Mai 2010 Lucien Sève quitte le PCF pour faire vivre un communisme du XXIe siècle

jeudi 26 mars 2020.
 

Que faire maintenant ?

Dix thèses non conformes d’un communiste sans carte

J’ai adhéré au Parti communiste français en 1950, j’ai été trente-trois ans membre de son Comité central (1961-1994) – à elle seule cette durée condamne un mode d’organisation politique –, j’ai levé le drapeau de la refondation communiste en 1984, j’ai décidé en avril 2010, au bout d’un quart de siècle de batailles tous terrains non sans effets mais sans succès marquant, de quitter ce parti qui aura été le mien durant soixante ans, ayant perdu tout espoir en sa capacité interne de transformation, et me faisant grief à moi-même de contribuer à accréditer le contraire en y restant. A moins qu’on me tienne pour sénile, pareil curriculum doit vouloir dire quelque chose de fort.

J’ai essayé de l’expliciter dans plusieurs textes, l’un que j’ai signé avec nombre de partants comme moi, un autre corédigé avec Roger Martelli, et une lettre personnelle adressée à des correspondants interrogatifs. Mais bien que soit de haute importance le retour exigeant sur les raisons qui ont poussé des centaines de milliers de communistes et en poussent aujourd’hui encore à quitter ce parti – retour que n’a jamais vraiment entrepris sa direction, manquement injustifiable –, le plus important est dans l’interrogation prospective corollaire : partir pour où, partir pour quoi, si du moins, comme c’est mon cas et celui de tant d’autres, on quitte le PCF non parce qu’on ne se sent plus communiste mais au contraire parce qu’on constate qu’à y rester on ne peut pas l’être pleinement et inventivement comme l’exige de façon criante l’état présent des choses et du monde.

Nombre de mes correspondants me demandent à bon droit : tu proposes quoi ? A cette demande, on est bien entendu enclin à répondre que nul individu n’est tant soit peu en mesure d’élaborer isolément toute une politique pertinente, sauf niaise prétention qui d’avance disqualifierait son propos. Mais la plus légitime des modesties se convertirait en la plus coupable des irresponsabilités si elle conduisait à se dérober devant cette requête irrécusable : puisque tu te juges capable de statuer que le PCF n’est plus sauvable comme tel, consens à nous dire, pour ce que ça peut valoir, comment quant à toi tu te représentes ce que devrait être et faire une force communiste organisée efficace dans le présent et potentiellement riche d’avenir. J’accepte le défi. Plein d’interrogations sur ce que je vais avancer, mais en toute conviction du moins quant à son sens général, j’entreprends ici de dire pour où je pars et où je compte me retrouver demain avec ceux et celles qui pour de bon sont communistes.

* * *

1. Pour se donner quelque chance de faire vivre un « communisme du XXIe siècle », il y a un préalable impératif : tâcher de comprendre pourquoi celui du XXe siècle est entré à peu près partout en agonie. Or dès ce premier point le cas du PCF s’avère dramatique : il a cessé de s’interroger sur son histoire. A la question élémentaire : comment expliquer que le parti soit tombé à 1,93% lors de la présidentielle de 2007 ?, la direction n’a jamais apporté l’explication approfondie qu’exige pareille déroute. Si je ne sais pas clairement ce qui me tue, quel espoir ai-je de survivre ? La première des dix thèses annoncées est donc celle-ci : dans l’ordre du travail de pensée, rien n’urge plus que de se demander avec une exigence chirurgicale pourquoi en somme cette descente aux enfers que rien n’arrête depuis trente ans – ce que confirme encore le résultat d’ensemble des récentes élections régionales sérieusement analysé – bien que les successives directions aient passé leur temps à annoncer la prochaine remontée.

Une telle recherche n’a pas à être sommaire – sont par exemple à considérer des faits partiels de sens contraire : adhésions de jeunes, audience électorale en hausse dans telle ville ou région, utiles travaux d’intellectuel-le-s – mais elle se doit de bannir toute complaisance quant à l’essentiel, regardant froidement comme ils sont les rapports du parti à la réalité sociale en même temps que son étiage électoral, son état d’organisation, sa crédibilité politique, son audience culturelle, son image globale. Je considère pour ma part que tous ces clignotants sont au rouge, ce qui traduit une fondamentale crise historique à laquelle je vois trois composantes : carence stratégique, paralysie organisationnelle, allergie au pluralisme – et comme souvent, trois sont quatre : en fin de compte, sous ces trois drames mortifères, un facteur commun – sous-activité intellectuelle.

2. Je dis en premier, parce que c’est à tous égards déterminant : carence stratégique, en entendant par stratégie non pas le seul chemin mais aussi le but, donc l’ensemble de la visée.

En 1976, à son 22e Congrès, le PCF décidait d’« abandonner la dictature du prolétariat » comme voie d’accès au « socialisme pour la France ». Décision double sous son allure simple : d’une part était ainsi confirmé, sans débat, que l’objectif du parti était « le socialisme », censé conduire au communisme – transition à laquelle la longue histoire de l’URSS ou de tout autre pays socialiste n’a pas même apporté un début de vérification historique, ce qui devrait troubler tout marxiste –, et d’autre part, novation majeure quoique tardive, était rejetée la voie de la conquête révolutionnaire-violente du pouvoir : le passage au socialisme, insistait-on, ne peut se faire sans grandes luttes, mais chaque avancée devra être démocratiquement acquise par un vote majoritaire. Les luttes sociales qu’on avait en vue devaient construire offensivement les bases de ce qu’on mettait sous le mot socialisme – en tout premier : des nationalisations industrielles et bancaires étendues –, mais pareille perspective n’a jamais atteint à l’hégémonie culturelle nécessaire (la crise mortelle des pays socialistes aurait dû obliger à une profonde interrogation critique sur l’idée même de « socialisme pour la France », interrogation qui elle non plus n’a pas été poussée).

C’est le néolibéralisme qui a conquis les esprits, y compris au Parti socialiste, de sorte que dans un rapport des forces extrêmement dégradé il n’est plus resté au PCF en fait de stratégie réelle que l’animation de luttes défensives (contre le démantèlement de la Sécu, le traité de Maastricht, le CPE…), luttes indispensables mais d’évidence insuffisantes, et les batailles électorales (au Conseil national du 16 avril encore, le rapport sur les « pistes de travail » recense tout à fait dans cet esprit « deux défis » : 1. « Faire grandir les résistances » ; 2. « 2012 »). Dès les années quatre-vingt toute la vie du parti, du quotidien des cellules à la solennité des congrès, se met à tourner autour du calendrier électoral. La stratégie manifeste du PCF est depuis plus d’un quart de siècle à massive dominante électorale, et cela alors que les terribles expériences des milieux populaires et de la jeunesse leur ont de plus en plus rendu évident que, les choses étant ce qu’elles sont, rien de sérieux ne change ni ne pourra changer ainsi.

Avec sa politique effective le PCF, perçu comme formation électoraliste parmi d’autres mais sans chance d’arriver au pouvoir, ne peut donc plus faire la preuve populaire qu’il ouvre un avenir crédible. Il peut encore, si on s’y prend bien, se montrer utile à l’échelle locale, voire régionale ; la très nécessaire campagne nationale qui s’engage contre la mise à mal des retraites pourra peut-être éviter une nouvelle baisse de son faible score aux prochaines élections législatives ; mais qui croit encore qu’avec lui va « changer le monde » ? Là s’enracine l’implacable décadence historique du parti : elle tient à mon sens à une fondamentale carence de pensée innovante en matière de stratégie. Dans sa double teneur : le but (« le socialisme ») et le chemin (l’enlisement électoral).

3. Je dis ensuite paralysie organisationnelle, qui n’est au fond que le corollaire de ce qui précède, mais corollaire en lui-même mortel, car il rend impossible le vitalement nécessaire renouveau stratégique. Il est aujourd’hui de mode au PCF de récuser toute mise en cause de la « forme-parti » comme si elle signifiait niaisement refus d’organisation ; on se dispense ainsi de réfléchir autant qu’elle l’exige à cette question cruciale. L’actuel mode d’organisation et de vie du parti est l’héritier très affadi mais bien reconnaissable du modèle conçu par Lénine et révisé par la IIIe Internationale. Modèle des plus robuste qui assurait la cohérence entre visée stratégique et pratique organisationnelle en des pays encore peu avancés dans la voie capitaliste.

Le but étant la conquête révolutionnaire-violente du pouvoir pour engager par en haut la construction du socialisme, le parti devait être l’instrument de la guerre de classe, un état-major indiscuté y dirigeant des militants disciplinés. L’essence de ce type d’organisation est sa structure verticale (il y a un sommet qui dirige et une base qui exécute), qui passe pour exigée aussi bien par les sévères réalités de la lutte que par la rareté des hautes capacités politiques, quoi qu’en dise le démagogue basiste.

Lénine avait compris que seule fonctionne bien une discipline fondée sur la conviction librement acquise, de sorte que dans le parti qui fit la révolution d’Octobre 17 s’entretissaient vraie démocratie de congrès et autorité admise de la direction. Avec les terribles contraintes de la guerre civile puis le cynisme fruste de Staline, n’est resté en fait que le diktat du sommet. Dans des pays de tout autre développement comme le nôtre, où s’imposaient d’autres rapports, on a introduit maints éléments de démocratie dans le système, on s’est même flatté au 28e Congrès en 1994 d’en finir avec le centralisme, mais la structure fondamentale n’a en rien changé : il y a toujours un sommet qui dirige et une base qui exécute (avec de plus en plus de problèmes…). Et elle ne peut pas changer pour de vrai, car ce mode d’organisation répond seul à la sorte de stratégie mise en oeuvre, dont rien n’annonce le dépassement : si, acceptant de s’inscrire pour l’essentiel dans les normes de la politique institutionnelle, c’est-à-dire de la domination bourgeoise, on centre de fait toute l’activité du parti sur les élections nationales, on a alors réellement besoin d’une organisation verticale avec un sommet qui dirige (c’est-à-dire décide du plan de bataille, arrête le programme, choisit les candidats marquants, négocie avec les partenaires, oriente la propagande, etc.), et les « formes démocratiques » qu’on prétend y mettre (par exemple la triste comédie du « débat démocratique » sur un choix déjà mis en oeuvre de longue date par la direction) deviennent des insultes à l’intelligence militante. Ainsi les communistes sont-ils prisonniers d’un système organisé au rebours même du communisme, et contreproductif par construction en tant qu’instrument supposé d’émancipation.

Stratégie et organisation sont pour l’essentiel une seule et même chose considérée sous deux angles : dès lors qu’il y a carence stratégique, il y a paralysie organisationnelle, et réciproquement. Le parti meurt ainsi deux fois.

4. Je dis encore allergie au pluralisme, qui hélas marque aussi bien la politique unitaire du parti que l’attitude de la direction envers qui la conteste. L’ouverture vraie au pluralisme a bien sûr une condition : la confiance en soi que nourrit le succès de l’action étayé sur la vitalité de pensée, de sorte qu’accepter d’apprendre des autres ne fait pas redouter de se perdre soimême. Pour ce qui est de la vitalité de pensée, on y viendra au point suivant.

Quant au succès de l’action, les dernières décennies ont vu l’audience nationale du parti baisser à un tel point – se rappelle-t-on que Jacques Duclos avait obtenu plus de 21% des voix au premier tour de l’élection présidentielle en 1969 ? – que toute la nécessaire politique d’union est marquée par la peur paralysante d’y disparaître. Avoir perdu dans les années 70-80 la compétition avec François Mitterrand et le Parti socialiste a ancré chez les dirigeants communistes la hantise du partenaire qu’on aide à grandir et qui vous marginalise, comme s’il y avait le moindre espoir de remontée dans la crispation sectaire – le 1,93% de 2007, catastrophe politique prévue que rien pourtant n’a pu prévenir, en est la preuve définitive.

Nécessité absolue faisant loi, l’actuel Front de gauche va bien sûr en meilleur sens, mais l’histoire vraie des élections régionales, dont les communistes contestataires ont eu une fois de plus la très directe expérience, montre que rien n’a disparu des mauvais réflexes. Quant à l’attitude envers qui ne pense pas comme la direction, alors même qu’on allait répétant « la diversité est une richesse », vingt-cinq ans d’expérience refondatrice m’autorisent à dire, évitons tout mot violent, qu’elle n’a guère cessé d’être consternante. Lorsqu’on a des doutes fondés sur les choix et pratiques de la direction et des contre-propositions dérangeantes à faire valoir, on est rarement écouté, jamais entendu, mais de maintes manières – chose que je n’avais pas perçue avant d’en être venu là – combattu comme un ennemi de l’intérieur. Si ce qui précède semble excessif, qu’on ait le courage d’organiser l’audition de quelques-un-e-s parmi des dizaines de milliers qui s’en sont allé-e-s, y compris tout récemment.

Un tel système se rend lui-même sourd et aveugle ; quelle chance a-t-il alors de perdurer ? On ne manquera pas de faire valoir que, devant notre départ annoncé, on a des mots aimables pour nous dire de rester. J’en prends d’autant mieux acte que ce départ ne se fait pas contre des camarades mais contre le système dont je considère qu’euxmêmes sont en un sens victimes. Mais tout de même, mesure-t-on quelle crédulité on attend de ceux à qui on dit : ne partez pas, nous sommes sur le point de changer vraiment ? C’est ce qu’on me disait déjà lorsque j’ai quitté le Comité central au 28e Congrès, il y a seize ans : tout allait changer vraiment dans la vie du parti, on « abandonnait le centralisme démocratique »…

Pour être aujourd’hui crédible en la matière, à tout le moins faudrait-il avoir largement engagé la critique de ce qui est et la prospective de ce qui doit être ; or on ne voit ni vraie amorce d’autocritique ni vraie ébauche de théorisation, au sens exigeant du mot. Au contraire : le congrès d’étape de mi-juin devant « renouveler la direction », il est bien clair que la question cardinale recouverte par l’idée même de direction ne sera pas posée. Rien de décisif par conséquent ne pourra changer.

5. J’ai dit enfin qu’à mes yeux le facteur commun à ces trois drames mortels est la sousactivité intellectuelle du parti. Il s’agit là de bien autre chose qu’une prétentieuse querelle d’intello à la direction ; c’est la capitale question du travail de connaissance et de pensée qu’exige des communistes la réflexion sur les drames inépuisés du siècle dernier, les menaces sans pareilles qui s’annoncent en celui-ci, et en même temps les possibles de tous ordres qui s’esquissent pour un dépassement du capitalisme. Or, sans vouloir noircir, peut-on ne pas constater le profond reflux de ce travail de pensée sous ses multiples formes au fil des ans ?

Un exemple seulement, mais central : la question stratégique décisive des rapports entre socialisme et communisme. Il a fallu les plus grands efforts depuis plus de vingt ans pour que les communistes se réhabituent à l’idée de communisme totalement occultée sous celle de socialisme, qu’elle cesse d’être renvoyée à « l’idéal », autrement dit à ce qui n’arrivera jamais, pour reprendre son statut de visée historique concrète, que soient évoquées les raisons profondes pour lesquelles Marx était non pas socialiste mais communiste, que commence à apparaître ce qui dans l’idée de socialisme donne à comprendre que sous ses deux formes – social-autocrate et social-démocrate – il ait été disqualifié par l’histoire du siècle dernier, et comment s’impose d’élaborer aujourd’hui une visée proprement communiste de dépassement du capitalisme – acquis à mon sens capitaux, néanmoins contestés encore par certains et appelant d’autant plus entre communistes débats, recherches, appropriation critique.

Et voici que le Mouvement des jeunes communistes adopte un texte d’orientation (l’Humanité du 19 avril) qui fixe pour objectif la construction d’un « socialisme du XXIe siècle » comme « phase transitoire » vers « une société d’émancipation individuelle et collective » (ce que ne serait donc pas le « socialisme » ?) qu’on évite de nommer communisme… Gravement coupables sont ceux qui ont mis dans la tête des jeunes communistes d’aujourd’hui cette idée historiquement indéfendable (jamais nulle part « le socialisme » n’a été ni d’ailleurs ne pouvait être une transition au communisme, pour des raisons flagrantes que je n’ai pas la place de réexposer ici) et stratégiquement nocive (l’urgence est d’avancer vers l’appropriation des avoirs, savoirs et pouvoirs par les travailleurs et citoyens eux-mêmes, surtout pas vers quelque confiscation étatique baptisée socialiste).

Ainsi non seulement le travail de pensée sur une question de cette importance n’a pas avancé mais il régresse. Ne doit-on pas hélas généraliser ? Je n’ignore certes pas que le parti n’a plus le vaste ensemble de moyens – centres de recherche, revues, éditions… – dont il disposait dans les années 70. Mais peut-on imputer au manque de moyens la disparition des sessions thématiques de bon niveau que tenait le CC, l’abandon en tant de domaines du travail théorique et historique, l’absence désastreuse dans la plupart des grands débats d’idées ? Le décalage devient spectaculaire entre le foisonnement actuel du travail sur et avec Marx et la minceur théorique des débats du Conseil national, à en juger par les comptes rendus qu’en publie Communistes – cette lecture pour moi très déprimante n’est pas pour peu dans ma décision de départ. Au niveau de sous-activité intellectuelle où m’apparaît globalement le PCF, je ne vois pas comment il pourrait mieux résoudre ses criants problèmes stratégiques, organisationnels et unitaires.

6. Me voici au pied du mur : alors selon moi que faire maintenant ? La réponse n’est-elle pas largement dessinée en creux dans ce qui précède ? Le Parti communiste meurt d’être bien trop peu communiste. Et si on essayait enfin de faire au quotidien de la politique communiste au fort sens marxien du mot ? Ce qui veut dire concrètement quoi ? Prendre au sérieux la thèse stratégique fondamentale de Marx : « L’émancipation des travailleurs sera l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes. » Thèse trop avant-gardiste peut-être en l’état où était au XIXe siècle, même dans les pays les plus avancés, le développement des forces productives et de la culture populaire, ce qui a conduit à la révolution par en haut et au parti vertical du feu « socialisme scientifique », dont la défaite historique est consommée ; mais thèse bien davantage de plainpied avec l’état présent des choses et des personnes, sans vouloir l’enjoliver.

Car en même temps que fait rage le pire capitalisme, son dépassement a déjà de longue date commencé dans des foules d’initiatives de pertinence et efficacité variables où le plus souvent hélas le PCF n’est pour rien (des militants s’y investissent individuellement, mais que fait le parti pour les épauler ?), de l’essor de l’économie sociale à la critique des médias, de la bioéthique au commerce équitable, des solidarités courtes à la revalorisation de l’« idée » communiste, et cent autres choses. En un tout autre sens que Lénine nous aussi pouvons dire en effet : la crise est mûre. Dans tous les domaines se multiplient les choses qui ne peuvent plus durer, et partout des forces modestes tentent de s’y attaquer : mêlons-nous-en ! Et ajoutons-y notre propre liste des choses qui ne peuvent plus durer, du management toyotiste d’entreprise au grossissement de ce qu’une juriste réputée appelle « l’Etat de police ». Mais pas à la vieille façon d’un parti qui pense par-dessus tout aux élections prochaines, croit traiter les problèmes par des campagnes de sommet dont l’une chasse l’autre et s’imagine être sur le terrain en distribuant des tracts à la Défense.

A la façon neuve de militants politiques du changement social qui s’accrochent avec acharnement à tel ou tel chantier de transformation bien choisi – concrètement utile pour des personnes et fondamentalement subversif pour le capital –, ne le lâchent plus, y investissent le meilleur de leur culture marxienne tout en apprenant des autres, y font leurs classes, marquent des points, essuient des revers, commencent à enraciner une image neuve du communisme en acte – ici est à bien entendre la leçon des élus de terrain qui réussissent.

Il s’agit en somme d’opérer un fondamental déplacement du centre de gravité de l’action communiste, en substituant carrément au primat de la politique institutionnelle celui de ce que j’appellerai la politique sociale – l’engagement au comptant de l’appropriation sociale par les salariés et citoyens associés, et ce n’est rien d’autre que cela, le communisme : hommes et femmes ressaisissant ensemble les puissances sociales, matérielles et spirituelles, qu’ils créent en vérité eux-mêmes mais que la société de classe métamorphose en forces aveugles qui les subjuguent et les écrasent – en termes savants, ça s’appelle l’aliénation.

Faire de la politique communiste au quotidien, donc. Le contraire même de la voie de la facilité : retour direct à la lutte de classes tous terrains, face à un adversaire dont la puissance multiforme est écrasante – mais qui en même temps offre des fragilités saisissantes. Le contraire même de la solution de confort : remise en cause radicale de toute la façon dominante, au PCF comme ailleurs, de faire de la politique – mais à un moment où la grande majorité des communistes, y compris, je suis prêt à le parier, parmi ceux qui restent au parti, sentent intensément qu’il va dans le mur.

Ce sera malaisé – qui peut croire aujourd’hui en une issue aisée ? –, mais exaltant : a-t-on assez discouru sur le « communisme du XXIe siècle à inventer » ? Eh bien nous y sommes : montrons si nous sommes à nouveau capables de cette vraie invention stratégique et culturelle qui fit jadis le Front populaire, formule qu’on reprend hors de contexte aujourd’hui plutôt que de concevoir celle qui répondra à nos données et visées présentes.

7. A peine a-t-on cependant esquissé cette nouvelle perspective qu’affluent les interrogations légitimes – une réflexion stratégique se met en marche. Pour faire court, n’en mentionnons que trois. Comment s’imaginer qu’on va s’approprier socialement quoi que ce soit qui compte quand le capital a tout en mains ? N’est-ce pas utopie de croire qu’on fera bouger tant soit peu le système global par le simple combat local ? Et déplacer le centre de gravité à la base, n’est-ce pas en fait déserter le combat au sommet, y compris l’élection présidentielle, et l’adversaire peut-il rien souhaiter de mieux ?

On ne va pas au fond de grandes questions stratégiques en quelques lignes et à soi tout seul. Mais là non plus je ne me déroberai pas. Comment engager des appropriations sociales dans un monde dominé par la propriété privée ? Objection-type du nostalgique de la révolution par en haut : rien ne changera tant qu’on n’aura pas d’abord conquis le pouvoir… C’est justement son long enfermement dans cette vue stratégique que le PCF paie d’un prix exorbitant. La réponse a été donnée par tous ces mouvements qui n’ont pas attendu la révolution pour révolutionner les choses (certes, pas tout à fait à la manière marxiste, mais à qui la faute ?), du féminisme à l’écologie. Le cas des Verts ne doit-il pas nous faire beaucoup réfléchir ?

Quelle chance semblait-il y avoir il y a seulement vingt ans de convaincre à l’échelle mondiale qu’à vivre comme nous vivons la planète Terre court à sa perte, et nous avec ? Ils se sont accrochés avec une constance exemplaire au terrain – le terrain, ce n’est pas qu’en bas, quoique « en bas » soit indispensable, c’est en même temps « en haut », dans les grands choix de politique économique ou les grands débats d’idées –, et ils ont réussi l’improbable, non sans lourde équivoque, certes, ce qui leur a bien facilité les choses, mais en donnant quand même à tous une forte leçon d’ambition stratégique. Je dis qu’il nous faut former et pratiquer une ambition de cette sorte autour du dépassement communiste du capitalisme, et qu’à moins de cela nous ne serions absolument pas à la hauteur des périls et des possibles du nouveau siècle. Je dis qu’au lieu de « campagnes nationales » décidées au sommet (en vérité sommet d’une taupinière), oubliées en peu de mois et dont jamais n’est même fait le bilan critique, il faut que toute la vie de la formation communiste soit en permanence structurée par les batailles appropriatives de long souffle menées sur des foules de terrains divers par des collectifs locaux durables et formant peu à peu maillage général.

Mais comment faire bouger l’énorme global par un combat modestement local ?

Présentation fallacieuse des choses. Passer du primat de la politique institutionnelle à celui de la « politique sociale » n’est en rien faire voeu de s’enfermer dans le basisme. Bien entendu il faut parvenir à un tout autre rapport des forces global ouvrant la voie aux indispensables transformations par en haut – mesures juridiques, conquêtes législatives, politiques gouvernementales… Mais comment donc atteindre à pareil rapport des forces ? La consternante situation d’aujourd’hui ne montre-t-elle pas à suffisance que nous en rend incapables la stratégie présente ? Un exemple : grâce aux travaux de Paul Boccara, le parti dispose depuis bien des années d’un projet de transformation sociale dont l’inspiration communiste est de haute portée : la sécurité d’emploi et formation pour tous. Comment comprendre qu’un projet si fort n’ait toujours pas une audience plus forte ?

Une idée comme celle-là fait typiquement partie de celles dont Marx dit qu’elle deviennent des forces matérielles quand elles s’emparent des masses. Mais quelle campagne de sommet, forcément bien confidentielle en l’état actuel de l’audience du parti, pourrait faire qu’elle s’empare des masses ? Supposons au contraire que des organisations communistes de terrain se soient depuis des années consacrées entièrement avec esprit de suite à mettre pareil projet en partage avec les salariés de telle entreprise et tel service, avec à la clef nombre d’initiatives concrètes, voire de premiers succès partiels : je mets en fait que la proposition, portée par eux, serait aujourd’hui une force difficilement contournable sur le plan national. Or il y a par vingtaines des objectifs de tranformation sociale profonde qu’il importe au premier chef de traiter ainsi avec esprit de suite et ambition croissante, de la conquête du droit d’intervention des salariés dans la gestion au révolutionnement du scandaleux contenu des informations télévisées, en passant par tous les domaines de la vie sociale, relationnelle, intellectuelle.

Je pense que ce qui précède esquisse aussi réponse à la troisième question. Risque de négliger les grands batailles électorales ? N’est-ce pas bien plutôt à trop vouloir ne pas les manquer qu’on les a manquées depuis tant d’années ? Commençons à rendre éclatante, sur le terrain et au jour le jour, l’utilité nationale spécifique d’une organisation communiste digne de ce nom, je garantis que même l’élection présidentielle – tant que nous n’aurons pas pu faire changer la Constitution – cessera d’être pour elle un épouvantail.

8. D’évidence, pareille mutation de stratégie n’est concevable qu’accolée à un changement fondamental du mode d’organisation. C’est le deuxième volet capital de la révolution du communisme qu’il est archi-urgent d’engager. Et pour commencer sur ce sujet, tordons-le cou à une objection éculée : mettre en cause dans son principe la forme de l’actuel parti communiste dans le sens où on le fait ici est le contraire même d’un projet liquidateur ; peuton même faire observer que ce qui est en train de liquider sous nos yeux l’organisation communiste est justement cette forme-là ? Ce qui est à l’ordre du jour, c’est précisément une vigoureuse relance de l’invention organisatrice.

Déplacer résolument le centre de gravité de l’activité communiste sur les terrains de la transformation sociale exige en tout premier une forme correspondante d’organisation de terrain. Dans le système hérité de la IIIe Internationale, l’organisation de base – appellation caractéristique d’un parti vertical – est la cellule. Sa force est d’être locale (tel quartier, telle entreprise) : elle assure, si du moins elle est vivante, un enracinement populaire à l’action communiste ; sa faiblesse rédhibitoire est d’être généraliste : ayant à porter toute la politique du parti, elle ne peut sauf cas d’espèce atteindre à la haute expérience et compétence sur rien.

Ce qui n’est aucunement fortuit : elle a été conçue non pas du tout pour élaborer mais pour appliquer la ligne conçue et décidée en haut. La cellule est ce qui rive le PCF à une politique de sommet, jadis tournée vers la révolution par en haut, aujourd’hui vers l’obsession des élections nationales, image même de ce qui ne fonctionne plus et dont la plupart ne veulent plus. Avec une structure de base vouée par construction à l’application indifférenciée de politiques conçues et décidées loin au-dessus d’elle, comment espérer avoir de façon suivie des batailles concrètement efficaces, déployer partout une initiative militante de haut niveau, rendre à nouveau la politique excitante pour les jeunes, former en nombre des personnalités communistes rayonnantes ?

La nouvelle stratégie ici esquissée exige tout autre chose : la formation tous azimuts de collectifs thématiques d’initiative, enracinés dans un territoire géographique ou sociologique à l’échelle d’une section, constitués par choix militant volontaire, se consacrant dans la durée à une bataille transformatrice à la fois importante et précise, et entièrement maîtres de leur activité – orientation, contenus, études, objectifs, modalités. Le ruineux clivage entre base et sommet est ici dépassé : les collectifs thématiques d’initiative sont à la fois base et sommet, ils exécutent ce qu’ils élaborent et décident eux8 mêmes, tirent leçon de leurs succès et échecs et deviennent plus performants en apprenant. A la verticalité du parti à l’ancienne se substitue l’horizontalité d’une formation politique de transformation sociale de nouveau type.

De quoi pareils collectifs ont-ils en effet l’évident besoin ? Non pas de directions prétendant leur dire abstraitement d’en haut quoi et comment faire, mais d’aides efficaces et qualifiées. Ces aides, ils les cherchent en premier dans la communication horizontale avec les collectifs communistes homologues qui à travers le pays (demain peut-être par-delà les frontières…) mènent bataille transformatrice sur le même objectif : échange d’informations et d’expériences, croisement des interrogations, mise en commun de ressources intellectuelles, élaboration d’initiatives communes à l’échelle régionale et nationale… De vrais réseaux thématiques émergent, interviennent avec l’autorité acquise dans les affrontements d’idées et débats institutionnels, donnent corps à l’ambition de dépassement communiste du capitalisme.

Se développant, ces échanges réclament eux-mêmes une organisation supérieure, laquelle ne renvoie aucunement à une verticalité (la prise d’initiative responsable par tous rendra patent ce qu’a d’archaïque l’idée de direction) mais à une centralité, lieu d’incessante activité centralisante-décentralisante. On aura ainsi des conseils thématiques centraux, forme révolutionnée des anciennes sections de travail du PCF, et un conseil national élu en congrès permettant de former la nécessaire vue critique d’ensemble – à l’exclusion catégorique de tout exécutif, dont le retour porterait contradiction frontale à tout l’esprit de cette formation inédite. Dans mon imaginaire personnel, cette nouvelle organisation politique de transformation sociale, esquissée il y a des années, s’appelle Initiative communiste…

9. Ici aussi, bien entendu, surgissent d’emblée avec véhémence maintes questions en forme d’objections, auxquelles il va de soi que les seules réponses probantes seront celles de l’expérimentation collective. Mais ce n’est pas perdre son temps que commencer à les explorer en pensée. Je me borne ici à trois questions criantes : comment croire, sauf total utopisme, que puisse tant soit peu fonctionner et a fortiori réussir dans la société telle qu’elle est une formation politique sans direction ? Très concrètement par exemple, comment y régler les divergences de vue qui naissent sans cesse de la complexité des problèmes et de la diversité des avis ? Plus encore, comment ne pas voir la structurelle incapacité de pareil système hypothétique à affronter les exigences de la politique nationale comme telle, alors qu’on affirme ne vouloir négliger en rien des tâches comme celles de l’élection présidentielle, du travail parlementaire ou des relations avec les partenaires en France et dans le monde ?

Si vraiment des communistes peuvent juger impensable une formation politique opératoire sans direction, cela donne une idée crue de ce qu’on a appelé plus haut sous-activité intellectuelle. Oui ou non, est-on d’accord avec la thèse de Marx : « L’émancipation des travailleurs sera l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes » ? Le fait est que dans toute sa pratique le mouvement historique qui s’est intitulé communiste n’en a pas cru Marx : il a pris à tâche de réaliser lui-même l’émancipation des travailleurs. C’est très exactement cela qui a fait une fracassante faillite à la fin du siècle dernier ; et c’est cela même qui fait le fond de l’essentielle différence entre socialisme et communisme. Ne comprend-on pas qu’il est décisif d’en tirer l’entière leçon ?

Qu’un parti qui se veut celui de l’émancipation générale soit luimême construit sur le refus de l’émancipation militante – la vie militante aurait besoin d’être dirigée d’en haut – fait partie de ces aberrations avec lesquelles on ne peut plus pactiser une fois qu’on en a vraiment pris conscience. Ne faut-il pas voir enfin en face à quel point de profondeur la culture de direction communiste est hantée à son corps défendant par de vieux stéréotypes de classe, et cela alors même qu’en principe le parti se prononce pour la prise en main de la gestion économico-sociale par les travailleurs ? Son mode même d’organisation montre à tous qu’il n’y croit pas vraiment. N’y croyant pas vraiment, il ne travaille pas la question. Or ce travail fait apparaître que la panique à l’idée d’une formation politique sans direction repose sur une foncière confusion : ce dont a réellement besoin un combat transformateur efficace, ce n’est pas la verticalité de pouvoir mais la centralité de délibération – une centralité toute horizontale qui ne dirige pas mais coordonne, permettant la mise en cohérence sans engendrer la dépendance. Là seulement, à mon sens, peut commencer une réflexion organisationnelle de vraie teneur communiste. Et un congrès qui « renouvelle la direction », c’est-à-dire la perpétue, ne peut de ce fait même être un congrès de vrai renouvellement.

Soyons plus concret : sans sommet qui dirige, et à l’occasion tranche, comment surmonter par exemple les sans cesse renaissantes divergences de vue tant pratiques que théoriques ?

D’une double façon. D’abord par une activité centralisante-décentralisante vivante, au coeur de laquelle s’effectue un travail de pensée intense en prise directe sur l’expérience transformatrice : ce qui tient bien trop souvent lieu de débat communiste jusqu’ici (qu’on relise les comptes rendus de discussion du Conseil national) est pour l’essentiel l’affrontement statique de points de vue individuels, alors qu’il y faudrait la dynamique d’une recherche commune sanctionnée par la pratique. Les centres d’Initiative communiste tels que je les imagine – centres thématiques, conseil national – fonctionneront non au pouvoir mais à la conviction et, pour conclure provisoirement, quand il le faut, au départage majoritaire. Reste alors le problème du point de vue minoritaire persistant. La nouveauté majeure d’une formation sans direction est en ce domaine qu’elle lui reconnaît le droit à expérimentation dans son sens : vous êtes majoritaires, mais je persiste à penser que vous êtes dans l’erreur, permettez que j’en fasse la preuve pratique, ou que je me convainque moi-même d’avoir tort.

C’est très directement de cela que n’ont jamais pu bénéficier les refondateurs communistes, et qui a nourri leur conviction que faire du communisme nouveau n’était décidément possible qu’hors du parti.

Mais va-t-on prétendre qu’une organisation de cette sorte permettrait de traiter valablement les grands problèmes nationaux de la politique institutionnelle ? La réponse est claire : non. Il y faut manifestement une forme d’organisation partageant certains traits majeurs avec l’actuelle forme de tous les partis politiques, PCF inclus, et pour une raison de fond : la bataille qui se mène dans le système même du pouvoir politique institué importe inévitablement en ellemême des traits de ce pouvoir – exemple élémentaire : pour marquer des points au premier tour de l’élection présidentielle il faut, que cela plaise ou non, produire un candidat, homme ou femme, qui soit une personnalité médiatique…

On touche ici au drame qui s’est noué dans l’histoire du PCF à partir de 1976 : dès lors que, renonçant avec raison à l’ancienne voie révolutionnaire, parfaitement chimérique dans un pays et un temps comme les nôtres, il s’est de fait rabattu pour l’essentiel sur les batailles électorales, toutes les velléités de sortir du vieux moule organisationnel, forme verticale où un sommet dirige et une base exécute, étaient condamnées par là-même au voeu pieux (je n’ai jamais oublié ce cri du coeur de Georges Marchais, Secrétaire général du parti, alors que je proposais cette simple transformation démocratique : que le Comité central discute et décide lui-même de l’organigramme de son travail que lui assignait par-dessus sa tête la direction : « Je veux tout ce qu’on veut, excepté qu’on empêche le Bureau politique de travailler »…)

Dans le schéma ici esquissé, le conseil national met en place un vaste secteur de travail rassemblant ceux et celles qui militent dans les divers domaines de la politique institutionnelle, à commencer par les élu-e-s de tout niveau, secteur qui organise lui-même son activité et ses initiatives en toute responsabilité, sous deux réserves majeures : l’orientation politique qu’elle traduit à sa façon dans ses initiatives et ses votations est celle même que définissent en continu les centres thématiques et le conseil national, non sans dialogue poussé avec les élu-e-s mêmes ; c’est au conseil national que revient la ratification des candidatures, leur choix dans les cas les plus importants. Ainsi y a-t-il là un certain rapport de pouvoir : dérogation inévitable au principe général, imposée par les règles dominantes du combat politique (qu’il faut aussi travailler à faire bouger du dedans) ; mais dérogation circonscrite dont tout le sens est de faire vivre en permanence le primat stratégique de la « politique sociale » sur l’institutionnelle et la constante maîtrise des collectifs militants de terrain sur l’activité générale de leur formation.

Cette double révolution – stratégique et organisationnelle – de la force communiste, de profond effet sur la richesse de son travail de pensée et l’authenticité de son ouverture au pluralisme, pourrait être cet élément déclenchant que chacun attend avec angoisse et espoir, dans une situation politique tournant au cauchemar où pourtant on sent qu’il en faudrait peu, à condition que ce peu soit dans le mille, pour « mettre le feu à toute la plaine ». L’enjeu n’est pas seulement – ce qui pourtant serait déjà beaucoup – de rendre à nouveau largement crédible une composante authentiquement communiste de la politique française. De façon plus vaste, il s’agit de réussir ce à quoi ont notoirement échoué jusqu’ici, en même temps que le PCF, toutes les forces politiques contestataires des rapports dominants, Verts aussi bien que trotskistes – et Refondation communiste non moins qu’ATTAC : l’invention de la forme d’organisation et de vie capable de rendre le désir de politique aux forces populaires et à la jeunesse en conjurant enfin le sempiternel retour à la cuisine de sommet (qui menacera beaucoup moins s’il n’y a plus de sommet…) – échec organisationnel qui de façon extrêmement significative a dans ces quatre cas beaucoup à voir avec la verticalité de pouvoir impliquée par la prégnance du souci électoral. Imaginons un peu au contraire cette chose très inédite : une force communiste de culture et de facture intensément nouvelles ouvrant la voie à une façon de militer libératrice où se préfigure un nouvel ordre social d’appropriation collective et de dépassement des pouvoirs aliénants… A l’approche du centenaire d’Octobre 1917, une vraie bifurcation historique en gestation.

10. Sans vouloir en dire plus qu’il n’est raisonnable dans un texte de cette nature, reste encore cependant à revenir de manière au moins indicative sur les questions majeures du pluralisme et de l’unité, dans leur double dimension : comment avancer vers de possibles retrouvailles de tous les communistes dans une même formation, et vers la plus étroite coopération possible de cette formation avec les courants multiples de la gauche anticapitaliste ?

Sur le premier point, il faut regarder les choses en face : quelque sympathique et même neuf que se veuille l’appel à ne pas s’en aller, les partants du PCF ne reviendront pas, ayant tous conscience d’avoir longuement fait une expérience définitive. Il n’y a là ni froideur – se résoudre à quitter son parti après des dizaines d’années souvent est une dure épreuve personnelle – ni arrogance – il ne s’agit pas de se prendre individuellement pour meilleur qu’un autre. Est en cause un constat politique irrécusable : le PCF dit vouloir évoluer en profondeur, mais sans renoncer à ce qu’on tient ici pour caractéristique de sa conception stratégique et organisationnelle ; celles et ceux qui voient là justement ce qui lui interdit toute transformation réelle ne peuvent dès lors que prendre acte d’une divergence de vues irréductible et en tirer la conséquence. Une seule chose semble de nature à remettre éventuellement en cause une séparation de corps dont aucun communiste ne peut se satisfaire : la leçon de l’expérience à venir.

Supposons qu’en fonction de l’expérience les divergences aujourd’hui irréductibles cessent de l’être : la question d’une « maison commune » de tous les communistes deviendrait d’actualité. Mais elle le deviendrait dans un contexte qu’il importe de bien voir : un très grand nombre de communistes sont aujourd’hui des sans-parti, et ils ne renonceront à ce statut que pour adhérer à une organisation nouvelle présentant des garanties convaincantes à leurs yeux de ne pas rééditer les errements par lesquels ils ont été contraints de quitter le PCF. Ce qui signifie que la seule modalité envisageable de constitution d’une nouvelle « maison commune » de tous les communistes est celle d’Assises constituantes préparées selon le principe d’une complète horizontalité. On peut concevoir par exemple que soit mûrement élaboré de façon pluraliste un projet de charte servant de fil directeur aux échanges préparatoires et débats d’assises d’où sortira une nouvelle formation communiste.

Un tel processus serait grandement favorisé par la participation commune de communistes avec et sans carte à des initiatives transformatrices de terrain, les uns et les autres envisageant semblablement par hypothèse leurs objectifs et leurs modalités. Dans cette souhaitable perspective importe le climat général des rapports entre PCF et communistes sans parti, ce qui implique tout autant la franchise précise dans l’approche des divergences que la fraternité maintenue dans des coopérations militantes.

L’action commune de terrain est aussi à mon sens la clef de toute perspective unitaire au plus vaste sens du terme. Tout a déjà été dit sur le drame qu’est pour la gauche anticapitaliste son morcellement jusqu’ici incoercible, qui lui interdit de peser notablement sur le rapport des forces politiques. Sous sa forme électorale, cette évidence est pour beaucoup dans la positive formation du Front de Gauche. Mais c’est aussi son étroite limite : comment conférer une vraie crédibilité sociale et par là une vraie dynamique politique à un simple front électoral, quand s’étend dans les milieux populaires et la jeunesse non point tant une dépolitisation qu’un désintérêt majeur pour les formes institutionnelles de la politique tenues pour incapables de répondre aux urgentes exigences de changement ? Il devient donc nécessaire d’explorer les conditions et voies de passage du cartel électoral à une plus substantielle coopération politique, éventuellement à une association organique. Faut-il tenter d’aller jusqu’à ce dernier terme ? Nous voici de nouveau confrontés à l’essentielle exigence de concordance entre contenu stratégique et forme d’organisation. En cette question sur laquelle me semble importer la prudence expérimentale, je me limiterai ici à dire ce qui m’apparaît valoir comme principe de choix : la maison commune est indiquée entre résidents désireux d’en faire même usage, contre-indiquée dans le cas contraire. On peut concevoir une organisation politique commune à une pluralité de forces partageant la visée d’une évolution révolutionnaire dépassant le capitalisme, ce qui implique le partage d’une triple conviction :

1) que si la maîtrise historique du développement des forces productives humaines est d’importance fondamentale (thèse marxienne qui peut permettre une vraie entente avec des écologistes), de ce point de vue même est décisif le dépassement progressivement radical des rapports de production à caractère de classe (thèse marxienne en litige majeur avec toute une « pensée verte ») ;

2) que ce dépassement implique, même à laisser ouverte la question très controversée des régulations marchandes, l’indispensable dépassement de la régulation dominante par le taux de profit ;

3) et qu’il implique aussi, à laisser ouverte cette autre question vivement controversée qu’est le dépérissement de l’Etat de classe, à tout le moins le plus large passage possible dans le contexte existant de la démocratie délégataire à la démocratie participative.

Sur cette base supposée clairement acquise, apparaîtrait envisageable et dès lors potentiellement bénéfique la constitution d’une force politique fédérative où une organisation communiste serait associée à d’autres de tradition et de culture différentes.

A défaut d’entente sur une base de cet ordre, vouloir aller jusqu’à la maison commune me semblerait une erreur susceptible de conduire à de graves mécomptes : une telle formation ne pourrait en effet manquer de se cliver, voire d’éclater dans telle ou telle situation mettant à nu ses désaccords de fond, et ainsi de décevoir à la mesure des grands espoirs unitaires suscités, déception dont nul ne peut dire d’avance quelles conséquences dramatiques elle pourrait avoir. D’où à mon sens la haute importance de la connaissance mutuelle entre partenaires potentiels qui s’acquiert moins en un certain nombre de discussions de sommet autour d’une table qu’en une foule suivie d’initiatives communes sur les terrains les plus divers : montre-moi comment tu luttes, je saurai qui tu es, et jusqu’où donc il est raisonnable d’aller dans la coopération.

* * *

Les lettres et messages que m’a valus l’annonce de mon départ du PCF m’ont demandé pourquoi je pars, pourquoi maintenant, pour où et pour quoi faire ? Je pense avoir répondu sans faux-fuyant. Pourquoi je pars ? Parce que la mise en route indispensable et urgente d’un communisme pour notre temps requiert à mes yeux de façon impérative des mutations stratégiques et organisationnelles dont sa direction écarte le principe même, et que donc tenter de construire en ce sens ne peut hélas se faire qu’hors de lui. Pourquoi maintenant ?

J’aurais pu et sans doute dû partir en 2007, jugeant impardonnable la faute politique capitale qui fut alors commise, et qu’avec d’autres j’avais tenté en vain de prévenir ; les trois ans écoulés depuis lors, où s’est accentuée la mise à l’écart obstinée de la proposition refondatrice, ont achevé de me convaincre qu’y rester cautionnait ce que je ne puis admettre ; ne voulant rien faire qui soit de nature à nuire si peu que ce soit au résultat des élections régionales, je n’ai passé à l’acte qu’après elles. Et je l’ai fait publiquement avec d’autres, parce qu’il ne s’agit pas d’une fuite individuelle sans horizon mais, dans la mesure du possible, d’un nouveau départ solidaire pour un communisme authentiquement renouvelé.

Pour où je pars ? Pour un où qui n’existe pas encore, un où à construire d’une façon à inventer, même si je considère par exemple qu’une structure fort modeste telle que Communistes unitaires peut être bien utile pour engager ce qui doit l’être. Pour faire quoi ? Ce qu’à mes yeux le PCF aurait dû commencer à faire lui-même il y a bien des années, qu’il ne fait toujours pas, qu’il ne se prépare même pas vraiment à faire, ce qui scandalise le communiste que je suis depuis soixante ans. Sans que cela fasse renoncer à l’optimisme de la volonté.

30 avril 2010


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