De quoi le lepénisme est-il le signe ? (par Alain Hayot, Marseille, conseiller régional Front de Gauche)

vendredi 2 avril 2010.
 

Alain Hayot. « Un projet d’hégémonie idéologique »

Avec le regain du Front national a ressurgi la thèse du « gaucho-lepénisme ». Quelle est votre vision de ce vote  ?

Alain Hayot. Lorsqu’on prend les grandes villes, le vote FN n’est pas important – par rapport à la moyenne – dans les quartiers résidentiels, comme le 8e arrondissement de Marseille. Il se concentre dans des quartiers populaires  : pas dans le cœur de ces quartiers, qui sont beaucoup plus contrastés que ce que l’on en dit, mais dans les zones pavillonnaires. Ensuite, il est très fort dans les villes à la périphérie des quartiers populaires marseillais, qui n’ont pas grand-chose à voir avec ces quartiers populaires mais qui fantasment sur eux. Ce vote dans ces villes relève de la peur du déclassement de ceux que le sociologue André Donzel nomme les « citadins parcellaires ». Ceux qui, dans les trente dernières années, ont acquis une relative aisance sociale, la propriété de leur maison, se sont installés dans la vie, sont eux-mêmes plutôt d’origine populaire. D’un autre côté, lorsqu’on regarde les zones néorurales du Vaucluse, où vivent une paysannerie riche et des classes moyennes, c’est là que Le Pen recueille ses meilleurs scores de la région. À Cavaillon, par exemple. On a affaire là à un vote très politique. Globalement, on se rend compte que c’est plutôt un vote de certaines classes moyennes qui peut entraîner un vote de classes supérieures et aussi de classes populaires. En fait, c’est un vote interclassiste. Ce constat annihile l’explication sociologiste simpliste et démolit complètement la théorie « gaucho-lepéniste » de Pascal Perrineau, selon laquelle le vote Le Pen serait un vote prolo. Le vote FN n’est pas un vote de désespérance sociale. Cette dernière pousse plutôt à l’abstention – surtout lors des élections locales – ou à des votes plutôt à gauche. Non, le vote FN est plutôt un vote de la peur de la désespérance sociale.

On en arrive ici à ce que dit le vote FN de la société française…

Alain Hayot. Oui. La première chose, c’est l’ampleur de la crise et des peurs qu’elle génère. La seconde, c’est la droitisation de la droite française. Enfin, c’est la capacité du lepénisme à produire un projet politique capable d’influencer la droite et, au-delà, de « lepéniser » les esprits.

Comment s’articulent ces trois aspects  ?

Alain Hayot. Ce que l’on ne voit pas assez, c’est qu’il s’agit d’un vote fondamentalement politique, ancré à droite, d’un vote d’adhésion à un projet de société qui repose, je le répète, sur la peur du déclassement social, sur la volonté de sortir de la crise par une autre voie que celle proposée traditionnellement par la social-démocratie. Par la force qu’il a acquise, par une certaine théorisation, ce projet a su mobiliser une part importante de l’électorat de droite avant de s’élargir à des franges d’autres électorats et des parties de catégories sociales qui votaient à gauche, mais, fondamentalement, c’est un vote ancré à droite.

En fait, sur la base du déclenchement des peurs – notamment, je le souligne encore, celle du déclassement social –, on a assisté, ces trente dernières années, à une conquête idéologique et à la construction d’une véritable hégémonie idéologique et culturelle, au sens gramscien, de l’électorat de droite de la part du FN. Ce que l’on appelle la « lepénisation des esprits » a d’abord été la « lepénisation » de la droite traditionnelle à partir d’une théorisation.

À partir de thèmes comme l’antimondialisme, l’anti-immigrationnisme, l’antifiscalisme, l’anti-européisme, la nation, le refus de l’État providence, le refus du laxisme en matière d’autorité, la passion de l’État fort, mais aussi la déréglementation libérale des normes sociales, le FN a réussi à construire une théorisation politique qui sert globalement de référence à l’ensemble de la droite.

Le vote pour le FN n’est pas le seul problème auquel nous sommes confrontés. Certes, cette conquête idéologique s’attaque d’abord à la droite française. Le projet sarkozyen a d’ailleurs été une tentative de fusion entre un projet économique libéral et un projet sociétal autour du lepénisme. Mais cette tentative de conquête touche l’ensemble du corps social français. Pour résumer, je dirais que c’est un vote profondément politique, qui a pour but de donner sens, ambition et projet à la droite française.

Ce « retour » du FN dans le paysage politique consacrerait-il une certaine réussite de cette stratégie  ?

Alain Hayot. L’entreprise lepéniste a réussi sur deux terrains  : elle a essaimé au sein de la droite ses thèses, ses analyses, ses valeurs, sa vision de la nation française, et elle a ancré dans le paysage politique une force incontournable pour la droite française que même la théorie du vote utile n’arrive plus à contenir, comme on a pu le voir entre les deux tours. C’est-à-dire que les électeurs de droite qui votent FN ne sont même plus sensibles au fait de battre la gauche. Ils préfèrent affirmer leurs convictions, ce qui montre la force d’adhésion au projet.

Ce que vous dites signifie que le débat sur l’identité nationale est un épiphénomène et non pas un élément déclencheur…

Alain Hayot. Pas un épiphénomène, non. L’« opération » identité nationale de Besson et Sarkozy – on ne me fera pas croire que Besson a inventé cela tout seul –, c’est le symptôme de l’hégémonie idéologique que fait peser le lepénisme sur la société française et, en premier lieu, sur la droite française. Pour se convaincre de cette emprise, il suffit de voir le discours de Sarkozy, mercredi, en fin de Conseil des ministres.

Vous évoquez souvent la peur du déclassement. Elle existe massivement dans notre société mais elle est également de plus en plus « ethnicisée »…

Alain Hayot. C’est vrai. Il y a la peur du déclassement, mais il y a aussi la peur de l’autre. Mais l’autre, ce n’est pas simplement l’étranger. Ça peut être le jeune, le voisin, le salarié concurrent dans l’entreprise. Cela entraîne des processus de communautarisation qui ne se réduisent pas à des processus d’ethnicisation. C’est aussi le repli sur des zones pavillonnaires fermées, cadenassées.

Enfin, pour terminer, que dit le vote FN à la politique  ?

Alain Hayot. J’entends votre question comme  : que dit-il au responsable politique que je suis et à la formation politique à laquelle j’appartiens. Il dit que le Front de gauche doit cesser d’envisager le vote Le Pen exclusivement comme un vote protestataire ou par défaut. Ce qu’il nous dit, c’est l’urgence de mener le combat à ce niveau-là. Ce n’est pas seulement en réduisant la crise sociale que l’on va combattre le FN. Bien entendu qu’il faut la réduire, mais ça ne suffit pas.

Au Front de gauche et singulièrement aux communistes, il dit l’urgence d’inventer une nouvelle théorisation politique, un véritable projet de transformation de la société à la hauteur des formes actuelles de la crise économique et sociale, mais aussi de la crise politique, éthique et morale que traverse notre société. Il ne s’agit pas seulement de la question « comment inventer » le dépassement du capitalisme, mais comment on l’invente. Ceci pose la nécessité d’une démarche profondément citoyenne, d’une autre vision de la démocratie.

Entretien réalisé par Christophe Deroubaix


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