Révolution populaire au Kirghizistan ces 7 et 8 avril (3 articles) 2010

lundi 12 avril 2010.
 

1) Kirghizistan : l’insurrection populaire ouvre une nouvelle page de l’histoire…

Bravant la fusillade des forces de répression, des milliers de manifestants ont pris d’assaut la « Maison Blanche », siège des autorités centrales et de la présidence, le 7 avril à Bichkek, au Kirghizistan. Les manifestants, d’abord regroupés pour protester contre les arrestations des oppositionnels, attaqués par les forces de répression, ont riposté à coup de pierres, ont chargé les escadrons de police qui tiraient sur eux, ont désarmé les policiers qu’ils parvenaient à saisir, ont conquis des camions et des blindés de la police, se sont emparés de la TV, ont libéré les prisonniers politiques, ont pris d’assaut plusieurs immeubles administratifs et, finalement, le siège de la présidence et la villa du président Kurmanbek Bakiyev, forçant ce dernier à s’enfuir. L’insurrection populaire renversait le régime, au prix d’au moins 83 morts et plus de 1500 blessés, surtout par balles, dans la seule capitale.

Un régime instable

Contrairement aux républiques post-soviétiques voisines, où le Kremlin avait mis en place un appareil bureaucratique central rénové, renforcé et préparé à la restauration capitaliste au cours des années 1980, la bureaucratie du Kirghizistan fit le saut dans le système capitaliste en étant divisée. Les privilèges, réels, des bureaucrates ne leur permettaient pas de constituer un capital privé. C’est donc les fonctions étatiques, assurant le contrôle des mécanismes de la privatisation et des finances de l’État, qui constituent la voie privilégiée d’une rapide accumulation primitive du capital, en particulier dans un pays peu industrialisé et ne disposant pas de nombreux directeurs d’entreprises, premiers candidats à leur appropriation privée. L’histoire du Kirghizistan indépendant (depuis le 31 août 1991) c’est celle des luttes au sein de la nouvelle élite bureaucratique, largement issue de la couche des « lettrés », qui s’est trouvée à la tête de l’État en 1990. Luttes dans lesquelles la population salariée, grande perdante de l’appropriation privée des biens publics, intervient cycliquement en perturbant le jeu.

De juin à août 1990 des affrontements populaires à Och et Uzgen, provoqués par une monté du chômage (22,8 % de la population locale) et le déficit de logements, transformés en conflit ethnique entre Kazakhs et Ouzbeks, réprimés par une intervention de l’armée soviétique, ont ouvert la voie à un Mouvement Démocratique du Kirghizistan, formé par des intellectuels et des bureaucrates intermédiaires. Cette opposition a exigé la destitution d’Absamet Masaliyev, vieux membre du Bureau politique du PCUS, président du Soviet suprême de la République. En octobre 1990 le Soviet suprême s’est avéré incapable de choisir le président de la République — un nouveau poste créé dans le cadre des réformes du régime — entre les deux candidats issus de la nomenklatura traditionnelle, Masaliev et le premier ministre kirghize Apas Jumagulov.

C’est un candidat « hors concours », Askar Akayev, membre du parti mais non de la plus haute nomenklatura, président de l’Académie kirghize des sciences, considéré initialement comme un libéral, qui a été choisi. Élu président du Kirghizistan indépendant lors d’une élection incontestée en décembre 1991, il a constitué son administration en puisant parmi ses amis intellectuels, déstabilisant ainsi les élites bureaucratiques traditionnelles.

Rapidement une partie des intellectuels libéraux ont déchanté, alors qu’Akayev orientait le régime vers un présidentialisme autoritaire. Favorable aux privatisations [1].

Akayev a cependant réussi à se faire réélire en 2000 — les élections auraient été falsifiées. En mars 2002 il a fait tirer sur les manifestants qui protestaient à Jalal-Abad contre l’arrestation d’un député, en mai la police a brutalement dispersé une manifestation similaire à Bichkek. Un mouvement populaire, plus large que l’opposition politique traditionnelle, exigeant sa démission commence à se développer. Son mandat arrivant à expiration en 2005, Akayev s’est mis à préparer une succession dynastique, faisant élire au Parlement son fils Aidar et sa fille Bermet [2]. Mais il a préjugé de ses forces. Une semaine après les élections législatives, le 18 mars 2005, les manifestations massives ont débuté à Jalal-Abad, à Och, à Toktogul, à Pulgon et finalement à Bichkek, la capitale. La population a occupé les locaux administratifs, séquestré les dirigeants régionaux. L’opposition parvint à s’unifier autour de Rosa Otounbayeva, ancienne ministre, et de Karmanbek Bakiyev, ancien Premier ministre. Le 24 mars les opposants se sont emparés du siège du gouvernement et de la télévision, le président Akayev s’est enfui. Les forces de police se sont dispersées ou ont rejoint les opposants. Le premier ministre a démissionné, les élections de mars ont été annulées, Kurmanbek Bakiyev a été nommé Premier ministre et président par intérim, puis élu président lors de l’élection de juillet 2005. La « révolution des tulipes », au cours de laquelle les opposants auraient bénéficié de l’aide matérielle occidentale, venait de l’emporter.

Bakiyev a rapidement suivi le chemin de son prédécesseur, écartant ceux qui l’avaient mis au premier plan, resserrant son régime sur une base clientéliste dans le sud du pays (région de Jalal-Abad et d’Och), pratiquant le népotisme et la corruption. Il s’est assuré le contrôle des médias et a commencé à intimider les opposants : après 2007, nombre d’entre eux ont été agressés par des inconnus alors que d’autres furent retrouvés assassinés dans des conditions mystérieuses. En juillet 2009, Bakiyev a confisqué l’élection présidentielle, se déclarant vainqueur avec 78 % des suffrages, alors que les véritables résultats, retrouvés après sa chute dans le bureau de son frère, chef de la sécurité nationale, le plaçaient en troisième position et donnaient 52 % des voix au social-démocrate Almazbek Atambaev [3]. Après cette élection il resserrera encore plus le régime autour de ses proches, nommant son fils, Maksim, a la tête de l’Agence centrale pour le développement, les investissements et l’innovation, qui contrôle les finances du pays [4]. Son frère, Zhanybek, dirigeait déjà les Services de sécurité. Le régime a privatisé tous les secteurs de l’économie. Les années de sécheresse, s’ajoutant au pillage par le clan présidentiel des ressources de ce pays, pauvre [5] et rudement touché par la hausse des prix des matières premières, ont rendu les conditions de vie inacceptables : coupures d’électricité quotidiennes, manque de l’eau courante, hausse des prix alimentaires. En janvier le régime a imposé une très forte augmentation des prix des services [6] et a annoncé un second train de hausses pour juillet. Bakiyev avait auparavant vendu les compagnies énergétiques à un très bas prix à des sociétés contrôlées par ses amis [7].

Cheminement de l’insurrection

La montée des tensions sociales était perceptible dès l’arrivée des factures de janvier : « Alors qu’ils dépensaient 20 % à 30 % de leur salaire pour les régler, maintenant ils dépenseront autour de 80 % pour payer les services » expliquait début février un analyste de Bichkek [8]. Le 24 février plusieurs centaines de personnes ont manifesté contre la hausse des prix de l’énergie à Naryn, au centre du pays. Les autorités régionales leur ont promis de transmettre leurs demandes. Le 10 mars plusieurs milliers ont de nouveau manifesté à Naryn, exigeant cette fois-ci le limogeage du fils du président. Le 17 mars les opposants protestaient massivement à Bichkek… Le 31 mars le régime faisait interdire par le tribunal de Bichkek un journal trop indépendant, Forum, à la suite de la publication des vers d’un poète kirghize : les termes « En période de crise chaque fils de sa Patrie doit se transformer en foudre » étaient considérés comme une « incitation à l’organisation d’un coup d’État » [9].

En mars, pour tenter de mobiliser ses troupes, Bakiyev a commencé à réunir des « kurultai », assemblées de notables inspirés de la tradition kirghize. Mal lui en pris, l’idée a été reprise par les partis de l’opposition et les mouvements sociaux, qui ont organisé également des « kurultai », bien plus massives et, surtout, devenant des embryons d’auto-organisation civique. La réaction du régime fut d’interdire ces « assemblées illégales » et de multiplier les arrestations, mais l’effet a été le contraire de ce qu’il escomptait : une boule de neige des mobilisations populaires.

Le 6 avril dans la ville de Talas, à la suite de l’arrestation de Bolotbek Scherniyazov, dirigeant du parti Ata-Meken (Patrie), qui préparait une réunion nationale des « kurultai » auto-organisés, prévue pour le 7 avril, plusieurs milliers de manifestants ont affronté la police, ont pris d’assaut l’immeuble de l’administration régionale, construit des barricades défendues avec des cocktails Molotov, occupé l’aéroport et bloqué les pistes d’atterrissage. Les insurgés de Talas ont également instauré un « gouverneur du peuple ».

Par tracts ils se sont adressés aux forces de répression : « Aujourd’hui le gouvernement vous utilise pour ses propres buts. Il vous impose des actions contraires à la loi, il vous fait attaquer les militants de l’opposition et les gens qui protestent. Décidez vous-mêmes. Nous faisons confiance à votre intelligence et à votre dignité. Pensez à vos parents, à vos frères et sœurs, à vos voisins et amis, qui doivent supporter l’humiliation pour vivre. N’oubliez pas que vos enfants et vos petits-enfants grandissent et veulent être fiers de leurs parents. Les autorités vous rappellent votre serment et vos obligations de préserver l’ordre. Mais le saint serment est un symbole de loyauté envers la patrie et non envers la famille Bakiyev. Vous avez prêté le serment de préserver la loi et l’ordre, d’être au service du peuple ! Nous espérons que vous respecterez ce serment. Un jour viendra où la famille régnante va disparaître et viendra le temps de la responsabilité de chacun. A bas Bakiyev ! Assez de ses lois familiales ! Le pouvoir doit appartenir au peuple ! » [10]

Le 7 avril les manifestations se sont répandues dans la capitale, Bichkek, et ont renversé le régime de Bakiyev  [11]. Les forces de la répression ont ouvert le feu mais ont été débordées par la population. Les partis de l’opposition ont constitué un Comité exécutif central du « Kurultai populaire du Kirghizistan » qui dans sa première résolution annonçait : « Afin de garantir la sécurité publique et le respect de la loi, d’empêcher les pillages et d’assurer le retour à la vie publique, le Comité exécutif central du Kurultai populaire a décidé de former une milice populaire, de nommer Madylbekov Turat commandant de la ville de Bichkek, de soumettre tous les organes de protection de l’ordre et tout le personnel militaire au commandant de Bichkek, de transférer toutes les ressources des Affaires Intérieures au commandant de la ville de Bichkek. » [12]. Des détachements de 40-50 miliciens populaires, issus des groupes de jeunes insurgés, ont quadrillé la ville.

Les appels adressés aux policiers et aux militaires ont eu un effet lorsqu’il est apparu que ces derniers pouvaient choisir entre deux pouvoirs : celui de Bakiyev, qui s’effondrait, et celui des insurgés qui commençait à se construire. Peu à peu la majorité des fonctionnaires ont choisi le camp populaire.

Le régime de Bakiyev tombait. Ce dernier s’est enfui vers le sud du pays. Il a organisé des rassemblements en sa faveur dans son village natal et à Jalal-Abad, mais avec peu de succès — selon les journalistes présents seulement un tiers des personnes rassemblées (entre quelques centaines et quelques milliers) l’ont applaudi, d’autres préférant rester prudents. A Jalal-Abad la majorité de la population a déserté les rues lors de son arrivée, par peur d’affrontements ou par hostilité. A Och, des tirs ont perturbé un meeting de plusieurs milliers de personnes organisé par Bakiyev, le forçant à fuir. Ses clients le lâchent : des députés de son parti Ak-Zhol, qui disposait de 75 sur 90 sièges au sein du Parlement, dissous le 8 avril par les vainqueurs, ont demandé sa destitution. Le président déchu a tenté aussi d’obtenir une intervention militaire des « casques bleus » (officiellement) ou des armées kazakhes et ouzbeks, sans succès pour l’instant. Il a tenté de négocier les conditions de sa démission et finalement, le 16 avril, il a quitté le pays avec l’aide des autorités du Kazakhstan.

Gouvernement Provisoire

Au nom du « Kurtulai populaire », Rosa Otounbayeva a pris la tête d’un gouvernement provisoire, annonçant une nouvelle Constitution, le retour au parlementarisme, un nouveau code électoral et des élections dans un délai de six mois. Constatant que Bakiyev a vidé les caisses de l’État en transférant les fonds vers des banques privés, le gouvernement provisoire a pris le contrôle des six banques privées et a fermé les bureaux de change pour tenter d’éviter la fuite des capitaux. Il est aussi question de renationaliser les biens privatisés par Bakiyev et les entreprises des branches stratégiques. Rosa Otounbayeva a admis que le nouveau pouvoir n’a trouvé que 22 millions de dollars dans les caisses de l’État, mais a promis de baisser les tarifs des services communaux.

Le gouvernement provisoire a été constitué par trois partis politiques — le Parti social-démocrate du Kirghizistan [13], le Parti socialiste Ata-Meken, le Parti Ak-Choumkar — regroupés au sein du Mouvement populaire uni, ainsi que par plusieurs organisations non gouvernementales, syndicales et associatives indépendantes. Cependant dès sa constitution ceux qui ont conquis la « Maison Blanche » ont fait part de leur mécontentement : ils réclamaient un tiers de sièges gouvernementaux, qu’ils n’ont pas obtenus.

Les principaux ministres du gouvernement provisoire ne sont pas des inconnus. Tous ont déjà occupé des postes ministériels, parlementaires ou ceux de hauts fonctionnaires de l’État. Rosa Otounbayeva avait été diplomate soviétique, puis Premier ministre et ministre des affaires étrangères d’Akayev et de Bakiyev et ambassadrice de ces deux présidents. Actuellement dirigeante du SDPK, elle a une réputation d’incorruptible et passe pour n’être pas impliquée dans la lutte fractionnelle de l’opposition, ce qui lui vaudrait de se retrouver à la tête du gouvernement provisoire [14]. Son premier adjoint, en charge de l’économie, Almazbek Atambayev, dirigeant du SDPK, a été ministre de Bakiyev en 2005-2006, puis opposant, puis premier ministre en 2007, puis son adversaire lors de la présidentielle de 2009. Le général Ismail Isakov, qui a pris la tête de l’armée et de la police, a été ministre de la Défense et chef du Conseil de Sécurité sous Bakiyev, qui l’a fait condamner à huit ans de prison en janvier 2010 après qu’il ait rejoint l’opposition en octobre 2009. Temir Sariev, en charge des finances, a été candidat présidentiel du Parti Ak-Choumkar en 2009. Responsable de la justice, Azimbek Beknazarov a été procureur général. Leader charismatique du Parti socialiste Ata Meken, en charge des réformes constitutionnelles, Omurbek Tekebaev a dirigé l’opposition au régime Akayev, fut candidat à la présidence en 1995 et en 2000, président du Parlement en 2005 à la veille de la « révolution des tulipes », a aidé Bakiyev puis a rompu avec lui en 2006. Enfin Abdygany Erkebaev, fondateur et premier président du SDPK, a été président du Parlement, puis leader du cabinet fantôme formé par l’opposition en 2008.

Comme dans toute insurrection populaire, lorsque les travailleurs ne disposent pas de leur propre représentation et donc d’un projet politique à eux, ce sont les groupes constitués — au Kirghizistan aujourd’hui les partis politiques formés par les élites écartées précédemment du pouvoir — qui reprennent l’initiative. Dans le nord du pays au moins ils disposent aujourd’hui du soutien populaire. Mais pas d’un chèque en blanc. Ainsi un reportage d’Al Jazeera montrait récemment les sans-abri de Bichkek en train de délimiter des terrains pour pouvoir se construire des maisons. « Nous nous sommes insurgés pour pouvoir disposer d’un logement », expliquaient-ils en plaçant des pierres qui formaient leurs initiales pour indiquer que ce terrain était occupé. « Le terrain ne leur appartient pas, cela n’a aucune validité » commentait un des « miliciens » du gouvernement provisoire, qui sont arrivés sur place. Mais il n’a pas voulu ou osé enlever les délimitations… Des conflits ont également eu lieu dès qu’Otounbayeva a laissé entendre qu’elle était prête à laisser partir Bakiyev s’il présentait sa démission de la présidence. Les exigences de le juger pour ses crimes ont immédiatement apparu et, finalement, le gouvernement provisoire a annoncé qu’il ne négocierait pas avec le criminel et que ce dernier sera arrêté et jugé dès que possible. Le 11 avril Rosa Otoubayeva a dit à l’Agence Reuters : « Franchement, nous avons du mal à retenir ceux qui sont prêts à se précipiter [sur le bastion de Bakiyev dans le sud du pays] avec des fusils. »

Le vice-président du parti Ata-Meken, Rayshan Jeenbekov, a présenté ainsi la situation du nouveau gouvernement : « Si nous résolvons les problèmes socio-économiques au cours d’un ou deux mois, alors ce gouvernement se stabilisera et pourra durer peut-être plus longtemps. Mais si nous ne parvenons pas à résoudre les problèmes socio-économiques, si nous ne sommes pas capables de punir tous les coupables du régime autoritaire de Bakiyev, alors nous serons face à une grande question. » [15] Les partis qui ont pris la tête de l’insurrection et formé le gouvernement provisoire avaient un projet démocratique — le parlementarisme, le refus de l’autocratie… — mais non un programme de transformation sociale qui permettrait d’améliorer la vie de la grande majorité de la population, ni même une imagination permettant de s’orienter dans ce sens. Le bilan de faillite de l’URSS rend difficile cet imaginaire. Les formes d’auto-organisation qui ont commencé à voir le jour en mars — les « kurtulai » populaires — ont été rapidement tournées vers le combat insurrectionnel, leurs membres les plus actifs ont pris les armes, les discussions sur le projet de société ne se sont pas développées. Pour se nourrir, se vêtir, s’abriter, les gens sont laissés à eux-mêmes, les formes d’action collective sur ce terrain ont du mal à apparaître. La faiblesse de l’industrialisation du pays ne pousse pas naturellement à l’auto-organisation sur les lieux du travail.

Finalement, le Kirghizistan représente une base stratégique en Asie centrale. L’existence sur son territoire de bases militaires russes et américaines en témoigne, comme le conflit larvé entre les deux puissances. Ces bases n’ont pas été au centre des préoccupations des insurgés. Les gouvernements russe et états-unien, surpris par l’explosion populaire, aspirent surtout à rétablir la paix sociale au Kirghizistan. Pour ce faire ils sont prêts à aider financièrement le gouvernement provisoire. Mais cette aide ne vise pas seulement la sécurisation de leurs bases, elle sera conditionnée par la capacité du nouveau régime à contrôler la population et à préserver le modèle social dont la faillite depuis 1991 n’est plus à démontrer.

L’insurrection populaire kirghize constitue un magnifique exemple de ce dont les opprimés sont capables pour renverser une autocratie. Elle a défoncé une des portes bloquant la transformation sociale. Elle a fragilisé la propriété privée des moyens de production en mettant sur la sellette les accapareurs les plus importants du moment — la famille Bakiyev. C’est à la fois énorme et insuffisant. Pour que la révolution politique puisse transcroître en révolution de transformation sociale, en révolution populaire émancipatrice, il faut que la population puisse construire ses formes propres d’auto-organisation, trouver un programme et se doter d’une stratégie…

Une nouvelle page de l’histoire s’est ouverte au Kirghizistan. Reste à écrire les suivantes !

Paris, le 16 avril 2010

Jan Malewski

Source : Inprecor n°560/561 avril-mai 2010.

Notes

[1] Il a clamé : « Bien que je sois communiste, mon attitude fondamentale est en faveur de la propriété privée. Je crois que dans le domaine économique ce n’est pas Karl Marx mais Adam Smith qui a accompli la révolution. » (Christian Science Monitor du 10 janvier 1991)., il s’est fait octroyer, ainsi qu’à ses proches, des privilèges spéciaux par le Parlement, dont il s’est assuré le contrôle. Désorientée idéologiquement et divisée, l’opposition « démocratique » n’a pas été capable de s’affirmer. En 1992 le plus grand parti oppositionnel, Erk (Liberté), s’est divisé en deux, Erkin (conservateur) et Ata-Meken (Patrie, qui a rejoint l’Internationale socialiste), alors que la vieille élite bureaucratique reconstituait le Parti communiste. Les ressources budgétaires diminuant à la suite des privatisations, les possibilités d’accumulation privée des membres de l’élite se réduisaient et les tensions politiques se sont accrues. Au milieu des années 1990 le mécontentement social a commencé à croître, car la paupérisation de la population s’aggravait [[Cf. Glenn E. Curtis, Kirghizistan, A Country Study, dans Lydia M. Buyers (éd.), Central Asia in Focus : Political and Economic Issues, Nova Publishers, New York 2003.

[2] Après un début de carrière diplomatique, Bermet Akayeva devint manager des entreprises familiales en 2000. En 2005 elle a été élue députée, lors d’une élection qui a été annulée pour fraude après la « révolution des tulipes ». La candidature de Rosa Otounbayeva, ancienne ministre des affaires étrangères et vice-premier ministre (en 1992, puis en 1994-1997), enfin diplomate (en 2002-2004 à la tête de la mission de l’ONU en Géorgie), fondatrice du parti oppositionnel Ata-Jurt, dans la même circonscription a été invalidée par une loi appropriée, exigeant que les candidats aient résidé sur le territoire national au cours des cinq années précédant l’élection. En 2007 Bermet Akayeva est parvenue à revenir au Parlement !

[3] Cf. David Gauzère, Qui sont les nouveaux maîtres du Kirghizistan ? http://www.rue89.com/2010/04/11/au-...

[4] Cf. David Gauzère, Révolution au Kirghizistan, 24 heures dans un pays qui bascule,

http://www.rue89.com/2010/04/08/rev...

Selon Rayshan Jeenbekov, vice-président du parti Ata-Meken interviewé par Richard Solash, correspondant RFE/RL, Maksim Bakiyev contrôlait ainsi plus de 80 % de l’économie kirghize.

[5] Selon le FMI le revenu par tête au Kirghizistan était de 2 227 dollars (environs 1 640 euros) en 2009, ce qui le place en 138e position sur les 181 pays répertoriés.

[6] Le coût du chauffage a augmenté de 400 % (alors que la température hivernale est de 20°C en dessous de zéro), l’électricité de 170 %, l’eau chaude de plus de 100 %.

[7] http://www.isn.ethz.ch/isn/Cur-rent...

[8] Mars Sarlev, cité par Liat Asman, Kyrgyzstan : Utility price hike squeezes citizens

http://www.eurasianet. org/departments/insightb/articles/eav020810.shtml

[9] Tribune de Genève du 2 avril 2010

http://www. tdg.ch/depeches/monde/kirghizstan-journal-interdit-saisie-equipements-portail-video

[10] Cité par le site web de Résistance socialiste du Kazakhstan :

http://socialismkz.info/news/2010-0...

[11] Je ne peux que conseiller de regarder les videos de cette insurrection populaire, plus parlante que de longs discours :

http://www.socialismkz.info/news/20... ;

http://www.socialismkz.info/news/20... ;

http://www.socialismkz.info/news/20...

[12] http://www.socialismkz.info/news/20...

[13] SDPK, formé essentiellement d’entrepreneurs, a été créé en octobre 1993 mais reconnu seulement en décembre 1994, a joué un rôle important dans le « révolution des tulipes » de 2005. Il est dirigé depuis 1999 par Almazbek Atambayev.

[14] [[http://www.alertnet.org/thenews/new... et http://www.isn.ethz.ch/isn/Current-... 114855

[15] Interview à Radio Free Europe - Radio Liberty, le 9 avril 2010 : http://www.rferl.org/content/Interv...

* Paru dans Inprecor n°560/561 avril-mai 2010.

* Jan Malewski, rédacteur d’Inprecor, est membre du Bureau exécutif de la IVe Internationale.

2) Article de Libération

« Bichkek -7 avril 13h00 - Une foule, calme, était massée sur la Place Ala-Too, près du Palais présidentiel de Bichkek. Entourée d’un cordon de policiers anti-émeutes coiffés de casques blancs, la foule arborait nonchalamment quelques banderoles et scandait quelques slogans contre la vie chère et l’augmentation récente du prix de l’énergie. Tout à coup, un quart d’heure plus tard, sans motif apparent, la police commence à tirer des balles à blanc, puis très vite réelles sur une foule en colère, mais pacifique et soucieuse d’éviter tout débordement. Des gens commencent ci et là à tomber. Je m’éclipse alors rapidement de la place dans le sillage d’une foule paniquée. Quelques rues plus loin, le calme régnait encore et les jeunes gens plaisantaient, pensant que les coups de feu restaient encore limités a la place centrale.

Or, très vite, d’autres crépitements de balles se font entendre de différents endroits. Les casernes partout en ville se soulèvent et les tirs devenus réciproques d’armes automatiques s’échangent désormais entre soldats révoltés et loyalistes. Puis, l’après-midi se poursuit ainsi entre de longues périodes d’accalmie durant lesquelles les gens rentrent précipitamment du travail, mais dans une atmosphère insouciante. Pas de scènes de pillages ou d’émeutes entre gens du peuple. La maîtrise de soi de chacun semble l’emporter par rapport à la Révolution de 2005. Comme eux, je rentre chez moi. Mais, régulièrement des coups de feu, ponctués de jets de grenades assourdissantes viennent nous rappeler qu’aujourd’hui n’est pas un jour comme un autre à Bichkek.

Depuis quelques mois, la tension se faisait plus palpable en Kirghizie. La multiplication par deux du prix de l’électricité et par trois du prix de l’énergie décidée en mars dernier par le président Kourmanbek Bakiev a servi de détonateur à un peuple écrasé d’injustices bien plus profondes. K. Bakiev, parvenu au pouvoir à la suite de la Révolution des Tulipes de 2005, avait ces derniers temps donne des allures despotiques et familiales à son régime. La dernière élection présidentielle du 23 juillet dernier avaient déjà largement été entachée de fraudes et dénoncée par l’opposition, l’OSCE et les chancelleries occidentales. Depuis, son pouvoir s’était resserré sur sa base tribale, la tribu bassyz de l’aile gauche, issue de la région de Souzak, près de Djalal Abad, dans le sud du pays. Son fils, Maksim, nommé par son père à la tête de l’agence centrale pour le développement, les investissements et l’innovation, avait profité de son nouveau poste pour largement s’enrichir sur les détournements de fonds publics et développer des liens sulfureux avec les milieux véreux de la finance, parmi lesquels les mafias russe et napolitaine. L’opposition se structure

Le 24 mars dernier, jour d’anniversaire de la Révolution des Tulipes, K. Bakiev publiait un ouvrage sur sa version des événements de 2005. Trois jours auparavant, il réunissait un "kurultai", assemblée de notables, triés sur le volet, dans lequel il prônait la concorde nationale rudoyant l’opposition sur le mode du père réprimandant son enfant après une bêtise. L’opposition, toutes tendances confondues, avait elle aussi réalisé auparavant son propre "kurultai", mais en banlieue, loin des caméras et en présence de nombreux agents du pouvoir infiltrés. Au cours de ce "kurultai", l’opposition avait nommé un comité directeur de 15 personnes. Mais, qu’il était difficile pour elle de promouvoir ses idées ! Cet ilot de démocratie qu’était la Kirghizie dans les premières années de son indépendance a bien changé depuis : presse censurée, journalistes et opposants arrêtés, bastonnés ou exécutés, parfois sur ordres de proches de la présidence, opposition intimidée, dont les leaders eux-mêmes, harcelés par les tracasseries administratives ou judiciaires, avaient du mal à se faire entendre auprès du peuple : le général Isakov, dégradé et emprisonne depuis plusieurs mois déjà, le chef du parti Ak-Choumkar, Sariev, le chef du parti social-démocrate, Atambaev et le chef du parti socialiste Ata-Meken, Tekebaev, arrêtés avec d’autres depuis hier.

Aussi, depuis quelques mois, une colère sourde grondait sous le calme apparent des rues de Bichkek. Tout le monde ne parlait en catimini que de cela, du changement prévisible du pouvoir, dans les rues ou sur les forums électroniques mondiaux, ou sur Facebook notamment l’opposition avait déjà acquis une longueur d’avance. Mais, la même question restait toujours sur les lèvres de chacun. Quand ?

Les événements s’accélèrent depuis cet après-midi. Le président a fui en avion, ce soir à 20h [mercredi, ndlr]. On ne sait où. De toute manière, il n’est pas visible et ne répond pas. Sa maison personnelle à Bichkek a été pillée et incendiée. Daniar Ousenov, le Premier-Ministre, assure aujourd’hui le pouvoir depuis la Maison Blanche, de plus en plus comme un "desperado". Après les premiers tirs dans les casernes du début de cet après-midi, la foule essentiellement masculine, reste compacte et se renforce autour des principaux bâtiments officiels, ne craignant ni la forte pluie de ce jour, ni les balles sifflantes. Les chaînes de télévision diffusaient encore des programmes dénigrant l’opposition à 14h. A 15h, les programmes sont partout interrompus. Puis, à 16h, l’opposition prend la parole sur les écrans par des débats populaires animés où des images des événements présentées en boucle sans commentaires.

Des chars « pris » à l’armée

Ces mêmes images montrent à partir de 17h des opposants paradant sur des chars dans les rues « pris » à l’armée, en même temps que leurs dirigeants, fraichement libérés, rejoignent la foule portés à bout de bras. A 18h, le Parlement est investi par les opposants. Mais, les coups de feu continuent, de plus en plus sporadiquement et concentrés autour de la Maison Blanche, où se retranche un Premier ministre jusqu’au-boutiste, refusant de voir le changement du cours des événements et appelant chacun à la lutte contre les « bandits ivrognes ». Vers 19h, l’opposition prend officiellement le pouvoir. Le comité directeur, formé lors du "kurultai" du 17 mars dernier, déclare assurer la gouvernance du pays et appelle à des négociations avec le parti présidentiel jusque-là au pouvoir à la Maison Blanche. La foule maintient toujours la pression autour du bâtiment ou des snipers fidèles au Premier ministre tirent toujours depuis les toits. C’est ici que les victimes sont les plus nombreuses. On cite tantôt le chiffre de 47 victimes, tantôt 100 et plus. Il est encore trop tôt pour le dire. La nuit approchant, l’opposition nomme alors en toute urgence des comités de vigilance qu’elle place autour des supermarchés de la ville afin d’éviter le renouvellement des pillages de 2005, jusque-là absents aujourd’hui.

Enfin, les événements de Bichkek résultent d’une agitation née en province. Pour les mêmes causes, plus graves en province, des troubles avaient éclaté à Naryn et dans la vallée de l’Alai en mars dernier et depuis hier, l’opposition s’emparait progressivement du pouvoir provincial : Talas hier, Naryn, ce matin et le reste du pays, dont la capitale cet après-midi, dans un cadre de violents affrontement similaires à сeux de Bichkek. Ce soir, la situation est redevenue calme a Bichkek, à l’exception de la Maison Blanche où se livrent toujours les derniers combats. Pas question de se rendre pour le Premier ministre, car il sait qu’il encourt certainement le même sort que son Ministre de l’intérieur, lynché hier par la foule à Talas. L’opposition, prise au dépourvu par des événements plus rapides qu’elle avait espéré, n’a pas encore défini de "leader" et de programme à tenir d’ici l’échéance d’une nouvelle élection présidentielle prochainement organisée. Rassemblés avec divers autres partis au sein du Mouvement Populaire Uni, les partis social-démocrate et socialiste semblent cependant être en position de force pour prendre les rênes du pays. 02h du matin, la Maison Blanche est tombée dans les mains de l’opposition. Roza Otounabeva, ancienne Ministre des Affaires Étrangères et ex-Ambassadrice de la Kirghizie au Royaume-Uni, est chargée de former le nouveau gouvernement provisoire.

L’affaire n’est pas finie

Dernière minute 8 avril 2010 - 02h30 - Le Président Bakiev est arrivé par avion à Och autour de minuit pour s’installer dans sa résidence secondaire. Là, des négociations se seraient engagées avec l’opposition pour la remise du pouvoir en échange d’une amnistie éventuelle. Par ailleurs, le premier Président, Askar Akaev, chassé du pays en 2005 par Kourmanbek Bakiev, a évoqué dans un discours « son désir de rentrer au plus vite en Kirghizie pour se retrouver au plus près de son peuple », mais il renonce à reprendre toute activité politique.

12h30 - L’affaire n’est pas finie. Alors que le gouvernement provisoire se met progressivement en place à Bichkek, nommé par R. Otounbaeva, K. Bakiev parle en ce moment (depuis 12h30, heure locale) en meeting au milieu de ses partisans à Jalal-Abad, tandis qu’un meeting parallèle se tient dans la même ville, organisé par l’opposant T. Tourgounaliev. Il semblerait que le Président se constitue une base dans le sud pour essayer ensuite de reprendre le pouvoir. Mais, je vous affirme déjà par connaissance des mentalités au sud et au nord, que cette tâche lui sera irréalisable. En revanche, si l’ordre n’est pas rétabli dans le sud du pays par le nouveau pouvoir d’ici la fin de la semaine, un risque de partition de la Kirghizie ne serait alors pas exclu, à partir des bases tribales traditionnelles.

13h30 - L’ancien Parlement vient d’être dissout par le nouveau Premier-Ministre intérimaire, Roza Otounbaeva. Des élections législatives anticipées devraient avoir prochainement lieu. »

David GAUZERE

Docteur en Géographie Humaine et Sociale à l’Université de Bordeaux 3 - Spécialiste de la Kirghizie - Vice-Président de l’association des Kirghizes de France et de leurs Amis.

Source : http://www.liberation.fr/monde/0101...

3) Kirghizistan : Le pays tout entier est aux mains d’un pouvoir alternatif (8 avril 8 heure du matin)

La dirigeante de l’opposition kirghize, Rosa Otounbaïeva, a annoncé que son gouvernement auto-proclamé a prononcé la dissolution du parlement après que le président Kourmanbek Bakiev a fui la capitale Bichkek. Selon elle, le nouveau pouvoir contrôle la majeure partie du pays.

Des tirs sporadiques se faisaient encore entendre dans la nuit dans la capitale, où des foules pillaient des magasins et emplissaient les rues jonchées de bris de verre et de débris.

Plusieurs bâtiments étaient encore en feu. "La situation reste très tendue et nous devons travailler très dur maintenant. Il y a beaucoup de destructions", a dit Otounbaïeva.

"Un gouvernement intérimaire (...) restera en place un semestre, durant lequel nous allons élaborer la constitution et créer les conditions pour une élection (présidentielle) libre et juste", a-t-elle ajouté.

Le président Kourmanbek Bakiev, 60 ans, a pour sa part pris la fuite. Il a décollé vers 20H00 locales de l’aéroport Manas, au nord de la capitale Bichkek, à destination d’Osh, ville du sud du pays.

Le président, lui-même arrivé au pouvoir par une révolution en mars 2005, était critiqué pour sa dérive autoritaire et son népotisme. A Bichkek, son domicile a été pillé et incendié par des inconnus qui en sont ressortis avec de gros sacs en plastique remplis de vêtements, de draps et de vaisselle, selon un correspondant de l’agence Interfax sur place.

Roza Otunbaïeva a invité son ancien allié, dont elle a un temps été la ministre des Affaires étrangères, à démissionner. "Nous voulons qu’il démissionne. S’il résiste à notre appel, je ne sais pas (ce qui peut arriver). Le pays tout entier est aux mains d’un pouvoir alternatif", a-t-elle prévenu.

Source : http://www.romandie.com/infos/ats/d...


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