Le travail à en perdre la vie… (Par Brigitte Font Le Bret, psychiatre)

dimanche 12 avril 2020.
 

Cet écrit est un appel au secours contre le déni 
à reconnaître que certaines formes d’organisation 
du travail rendent de plus en plus malade et tuent 
de plus en plus. Depuis plus de vingt ans, je reçois 
des salariés de France Télécom, et je mesure l’aggravation des symptômes qui me sont livrés dans l’intimité de mes consultations. Au début, les plaintes concernaient 
des douleurs de dos, de l’estomac… en lien avec l’anxiété que «  quelque chose était en train de changer  » 
dans l’entreprise. À ce jour, je constate de nouvelles formes d’expression de souffrance au travail.

Travailler à en perdre les cheveux par plaques, dans l’après-coup d’un changement radical, d’un poste technique 
à un poste commercial sans formation suffisante. Travailler à en perdre la voix, sur les centres d’appels, non par inflammation des cordes vocales mais parce qu’on 
ne supporte plus les scripts et les nombres d’appels 
par heure imposés, le système de la double écoute 
et le «  client mystère  ». Travailler à en perdre sa tension artérielle, une partie de ses cellules cardiaques par infarctus ou de ses cellules par accident vasculaire cérébral, pressurisé par des objectifs inatteignables ou par 
des injonctions paradoxales (de type faire bien et vite).

Travailler à en perdre ses repères moraux, le bien, le mal, quand on est obligé de vendre des produits à des familles qu’on sait endettées. Travailler à en perdre son self-control, et plaquer son chef ou un collègue contre le mur, tellement le collectif a été détruit par une politique managériale décidée pour apporter toujours plus de dividendes aux actionnaires. Travailler à en perdre la vie en se suicidant, 
non pas parce que c’est la mode ou la rentrée 
de septembre, ou qu’on est fragile, mais parce qu’on 
se trouve devant une impasse et qu’on ne peut plus supporter la dévalorisation, la peur de ne pas y arriver.

C’est mon métier de psychiatre qui me permet d’écrire tout cela, car notre formation nous permet de faire des diagnostics différentiels avec des pathologies psychiatriques classiques. Par contre, nous ne pouvons plus travailler seuls  : le point de vue médical devra être croisé avec celui de l’analyse de l’organisation du travail que pourront faire les salariés, les représentants syndicaux, les CHSCT 
et les cabinets d’expertise dignes de ce nom, et non ceux qui se contentent de faire de la gestion du stress.

Remettre l’humain au cœur de l’entreprise a été l’une 
des premières volontés du nouveau directeur, Stéphane Richard. Des efforts ont été faits, mais la lecture du contrat social proposé ne me semble pas répondre à l’attente 
de mes patients en souffrance. Comment remettre 
de l’humain au cœur de l’entreprise quand les instances médicales sont centralisées à Paris, rendant difficiles 
aux agents l’accès à leur dossier, leurs déplacements 
et ceux des personnes de confiance qui peuvent 
les représenter. Comment remettre de l’humain dans l’entreprise lorsque des patients âgés en moyenne 
de cinquante ans comptent les croix sur leur calendrier 
en jonglant entre leurs congés annuels, les RTT, les jours fériés, les arrêts maladie, pour ne pas arriver au couperet fatidique d’une retraite pour invalidité les privant de leur droit à une retraite à taux plein ? Comment reconnaître 
ces nouvelles pathologies du travail alors que les médecins agréés ne sont pas aidés dans leur mission par des experts formés à la psychopathologie du travail  ?

Nous espérons que la lecture de ce contrat social puisse faire émerger une parole vraie. Il faut que le collectif 
se remette en marche sans la peur de se voir mis à l’écart, que chaque salarié soit convaincu de son savoir, de sa valeur et de son utilité en lui faisant confiance dans les modalités opératoires dans l’exécution de son travail et qu’il puisse 
y mettre son empreinte et son inventivité, conditions pour que le travail puisse redevenir un puissant opérateur de santé. Pour conclure avec Jacques Derrida  : «  Je ne suis pas sûr d’avoir raison mais je suis sûr que cela doit être discuté.  »

(*) Auteur de Pendant qu’ils comptent les morts, La Tengo Éditions, 2010.

Brigitte Font Le Bret


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