Il y a 20 ans l’endettement de la Pologne face aux banques occidentales et l’essoufflement du système économique dirigiste a conduit à la chute du régime de la Pologne Populaire. L’OCDE, le FMI et les pays Occidentaux (USA, UE), ont intronisé au pouvoir une élite oligarchique issue du mouvement de Solidarnosc et de la nomenklatura de l’ancien système. Ces élites collaborent depuis main dans la main avec l’Eglise catholique pour l’installation et la pérennisation d’un système capitaliste néolibéral.
Sous la houlette du pape Karol Wojtyla, l’Eglise catholique vaticane s’est radicalisée. Son objectif est désormais d’abandonner la démocratisation impulsée par le Concile Vatican II et de reconquérir le terrain politique perdu depuis 100 ans. En Pologne ce but est clairement défini dès le début des années 80. Des journaux, des lettres pastorales, des prêches, des discours dans les vastes réseaux rassemblant les femmes, les jeunes, les ouvriers et l’intelligentsia et fondés par l’Episcopat polonais affichent clairement l’ambition de revenir à la situation qui prévalait au 19 siècle.
Les femmes doivent à nouveau être soumises à l’homme, le pouvoir du pater familias restauré, la liberté sexuelle interdite. Le droit à l’IVG et à la contraception, dont les Polonaises disposent alors depuis 1956, est bien sûr dans la ligne de mire, mais le Vatican voudrait également interdire le divorce. En 1989 le pape était certain de pouvoir instaurer revenir en Pologne une véritable théocratie catholique dans laquelle tout acte législatif serait soumis à l’approbation des évêques. Le Vatican et l’épiscopat polonais font pression dans ce sens sur des gouvernements polonais affaiblis par une crise sociale et politique sans précédent. Ces pressions aboutissent à la signature du concordat de 1995 qui donne à l’Eglise un pouvoir très étendu au détriment de l’Etat polonais : obligation par l’Etat d’entretenir des leçons de catéchisme à tous les niveaux de l’école publique, restitution sur simple demande de l’épiscopat des biens nationalisés même avant 1945 , contrôle de l’Eglise sur la vie des citoyens via le mariage concordataire. En outre, tous les domaines touchant la morale sexuelle doivent être soumis à l’appréciation de l’Eglise. L’IVG est donc interdite en 1993 malgré une longue résistance des mouvements sociaux laïques menés par l’association Neutrum, tandis que les premiers contacts féministes avec le Planning Familial Français aboutissent à la création de la Fédération Planning Familial Polonais, fer de lance du renouveau féministe en Pologne.
C’est donc une Eglise radicale et fondamentaliste qui crée dès 1990 le parti Union Nationale Chrétienne (Zchn) extrémiste. Ce parti rentre en coalition avec les partis ultralibéraux dès 1991 et les hommes issus de ce milieu participent à tous les gouvernements de droite ultralibérale dans les années 1991-1993, 1997-2001 et 2005-2007. La récente rupture entre les fondamentalistes religieux populistes et les ultralibéraux, incarnés respectivement par le Président de la République polonaise Lech Kaczynski et par le premier ministre Donald Tusk ne doit pas faire illusion : ces hommes se sont parfaitement entendus dans les gouvernement de la coalition de droite dans les années 90, période cruciale de la restauration du système capitaliste.
Ces deux composantes des élites compradores polonaises, la droite ultralibérale et la droite nationaliste-chrétienne, concluent ainsi un marché : les ultralibéraux livrent les femmes à l’Eglise en interdisant l’IVG, tandis que l’Eglise leur facilite l’installation d’un capitalisme prédateur et permet l’écrasement des classes populaires en mettant une sourdine sur la critique du capitalisme inclue dans sa doctrine sociale. La destruction de l’industrie polonaise par les plans d’ajustements structurels, les privatisations, les fermetures, conduit à un chômage de masse se chiffrant en millions de personnes. En 2004, à la veille de son entrée dans l’UE, la Pologne comptait 20% de chômeurs dans la population active ! Depuis, environ 4 millions de Polonais partent en Europe – c’est l’émigration « bolkestein ». La majorité travaille au noir dans les pays occidentaux par le biais de sociétés de sous-traitance polonaises. Les gouvernements polonais s’enorgueillissent ouvertement d’avoir sous-traitée la question des chômeurs polonais aux pays occidentaux. L’émigration de masse des couches les plus fragiles de la population est présentée par les médias polonais comme un succès du gouvernement alors qu’elle est en fait une tragédie sociale et la preuve de l’inefficacité du système capitaliste.
Les classes populaires sont enrôlées idéologiquement par l’Eglise et l’extrême droite nationaliste et religieuse. L’Etat se désinvestit de ses fonctions sociales en supprimant crèches, écoles et centres médicaux et sociaux. La sphère sociale est confiée à l’Eglise. Le concordat facilite la sous-traitance par l’Etat des services sociaux à l’Eglise et leur confessionalisation. De ce fait, de nombreuses femmes, rendues chômeuses ou précaires, sont enrôlées par l’Eglise en tant que nonne (main-d’œuvre gratuite notamment dans les hôpitaux, les crèches, les hospices) et en tant que bénévoles dans ces structures. Ce sont surtout les femmes de plus de 45 ans, actives avant 1989, qui sont encouragées à travailler gratuitement dans les structures sociales appartenant désormais à l’Eglise.
Les fonctionnaires sont soumis/es au dictat idéologiques de la religion – les hauts fonctionnaires, les officiers de l’armée, les professeurs d’université sont sommés de participer à des cérémonies comportant des messes obligatoires sous peine de dégradation. Les enseignant/es doivent supporter l’endoctrinement fondamentaliste des jeunes dans les cours de catéchisme, l’immixtion des curés dans les conseils de classe et la suppression de nombreuses heures de cours au profit de messes, de cérémonies religieuses, de prières imposées. De plus, les nombreuses femmes enseignantes vivent au quotidien le hiatus d’assurer leur autorité en tant que professionnelles alors que les religieux les dévalorisent en tant que femmes en les réduisant à un corps sexuel soumis au contrôle étatique et ecclésiastique.
Les populations des régions désindustrialisées et réduites à la misère du Nord et du Sud-Est de la Pologne sont confiées à l’extrême droite catholique dont la célèbre station de radio fondamentaliste et antisémite Radio Maryja est le triste emblème. Cette extrême droite canalise le mécontentement populaire vers des boucs émissaires construits par ses soins : les communistes, bien sûr, les Juifs, toujours, mais aussi les femmes qui avortent - les meurtrières, les homosexuels - déviants, les Russes, l’ennemi héréditaire, les Allemands, l’ennemi héréditaire occidental, mais aussi les Français lorsqu’ils ne veulent pas privatiser leur poste ou leur chemin de fer ou « porter la démocratie » par le fer et par le feu en Irak.
La police politique de l’ancien régime est accusée d’être responsable de tous les maux de la Pologne actuelle : chômage, privatisations mafieuses, vols du bien public, corruption, mépris des élites pour le peuple… Cet inquiétant délire conduit à une « politique historique » explosive car le fondamentalisme religieux devient une composante essentielle de l’identité nationale – n’est Polonais qu’un catholique et tout Polonais doit obéir à l’Eglise sous peine de perdre son identité. Mais ce nationalisme est également étroitement imbriqué avec le capitalisme, selon une idéologie qu’on peut résumer ainsi : « Le capitalisme actuel représente l’essence même de l’identité nationale polonaise car lui seul peut garantir la pureté de la Pologne catholique et anti-communiste ».
Depuis presque 20 ans, les citoyens polonais sont quotidiennement bombardés par cette idéologie dans les médias, l’Eglise, les écoles. Dans le droit, cette idéologie se traduit par des discriminations légales en violation de la Constitution et de la Convention Européenne des Droits Fondamentaux, sans que l’Union Européenne ne s’en offusque. Il s’agit des lois dites « de lustration » interdisant aux citoyens soupçonnés de collaboration avec l’ancienne police politique les postes électifs et les responsabilités publiques. Le gardien de cette « pureté de l’Etat » est l’Institut de Mémoire Nationale (IPN), une institution anticonstitutionnelle régie d’une main de fer par les hommes politique issus de l’extrême droite nationale-chrétienne. Ces hommes décident de la vie de millions de personnes car ils détiennent les archives de l’ex-police politique et publient des documents compromettant leurs adversaires politiques. En cas de fuites fortuites, n’importe quel citoyen peut faire les frais d’une véritable chasse aux sorcières publique, comme de nombreux acteurs, réalisateurs, professeurs et même des évêques ont pu en faire l’expérience.
Pour cimenter l’alliance du capital et de l’autel rien ne vaut cependant une bonne guerre. Il n’est pas surprenant que les élites politiques polonaises, y compris social-libérales, se soient lancées avec enthousiasme dans deux guerres impériales de Georges Bush, en Afghanistan et en Irak et qu’elles aient invité les USA à installer leur bouclier anti-missile en Pologne. Idéologiquement il s’agit d’habituer les citoyens polonais à se voir comme supérieurs au reste du monde, en particuliers aux Afghans et Irakiens théorisés comme « musulmans ». Selon cette idéologie très présente dans les médias, les Polonais sont supérieurs aux « musulmans » car ils sont capitalistes, occidentaux et catholiques. Au bouc émissaire intérieur correspond le bouc émissaire extérieur.
Traumatisés par le désastre de la Seconde Guerre Mondiale, les Polonais avaient développé une culture pacifiste, incarnée dans les années 60 par l’engagement de la Pologne dans la construction de l’ONU et de ses forces de paix et par le pacifisme internationaliste ouvrier de Solidarnosc. Les viols et les massacres commis par les soldats polonais sous les ordres américains font des Polonais un impérialiste, un agresseur de peuples qui n’avaient jusqu’à présent aucun contentieux avec la Pologne. Les classes populaires sont certes hostiles aux guerres et aux bases américaines, mais cette hostilité reste passive. Les manifestations anti-guerre organisées par la gauche anti-capitaliste n’ont jamais été massives. Les élites politiques et les classes moyennes s’identifient volontiers au capitalisme guerrier qui fouette leur sentiment de supériorité face au pacifisme d’une « vieille Europe efféminée et peureuse » .
Le lien capitalisme-nationalisme-fondamentalisme religieux parait aujourd’hui si solidement ancré qu’on peut se demander si l’espoir d’un changement peut subsister.
L’espoir peut venir d’un regain de la combativité de la classe ouvrière. Dans les industries lourdes, notamment les mines de charbon d’Etat qui malgré toutes les politiques néolibérales constituent toujours l’ossature de l’économie polonaise, les ouvriers perpétuent une longue tradition de lutte et de méfiance face aux élites autoproclamées et illégitimes. Les services publics féminisés (enseignant/es, infirmier/ères, ambulanciers…) contestent enfin les logiques de privatisation. Les premières grèves dans la grande distribution mettent en question pour la première fois le culte de la consommation découlant du capitalisme.
De nombreuses femmes reviennent de leur périple migrant saisonnier en Europe riches de l’expérience de vie dans d’autres pays d’Europe, malgré toutes les difficultés, l’exploitation et la marginalité de l’exil. Elles comparent leur vie à celles d’autres ouvrières d’Europe et concluent qu’il faut valoriser ce qu’on est soi-même …
Un ressentiment anticlérical existe également en Pologne depuis 20 ans, visible dans le chiffre élevé du tirage de deux hebdomadaire anticléricaux (de 80 000 à 300 000 exemplaires). C’est surtout dans les petites villes que le parasitage de l’Eglise sur les biens publics est le plus durement ressenti. Il est possible que ce courant devienne un mouvement politique à la faveur des prochaines élections locales.
Enfin, la résistance individuelle des femmes à l’oppression de l’Eglise est fondamentale. Alicja Tysiac a tracé la voie de la reconnaissance des droits des femmes face une loi anti-IVG très répressive, en faisant condamner l’Etat polonais par la Cour Européenne des Droits de l’Homme. D’autres femmes ont suivi son exemple. Aujourd’hui Alicja Tysiac, en attaquant pour diffamation l’Episcopat et les médias ecclésiastiques, contribue à faire reculer l’hégémonie idéologique du fondamentalisme religieux et du nationalisme et à ouvrir des espaces de liberté d’expression pour les femmes. L’émigration facilite « l’émigration pour l’avortement » dans des pays comme l’Angleterre et oblige les gouvernements à admettre l’existence même de l’avortement clandestin. De plus, les voyages saisonniers contribuent à affaiblir la tutelle de l’Eglise sur la masse des migrants. Ces résistances sont un potentiel que les féministes d’Europe doivent soutenir et aider à se construire en un mouvement politique.
De : Monika Karbowska
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