L’Affaire Woerth, une crise de régime ? (par Gauche Unitaire)

lundi 2 août 2010.
 

Jean-Claude Casanova (entretien dans Le Monde du 11.07.2010) écarte la caractérisation de crise de régime qui selon lui suppose « l’interruption du fonctionnement régulier des institutions, comme en mai 1958 ou mai 1968 ». Telle n’est pas en effet la situation. Le gouvernement maintient inchangée sa réforme des retraites, qu’il compte imposer dès la rentrée à marche forcée, ainsi que l’ensemble de sa politique d’austérité, et Sarkozy reste maître du calendrier d’un remaniement gouvernemental à présent indispensable.

Situation qui s’explique aussi par le fait qu’aucune force en état de le faire n’envisage d’engager une offensive de déstabilisation du pouvoir. Les directions syndicales affirment ne pas être concernées par la crise politique (sauf de laisser dire qu’elles ne seraient pas mécontentes de continuer à négocier avec un ministre du Travail profondément affaibli), et font majoritairement le choix d’écarter l’exigence du retrait de la réforme, pour rester dans une logique de pression – via la mobilisation sociale – visant à en changer le contenu. Quant à la direction du Parti socialiste, elle se garde bien de jeter de l’huile sur le feu, n’affichant d’autre ambition que de recueillir les fruits d’un discrédit de Sarkozy assurant une alternance en 2012.

Sans doute les historiens du futur s’étonneront de constater que la bataille décisive fut menée par un journal électronique, Mediapart, accompagné du Point, du Canard enchaîné, de Marianne, dont la détermination (aidée par la grossièreté des attaques de la droite contre la presse) a entraîné la presse à enquêter, et à résister aux intimidations.

Donc pas de crise de régime, soit. Mais, du coup, peut-être plus grave : une crise progressive de décomposition politico-morale du système politique.

Le majordome et le Ministre

A l’origine, un faisceau d’éléments hétéroclites, assemblés par hasard, mais que la dynamique enclenchée va articuler entre eux.

Une affaire familiale d’abord, entre sordide et fascinant, façon drame bourgeois : la mère, la fille, l’aigrefin, et les autres… Toutes choses qui habituellement restent cachées au public. Car ce sont-là les mystères de l’accumulation des fortunes, de leur transmission et leur possible captation. Qu’est-ce qu’être milliardaire ? Comment le devient-on ? Voilà qui ne saurait intéresser le commun des mortels.

Loué donc soit ce personnage improbable du majordome qui une année durant a enregistré les conversations du salon Bettencourt, puis les a livrées à Mediapart et à la justice, livrant à la populace tous ces secrets…

Dont ce secret de Polichinelle que la fortune déploie ses cercles de famille élargie à la politique. Mais, cette fois, preuves matérielles à l’appui. Nul n’ignore la très ancienne tradition d’un patronat mécène des partis politiques (d’extrême-droite, des différents droites, et parfois malheureusement de gauche…). De ce point de vue la distribution des enveloppes dégage un certain parfum suranné, invitation à presque s’attendrir : cela se fait donc encore ainsi ! A l’heure de la finance omnipotente, de l’informatique… Mais aussi, plus récemment, l’heure du financement public des partis politiques (au demeurant fort substantiel pour les grands partis, l’UMP en tête de peloton !).

Et du coup, dans le rôle principal, le majordome se voit éclipsé par le Ministre. Cet incroyable Monsieur Woerth, si sérieux et propre sur lui. Hôte de ce salon Bettencourt, trésorier de l’UMP (et responsable de la campagne de 2007 qui devait conduire à l’élection présidentielle de Sarkozy), ministre du Budget (et, à ce titre, grand pourfendeur de la fraude fiscale, des paradis fiscaux et autres niches de confort…), maire de Chantilly, et aussi époux de Madame, salariée, fort généreusement, par Madame Bettencourt pour gérer ses avoirs… Et voici bouclée la boucle !

Son et lumières

Au-delà des individus et échappant aux hasards de la vie, ce sont certaines armatures du système qui se trouvent mises en pleine lumière. Et c’en est sidérant !

D’abord la démesure, celle de la richesse. Ces données, qui enfermées dans des statistiques paraissent évanescentes, prennent vie. Des dividendes mensuels de plusieurs dizaines de millions d’euros, une île privée, des cadeaux chiffrés en centaines de millions d’euros, un retour de bouclier de 30 millions d’euros, des comptes en Suisse de dizaines de millions d’euros, comme par inadvertance, oubliés… Tout cela, évalué en équivalents SMIC, permet d’appréhender combien les inégalités sociales sont abyssales (pour reprendre ce terme qu’affectionnent les commentateurs lorsqu’ils évoquent les déficits publics).

Ensuite la mesure de la consanguinité entre cette richesse et la politique du pouvoir en place. Sarkozy l’avait affichée sans vergogne (le Fouquet’s, etc…), mais l’étonnant Monsieur Woerth nous révèle ce que veut dire l’abstraite notion juridique de « conflit d’intérêts », aimable euphémisme pour parler de cet incroyable maillage entre intérêts privés et mission publique, concernant lui, son épouse, les siens… Dont l’UMP, donc Nicolas Sarkozy.

Et les questions tombent en cascade : Pourquoi la campagne de 2007 a-t-elle nécessité la mobilisation de telles sommes ? Pour ces généreux donateurs quels étaient les retours sur investissement promis ? Pourquoi l’acharnement du nouveau régime à domestiquer la justice et à mettre la main sur tous les grands médias ?

Et, pour ne pas céder à un excès de personnalisation, qu’est-ce que ce phénomène des micros partis (dont celui de Monsieur Woerth) qui semble généralisé à droite ?

Une question trou noir

Que l’argent soit nécessaire à la politique, et qu’en retour la politique sache se rendre utile à l’argent, voici une logique connue, aussi vieille que la droite. Mais de l’Affaire sourd une inédite et terrible question. N’en serait-on point venu à ce qu’une certaine politique se fonde avec l’argent ? Pour n’être plus que l’instrument de l’enrichissement. Celui des riches et celui d’un personnel politique d’un nouveau type qui, à l’abri de son arrogance, se constitue en une caste étrangère à toute idée d’intérêt général et ne connaît que ses propres intérêts avidement défendus avec un grand savoir faire.

D’où une question qui s’insinue « Qui est Sarkozy ? », et une autre, en miroir, qui est le tireur embusqué évoqué par Le Figaro (1). Seule est sûre la gravité de la situation. Elle explique pourquoi la réaction première du pouvoir fut hystérique : la dénonciation d’un complot ourdi par le PS (!), l’accusation portée contre les journalistes faisant sérieusement leur travail d’user de méthodes fascistes (!)… Et ce avant même de bricoler une tactique défensive, qui fut de faire bloc autour de l’honnête ministre Woerth, et la montée en première ligne de Sarkozy pour dénoncer le ridicule de la fable de lui-même empochant des enveloppes à l’occasion de dîners en ville (quitte à se revendiquer du témoignage du majordome espion, à l’origine de toute cette histoire !). Ridicule en effet, lorsqu’on peut décider d’augmenter son salaire de 170% ou de s’offrir aux frais de la République un jet de 180 millions d’euros !

Une grande peur

Celle qui gagne à droite, menaçant celle-ci de dissociation pure et simple.

Et aussi peur de ce qu’ils appellent populisme. Au-delà des polémiques imbéciles d’une certaine droite, se trouve ainsi désignée sa peur que le ciel lui tombe sur la tête. Tant d’affaires méprisables et de révélations scandaleuses peuvent en effet allumer une grande colère populaire qui, faute de réelle perspective politique, s’abandonne à un ressentiment rageur, exigeant le nettoyage des écuries d’Augias…

Situation d’urgence pour une gauche dont on attend qu’elle apporte des réponses à ce discrédit du pouvoir qui entache tout le système. D’abord de relayer l’exigence de la nomination de juges indépendants pour instruire l’Affaire, afin de susciter un mouvement d’opinion qui impose effectivement ce minimum de droit. Surtout, de la gauche doit se lever l’impératif de stopper cette politique qui, au service de l’argent, piétine l’intérêt général, de proposer les révolutions démocratiques qui permettrait de restaurer un Etat de droit, l’indépendance de la justice, l’indépendance des moyens d’information, le respect de la souveraineté populaire… Ce qui veut dire en finir avec la Vème République sarkozysée. Et cela dès la rentrée parlementaire et sociale.

La sortie ?

Quel sens va prendre le remaniement gouvernemental prévu, lorsque Sarkozy soi-même est au cœur de toutes les mises en cause ? Certains journalistes – puisque cet été il semble qu’on soit tenté de laisser à eux seuls le soin de faire de la politique -, s’interrogent sur le fait de savoir si, au final, l’Affaire profitera à Marine ou à Eva, ou encore à Martine… Jean-François Kahn propose une alternative plus intéressante : « Dans l’intérêt du pays, on ne voit que deux solutions possibles. Soit que Nicolas Sarkozy annonce qu’il ne se représentera pas en 2012 […]. Soit qu’il dissolve l’Assemblée nationale et confie à un prochain gouvernement issu des urnes le soin de remettre le pays à flot. » (2) La première hypothèse, selon lui, permettrait de mener à bien la politique engagée. La seconde donnerait la parole au peuple quant à cette politique. Le bon choix nous paraît s’imposer clairement !

Notes :

(1) Cf. Paul-Henri Limbert, éditorial du Figaro du 7 juillet 2010 : « Pour la première fois depuis son élection, le chef de l’Etat subit les événements. Mais, pour la première fois aussi, il réalise qu’il est au cœur de la cible. Le mystérieux chasseur n’a pas de preuves mais il a un fusil. Et, visiblement, il sait s’en servir. Désormais il a braqué son arme sur le chef de l’Etat ».

(2) Bloc-notes de Jean-François Kahn, Marianne n° 690, du 10 au 16 juillet 2010.


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