum : discours à la jeunesse (lycée de Narbonne, juillet 1931)

samedi 1er juillet 2006.
 

Mesdames, Messieurs, Mes chers amis,

Les discours de distribution de prix ont leur protocole, comme les discours de réceptions académiques. Nul n’y échappe, et le... révolutionnaire que je suis va s’y soumettre une fois de plus. Je me déclare donc, avec toute la confusion d’usage, indigne de l’honneur dont les autorités universitaires m’ont comblé en m’appelant à la présidence de cette cérémonie. Quand j’avais votre âge, mes chers amis, je rangeais bien, parmi les événements probables de ma vie, de prendre un jour la parole devant un public comme le vôtre... impatient de me voir achever... Mais j’imaginais que ce serait de l’autre côté de la barricade... ou du moins de l’estrade. Mes parents me destinaient alors au professorat et je m’y destinais moi-même. J’ai fait les premiers pas dans cette noble carrière, et comme le maître que vous venez d’entendre, je me préparais à enseigner la philosophie... Les circonstances, beaucoup plus que ma volonté, ont dévié ma vie. Je n’enseigne pas la philosophie, mais fort heureusement pour moi, on me l’a enseignée, et, dans l’existence que je mène, il me faut parfois faire usage du peu que j’en ai retenu... Ma surprise est donc de parler ici comme Président et non comme un de vos maîtres. Mais la grandeur de ma dignité ne rend pas ma tâche plus facile. Quel sujet choisir pour cette causerie traditionnelle ? À l’Académie, on ne connaît pas mon embarras. Le cadre est tracé : l’éloge du prédécesseur auquel se sont joints, selon les temps, l’éloge du Grand Cardinal, du Roi régnant, de l’Empereur, des soldats victorieux de la guerre... On n’a plus qu’à remplir ce cadre imposé de son éloquence ou son ironie personnelle. Ici, on nous laisse tout à faire. Vous ne me demandez pas l’éloge de votre président de l’an passé et vous n’entendrez pas le mien l’année prochaine. J’avais pensé tout d’abord à suivre M. Andrieu dans la voie qu’a tracé son discours si élégant, si sensible, si poétiquement consacré à un poète. Dans ce collège qui porte le nom de Victor Hugo, et qui devait bien cette marque de gratitude à l’auteur d’Aymerillot, il a fait revivre pour vous Lamartine adolescent.

Les anciens et les modernes

Pourquoi n’aurais-je pas essayé après lui de vous apporter ma contribution au centenaire du romantisme ? Ma contribution d’homme politique, bien entendu. Je ne pousse pas mes prétentions plus loin. Les variations politiques du romantisme... Ce serait un beau sujet pour un discours de distribution de prix... et peut-être même pour une thèse de doctorat. Chaque époque a connu sa querelle des anciens et des modernes. Vous supposez peut-être qu’en 1830 - ainsi qu’il eût paru naturel et logique - les esprits avancés, les novateurs en politique, tenaient, en littérature, pour les modernes et les “ réactionnaires ”, comme nous le disons aujourd’hui, pour les anciens ? Vous supposeriez l’inverse de ce qui s’est réellement produit. De 1820 à 1830, entre les Méditations ou les premières Odes de Hugo et les journées de juillet, les républicains dominés par le souvenir de l’Antiquité grecque et romaine sont ultra-classiques en littérature : ce sont des libéraux, doublement inconséquents avec eux-mêmes, qui dénoncent Hernani au roi Charles X, et le somment d’interdire le théâtre Français à cette nouveauté scandaleuse. Par contraste, les romantiques révolutionnaires en littérature sont des ultras en politique et en religion. La pensée de Chateaubriand et de Lamennais les inspire encore. Ils ne combattent pas seulement, ils méprisent le rationalisme critique et empiriste du XVIIIe siècle. Leur liberté de jugement vis-à-vis des grands siècles de la littérature s’étend à ceux de Périclès et d’Auguste comme à celui de Louis XIV. Ils n’iraient pas faire leur prière sur l’Acropole ; ils vont prier à Notre-Dame De Paris. Du Lamartine, du Hugo d’avant 1830, je ne dirai certes pas qu’ils sont archaïques, mais ils sont gothiques. Leur ambition est de ranimer la foi par le lyrisme, de reconduire les foules charmées à l’Eglise du Moyen Age et à la Royauté de droit divin.

Le romantisme littéraire

C’est à compter de 1830, et par l’entremise sinon par l’influence de la révolution politique, que l’équilibre se rétablit dans la pensée romantique, que la contradiction se résout, que les courants divisés se rejoignent. Au lendemain et sous le choc de l’insurrection parisienne, Lamartine et Hugo commencent à manifester l’ample mouvement qui, du royalisme pur des émigrés les mènera successivement au libéralisme, à la République, à l’humanitarisme socialisant, qui, du catholicisme orthodoxe, les mènera à l’idéalisme purement sentimental d’une religiosité sans dogme. Le romantisme littéraire, déployé en romantisme moral, philosophique, politique, social va s’étendre ainsi sur le siècle entier. Je ne voudrais pas ébaucher ici une théorie du matérialisme littéraire, mais cet exemple suffirait à vous montrer que de grands mouvements politiques, liés eux-mêmes dans leur profondeur aux secousses de l’évolution sociale, peuvent exercer une action sur les esprits, peuvent même aller jusqu’à renouveler les thèmes, les directions, les modes d’inspiration d’une école poétique. Pourquoi n’en serait-il pas de même aujourd’hui ? Restitué pleinement à lui-même par la Révolution de 1830, notre romantisme était né de la Révolution française. Pourquoi les mouvements puissants qui agitent aujourd’hui la vie politique et sociale ne provoqueraient-ils pas aujourd’hui un renouvellement de la pensée et de l’art ? Pourquoi n’exciteraient-ils pas un nouveau lyrisme ? Entre les deux époques, l’analogie est apparente et vraie. Il semble qu’à cent ans de distance, nous assistions à ce phénomène du retour éternel que le plus grand tragique de la pensée depuis Pascal, Frédéric Nietzsche, a érigé en loi de la vie. Mêmes troubles, mêmes inquiétudes, même désordre des esprits et des choses et aussi mêmes espoirs déterminés par des causes exactement comparables. Les bouleversements de la guerre européenne, combinés avec les progrès de l’industrie et de la science, ont fait peser sur le monde, d’un siècle à l’autre, des crises de même nature, traduites par les mêmes effets. Reportez-vous, non pas à des enquêtes rébarbatives, dont je n’oserais pas aujourd’hui vous conseiller la lecture, mais aux romans de Charles Dickens, aux Misérables de Victor Hugo. Vous constaterez que les premiers développements du machinisme produisirent les mêmes contrecoups, il y a cent ans, qu’aujourd’hui la perfection prématurée de la rationalisation industrielle ou le développement excessif de la production agricole dans un monde incapable de l’absorber. Vous m’en voudriez, et vous auriez raison, d’insister devant vous trop pesamment sur ces thèmes trop graves. D’ailleurs, je serais indiscret en vous faisant plus ample mesure. Après avoir beaucoup hésité sur le sujet de mon discours, je pourrais vous dire, comme dans le rondeau de Voiture : “ Ma foi, c’est fait... ”. Mais non, je veux rompre pour une fois l’usage.

Le collège

Je veux vous dire, sans modestie affectée, pourquoi, dans mon for intérieur, je ne me juge pas tellement indigne de l’honneur qui m’a été fait. J’avais bien quelque droit à présider cette distribution des prix du Collège de Narbonne, parce que j’aime Narbonne et parce que j’ai aimé le collège. Certes, dans les souvenirs qu’a retenus ma mémoire, je retrouve des moments d’ennui. Il m’est arrivé d’attendre un peu impatiemment le battement de la lourde horloge qui sonnait les quarts. Il m’est arrivé de lâcher la plume avec un sentiment qui ressemblait à de l’ennui, quand un professeur dictait trop vite ou trop confusément son cours interminable - car, de mon temps, on dictait les cours, sans doute pour nous préparer au métier de sténographe. Il m’est arrivé, je l’avoue à ma honte, de fermer les yeux, en hiver jusqu’à une sorte de sommeil, sous la lumière crue des becs de gaz. Vous dirai-je même qu’il m’est arrivé de souffrir du froid - car le confort scolaire existait peu - dans nos grandes salles nues et dans nos longs corridors carrelés où soufflaient tous les vents. Les classes étaient moins fréquentes qu’aujourd’hui, mais plus longues. La discipline était sévère. On nous inculquait pour nos maîtres - et cela je ne le regrette pas - un respect profond, mais qui s’avoisinait parfois avec la peur. Ils étaient pour nous distants et redoutables, fût-ce par leur aspect, car ils portaient, même en classe, la toge romaine que vous n’endossez plus, Messieurs, je crois bien, que dans des cérémonies comme celle-ci. Les programmes n’étaient guère moins incertains ni variables qu’à présent. J’ai fait partie de la première génération scolaire qui ait commencé le latin en 6e et le Grec en 4e... et, pour le grec tout au moins, la règle était changée, je crois bien, dès l’année suivante. L’Université entamait alors le long effort patient et qui n’a pas encore abouti : adapter à ses fins actuelles l’enseignement secondaire. Pour le primaire et le supérieur, la tâche était relativement aisée. On peut dire que ni l’un ni l’autre n’existaient il y a cinquante ans et il est toujours plus facile de construire à neuf sur la table rase.

Les tâtonnements confus de l’écolier

Pour le secondaire, il fallait modifier, transformer, ce qui est toujours un travail plus complexe et plus aventureux. Le problème était de dégager le lycée moderne, borné par l’Ecole primaire et l’Université, du vieux collège ecclésiastique, créé pour d’autres nécessités sociales et contenant en lui tous les ordres d’enseignement. Peut-être n’est-il pas encore totalement résolu ; il ne l’était pas de mon temps. Comme tous les écoliers de mon âge, j’ai subi tous ces tâtonnements confus qui trouvaient dans les deux lycées où j’ai grandi, comme une représentation symbolique : Henri IV, l’ancien couvent des Génovefains, Charlemagne, l’ancienne maison des Jésuites. Nous entrions au lycée en longeant les contreforts de l’Eglise et nos cours de récréation se souvenaient d’avoir été des cloîtres. Je n’ai rien oublié de tout cela, et j’ai pourtant aimé le lycée. J’attendais la fin des vacances avec plus d’impatience que leur début : il est vrai que pour moi, fils de ville, né de marchands modestes, elles étaient moins libres et moins joyeuses que celles de Lamartine.

La joie de la rentrée

La joie de la rentrée, ce n’était pas seulement pour moi le goût de la nouveauté - des nouveaux maîtres, des nouveaux camarades, des livres neufs - c’était la satisfaction d’un rapatriement, d’un retour dans ma maison véritable. Je me suis demandé souvent de quels éléments était fait ce sentiment du vrai chez moi. Je ne voudrais pas fausser ma vie d’enfant en l’attirant vers ma vie d’homme. Mais je crois sincèrement que cette impression d’aise, de plénitude avait à sa base une passion précoce de la justice et de l’égalité. Le tri qui conduit les enfants au lycée ou qui les en écarte est injuste, puisqu’il n’est pas fondé sur la variété des aptitudes naturelles. Sitôt sortis du lycée, ils retrouveront la même injustice sous toutes ses formes, puisque leur affectation sociale ne dépendra pas uniquement de leur mérite. Mais le lycée est une enclave juste à l’intérieur de la société. La lutte scolaire, comme la lutte sportive, ne connaît pas de privilège. La camaraderie scolaire est égale. L’émulation scolaire est une forme de l’égalité vraie, qui n’est pas l’uniformité, mais le développement entièrement libre des puissances individuelles. Voilà le sentiment, joint peut-être à quelque curiosité, à quelque avidité de l’esprit, qui m’a fait aimer le Collège.

Narbonne...

Et j’achèverai en vous disant d’un mot pourquoi j’aime Narbonne. J’aime Narbonne parce qu’elle m’a révélé un des plus beaux types de la nature et du caractère humain ; parce que votre lumière, digne de la Toscane ou de l’Ombrie, baigne à tous les points de l’horizon, des lignes âpres et nobles ; parce qu’ici, comme eût dit Stendhal, “ rien n’est plat ” : parce que le mélange heureux des sangs a produit chez vous une race ardente, fière, généreuse, capable de toutes les exaltations et de tous les dévouements. Vous m’avez appris, à moi homme du Nord, qui n’avais guère quitté ma ville, que la chaleur méridionale n’était pas, comme les moqueurs se l’imaginent, une agitation factice tenant à la loquacité, au geste, à l’accent, mais une ardeur vraie, dégagée par une vraie flamme - ardeur de passion et de raison - flamme du cœur et de l’intelligence. J’ai compris cela jusqu’au fond de moi-même. Pour être tout à fait des vôtres, il ne me manque aujourd’hui que l’accent. Peut-être me viendra-t-il un jour sans que je n’en doute, comme les premières dents poussent aux enfants. Acceptez cette profession de foi - qui est presque, comme vous le voyez, une déclaration d’amour et croyez-la désintéressée. Pardonnez-moi cette excuse est encore un rite d’avoir retardé l’heure où vous allez vous échapper d’ici, et soyez remerciés d’avoir ramené mon souvenir vers un temps paisible et heureux, mais déjà bien lointain, hélas ! celui où j’avais votre âge


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