La démarche d’auto-socio-construction du savoir (par Odette Bassis, GFEN)

lundi 21 décembre 2009.
 

Quand le terme de "construction" du savoir fut introduit au GFEN il y a trente ans ce fut, sans aucune ambiguïté, pour approfondir en pédagogie la relation entre les savoirs de la culture humaine et les sujets apprenants. Et cela, avec des finalités d’égalité dans les apprentissages et de formation à une pensée critique et créatrice.

Il s’agissait en effet de "dépasser la fausse querelle entre les tenants de l’école traditionnelle qui prétendaient transmettre le savoir mais n’en distribuaient que des produits congelés […] et les tenants de l’école nouvelle naturellement tentés […] d’opposer aux "contraintes" du savoir la nécessaire liberté et les droits imprescriptibles de l’enfant. Mais le savoir aussi est un droit imprescriptible – et peut-être le plus haut. Car il répond à l’interrogation permanente de l’humanité sur la nature, sur soi-même et sur les autres en même temps qu’il est pour l’individu la condition de la maîtrise de l’univers dans lequel il vit […] et ce monde intérieur que lui-même constitue." Henri Bassis(1)

Dans la poursuite et le réinvestissement des acquis antérieurs de l’éducation nouvelle, le terme et la notion de construction empruntaient aussi bien à l’élaboration historique des savoirs : "Rien n’est donné, tout est construit" de Bachelard, à la psychologie génétique de Piaget "Tout est genèse", aux apports bien sûr de Wallon quant à la connaissance comme "effort pour résoudre des contradictions" et à la fonction de "l’autre" dans la formation d’une pensée autonome, apports confortés un peu plus tard par ceux de Vygotski notamment pour souligner combien " l’apprentissage serait parfaitement inutile s’il ne pouvait utiliser que ce qui est déjà venu à maturité dans le développement, s’il n’était pas lui-même la source du développement, la source du nouveau"(2). Rapide survol pour insister non point sur une centration univoque et vaine seulement sur l’apprenant, qu’il soit enfant ou adulte, mais sur la relation à mettre en œuvre entre savoirs et sujets, où la fonction du maître, enseignant ou formateur, est celle de "passeur" et donc, se faisant, d’éducateur. "Educare" au sens de "mener hors de" (là où on était) ou encore, comme l’écrit Michel Serres : "inviter à quitter son nid".

Une conviction de fond : l’apprentissage ne se peut sans une activité mentale du sujet. Mais quelle activité ? Là, une ambiguïté insidieuse est à lever car les risques sont grands d’un dérapage entre apprentissage et dressage. L’humain en effet, comme et plus encore que l’animal peut être dressé, conditionné, tant il dépend déjà dès sa naissance et plus longtemps qu’aucun autre vivant de ce qui l’entoure et l’autorise à vivre. Et tout dressage demande une certaine forme d’activité quand bien même elle n’est que de reproduction et de répétition. Cependant, les potentialités d’intelligence, de création que porte tout humain à sa naissance sont immenses et ce sont elles qui sont requises dans la construction par l’apprenant de ses savoirs. Savoirs dont l’apprenant peut, mais si les conditions en sont crées, devenir l’artisan, le concepteur. Concepteur non pas des savoirs mais de ses savoirs. Faut-il pour cela que les conditions crées soient porteuse d’une dimension culturelle non tronquée. Ce en quoi l’acte d’apprendre devrait être fondamentalement acte d’acculturation. Et parce qu’il n’est de culture sans relation aux autres, au regard des autres et sur les autres, l’acte d’apprendre doit pouvoir lui-même être acte de socialisation. C’est pourquoi se trouve haut placée la barre des exigences à poser pour l’acte d’enseigner, dont le paradoxe consiste pour l’enseignant à créer les conditions, en définitive, d’avoir à se rendre inutile. Métier traité si souvent d’impossible qui ouvre sur de multiples possibles. Plusieurs repères pour cela à profiler.

Les savoirs… mais lesquels ?

Sur le plan des contenus, il serait naïf et irréaliste de croire que les apprenants pourraient reproduire les étapes historiques d’élaboration des savoirs, les ré-inventer tels quels. Il y a forcément à transposer les "savoirs savants" pour en extraire ce qui peut en être enseignable. Ce qui conduit à faire le tri, décider, choisir quels savoirs retenir pour enseigner et surtout quoi des savoirs choisis mettre en apprentissage (quels contenus de pensée, de création ?) et bien sûr pourquoi ces savoirs à enseigner (en vue de quelle finalité éthique, sociale) et donc en conséquence comment les enseigner, ces savoirs choisis. Autant de positionnements qui, même s’ils restent dans l’implicite, ne peuvent prétendre ni à l’objectivité absolue, ni à la neutralité puisque toujours liés de fait à des choix philosophiques, culturels et sociaux.

Là, entre les savoirs “savants ” du patrimoine culturel et les savoirs enseignés, un risque majeur est à redouter : une perte de sens ou un détournement de sens au fil de l’établissement des programmes, de la conception des manuels, de la formation officielle établie et jusqu’aux choix de l’enseignant, pris entre l’obligation institutionnelle à laquelle il est tenu, ses conditionnements surmontés ou non et ses positionnements personnels.

Un écart, une transposition où peuvent être effacés, limés, les défis à l’ignorance ou aux fatalités, les contre-évidences et même les interdits dont les savoirs sont issus, laissant place au moment où ils sont enseignés à des descriptions, des explications ou démonstrations présentées dans une logique a posteriori dont la fonction se trouve réduite trop souvent à en légitimer le bien fondé ou à donner seulement dans l’efficace en vue de l’examen. Savoirs prescrits devenant des réponses – des produits-sous-vide – aux questions trop souvent éludées du passé. Constat brutal, certes, où restituer aux savoirs leur plus “ haut niveau ”, serait de ne pas se contenter des allants de soi convenus mais d’accéder aux questionnements et cheminements qui les ont générés. Non pour alourdir mais pour donner sens. Centrer sur l’enjeu qui est de chercher quelles clés pour comprendre, afin de ne pas en rester seulement aux limitations de ce qu’il faut apprendre(3) . Afin que les élèves puissent entrer dans ce qui fut – et peut devenir pour eux – au cœur même de la fonction opératoire de ces savoirs, aventure de la raison et de l’imaginaire.

Enjeux très lourds que cette question. Car il s’agit de restituer aux savoirs leurs dimensions civilisatrices et émancipatrices. Retrouver leurs origines humaines, tournant le dos délibérément aux risques de savoirs zappés, marchandisés ou seulement fonctionnalisés. Aller à la rencontre de leur raison d’être, du pourquoi de leur émergence et des traces qu’ils laissent de ce qui fut conquête sur l’ignorance ou sur l’impossible. Façon non de regarder passivement un passé révolu mais de comprendre la charge d’avenir qu’ils donnent à saisir, étant porteurs de contenus de pensée et de création toujours à poursuivre. Offrant ainsi des relais à prendre, comme ils le furent eux-mêmes.

Responsabilité bien lourde, en fait, que celle des savoirs enseignés, si souvent contournée, écartée, dans les discours pédagogiques dont il n’est pas étonnant cependant qu’elle en arrive à faire surface dans les polémiques cuisantes d’aujourd’hui(4) . Car s’il clair qu’enseigner ne se peut sans transposition entre savoirs savants et savoirs prescrits, alors ne devrait pas être esquivée cette question de fond dans toute formation. Question transdisciplinaire qui ne peut être seulement didactique puisque liée à des choix culturels, philosophiques et sociaux quant aux finalités dévolues à l’enseignement. Il est grand temps que vienne la conscience d’un tel enjeu où devraient être interrogées les normes cachées qui définissent les transpositions existantes. Car étant des savoirs sur les savoirs, plus subies dans l’implicite que connues, ces transpositions ont particulièrement pour effet, à l’insu de tous, d’être pouvoirs sur les savoirs.

Avec pour conséquence d’inverser en contrainte et ennui ce qui fut nécessité vitale et invention, et de justifier comme évidence et allant de soi, ce qui fut audace et création.

Le pari de toute démarche

Une ambiguïté est ici à lever, entre la motivation, si souvent attendue de l’apprenant comme préalable, et la possibilité de mise en mouvement, de mobilisation souhaitable dont il est capable. Car il est normal après tout, naturel, de ne pas être spontanément motivé pour tel ou tel savoir. Cela dépend des situations rencontrées ou non, des milieux habituels de vie, etc.

Mais il est par contre de l’ordre du "culturel" de se découvrir interpellé, saisi dans ses représentations, par des situations insolites, inattendues, qui viennent mobiliser pour chacun comme sujet des potentialités insoupçonnées. Il s’agit alors pour les apprenants, parce que mis en situation d’avoir à surmonter obstacles et contradictions, de vivre des processus où, impliqués comme sujets, ils vont être amenés à mettre en travail mais aussi en question leurs propres opinions, conceptions et acquis antérieurs(5) . Enjeu difficile, qui fonde le travail proprement pédagogique, et donc le pari sur la construction par l’apprenant de son savoir. Difficile mais riche en promesse et jubilation. Car, en construisant ses savoirs, c’est lui-même comme sujet que construit l’apprenant, devenant auteur de la part qui lui revient dans l’affirmation de son identité, auteur et acteur d’une histoire singulière qui est la sienne, dans un rapport au monde toujours renouvelé.

L’enjeu de toute démarche n’est pas moins, dans une interaction effective entre le déjà-là du passé des savoirs et l’ici et maintenant de l’acte d’apprendre, de créer des conditions pour qu’entrent en synergie les forces créatrices qui constituèrent les savoirs avec les potentiels créatifs des apprenants eux-mêmes. Enjeu qui devient pari quand il s’agit de chercher et mettre en œuvre des situations qui en rendent l’amorce possible.

Les situations de recherche

On a vu combien est première la recherche par l’enseignant des concepts-clés qui sont à construire derrière tel titre de leçon, tel libellé du programme. Recherche, en fait, de problématiques conceptuelles en vue de situations de recherche à anticiper, élaborer, créer. Recherche difficile certes, puisque face à toute connaissance, on ne peut ni prétendre tout savoir, ni pouvoir tout dire alors qu’il s’agit cependant de chercher les questionnements-clés à même d’orienter le choix et la pertinence de situations possibles de recherche.

Toutefois, aussi importante qu’une telle exigence quant aux contenus des situations est l’exigence, en direction des apprenants, liée au pari de leurs capacités à entrer dans une recherche effective. C’est la mise en acte du "tous capables" qui est là à l’épreuve.

Dans la conception des situations à trouver, deux types de nécessités sont à prendre en compte en étroite dépendance. Ce qui entraîne des conditions qui en constituent la cohérence et la force :

* être accessibles à tous : il s’agit que la situation soit clairement compréhensible par tous, quant aux données proposées et à la présentation de l’objectif à atteindre. Ceci afin d’éviter le préalable d’un magistral lourd, chargé, qui ferait barrage à l’entrée de tous dans la recherche. Cette situation doit être vraisemblable même si elle est fictive et se présente comme une situation de « simulation »(6) . Les élèves ne s’y trompent pas, d’ailleurs, qui savent reconnaître si l’objectif recherché est clair pour eux.

* être à même de générer des processus de recherche : c’est la difficulté principale car il s’agit de traduire la problématique conceptuelle visée dans une situation qui, sans poser directement des questions, va faire se poser un questionnement fort, qui va même dérouter, bousculer, étonner et peut-être dans un premier temps paraître impossible à gérer. Chaque fois, la situation n’a de sens que si précisément elle pose problème ! Et problème en relation avec la problématique conceptuelle à atteindre, c’est à dire non point comme dérivatif illustratif ou autre, mais déjà par rapport à un objectif bien ciblé, première étape en vue d’un but conceptuel à atteindre.

La caractéristique de l’objectif proposé est d’être "quelque chose à faire" à partir de données spécifiques minutieusement choisies : documents liés à telle ou telle discipline, tableaux, cartes, figures géométriques différentes, etc…(7) . Sachant que ce qui est "à faire" prépare les matériaux réflexifs, les questionnements qui deviendront nécessaires pour la conceptualisation qui suivra.

Par exemple :

- "classer", mais les critères de classement sont à chercher

- "comparez", mais les éléments de comparaison sont à dégager

- "préparez une rencontre entre protagonistes différents en vue d’une polémique à gérer, d’une problématique à dégager, d’une décision possible à prendre, d’une conséquence à tirer", à partir de documents historiques, scientifiques, littéraires, linguistiques, philosophiques ou autres.

- "saisissez des expressions, mots, idées pour composer vous même un écrit" (à partir de textes mis à disposition ou d’écrits déjà produits par les apprenants).

- "dénombrez", mais les conduites pour y parvenir ne sont pas données mais à imaginer, chercher.

- "traduisez" mais les points d’appui sont à déterminer en fonction du texte donné.

La consigne consiste donc à impulser une action dont l’objectif est fixé, en effet, mais non point la conduite, tout entière laissée à l’initiative de l’apprenant. C’est pourquoi cette consigne s’exprime par un verbe, non comme réponse à donner, non comme procédure à suivre, non comme manipulation sous contrôle, mais comme tremplin où du nouveau à concevoir est au rendez-vous.

Les processus enclenchés

Une forme de défi est donc posée à l’apprenant. Mais il est soutenu par la présence confiante de l’enseignant, bien que laissé à ses initiatives propres, ce qui est souligné par un "débrouillez vous" qui est l’affirmation - en acte - des attentes positives manifestées à son égard.

C’est là où, face à une telle situation, l’apprenant va devoir aller quérir en lui non seulement ce qui est à sa disposition, comme réinvestissements possibles, mais plus encore, au-delà. Il se trouve alors convié à tenter des conduites et idées nouvelles pour lui, à les ajuster aux conditions données et à l’objectif perçu. Et les mises en déséquilibre qu’il doit affronter l’amènent, pour s’en sortir, à déborder le cadres des schèmes jusque là familiers. Là, la bipolarisation d’inférences de la pensée que sont déduction et induction ne suffisent plus et les termes d’énaction (Varela) ou d’abduction (Pierce) sont à interroger, travailler, intégrer(8) . Processus en émergence au terme desquels les conceptualisations en jeu doivent rendre cernables, visibles, les savoirs que ces processus construisent. Car que serait l’action de construire si elle ne parvenait pas à un aboutissement repérable, formulable ? Que serait la création de Mozart si elle n’était inscrite dans une œuvre ?

C’est face à un tel enjeu que doivent être précisées, comme caractéristiques de tels processus, des mises en dialectique de pôles tenus souvent pour cloisonnés.

· processus dialectiques entre acte et pensée

Si la situation de départ impulse des "faire", comme conduites initiées par les apprenants, c’est parce que, très vite mis à l’essai par eux, ils portent déjà la marque de schèmes réinvestis ou tentés qui, étant d’abord schèmes d’actions, ont en puissance le fait d’être vecteurs d’une implication cognitive dont ils n’ont pas encore conscience, dans le feu immédiat de l’action. Et il y a fort à faire, dès l’abord, pour franchir contraintes de réalité et obstacles inattendus. Pourtant ce sont de telles aspérités qui donnent du piment à l’investissement tout en mettant un moment en arrêt l’action, obligeant à un recul réflexif. Recul bénéfique pour la pensée parce qu’exigeant une analyse pour se reprendre, face à l’objectif visé. L’obligation surgit alors d’une mise en relation entre l’action en cours et la réflexion sur cette action. Action nouvelle de la pensée qui est "action signifiante"(9) .C’est le passage qui s’amorce entre conduites opératoires en vue de l’objectif à atteindre et conduites cognitives qui, elles, engendrent la conceptualisation. C’est là où vont intervenir, entre action et conceptualisation, les activités de représentations. Où la fonction symbolique est sollicitée. Par le langage, le passage du faire au dire, déjà dans les petits groupes. Par les représentations dessinées ou écrites, les schémas, diagrammes, tableaux,…Et donc passage amorcé du "comprendre en action" au "réussir en pensée". L’activité commence à changer de registre pour entrer dans le cognitif.

· processus dialectiques entre chacun et les autres

Aux interactions entre chacun et la situation vient vite s’intercaler un va et vient entre chacun et les autres qui va entraîner l’obligation de se décentrer, par rapport à soi-même. Vient le moment de faire face aux différences et même divergences, contradictions rencontrées dans une situation pourtant la même pour les uns et les autres. Intervient là une autre mise à l’épreuve, bénéfique, puisqu’elle contribue à passer d’une subjectivité, aux risques d’enfermement ou d’illusion, à une phase décisive d’objectivation. Etre amené à décrire, expliquer ce qui est fait et pourquoi, à clarifier sa propre pensée, argumenter, mais aussi écouter, entrer dans la pensée de l’autre et donc en retour visiter autrement sa propre pensée, autant de mises en dialectique qui instituent une mise à distance indispensable à toute conceptualisation.

C’est cette interaction entre chacun et les autres qui justifie la terminologie de "démarche d’auto-socio-construction du savoir", soulignant combien la médiation des représentations différentes comme des référents culturels propres aux uns ou aux autres, contribue à la construction des dynamiques de pensée de chacun, confrontés tous au tiers commun que représente la situation à traiter et le savoir mis en perspective. Là, dans de tels processus, se construisent ainsi des capacités à entrer, participer et faire avancer des mises en débat où s’exercent vigilance, esprit critique mais aussi élaborations positives dans la complémentarité. Là s’apprennent aussi à être surmontées au positif les tentations de discriminations entre apprenants d’origines différentes, sociales ou culturelles.

Il est nécessaire de préciser, dans le cours de la démarche, des plans différents de réflexion où se jouent les interactions entre les apprenants suivant qu’il s’agit de petits groupes, au plus près des conduites tentées, puis de la confrontation collective entre les groupes, où sont mises en relation les productions des groupes en vue de dégager une problématique commune. Les registres de réflexion et de langage en sont différents, les mises à distance étant amenées à changer de niveau. C’est d’ailleurs dans la confrontation collective que l’animation de l’enseignant devient décisive pour que change de registre la réflexion et les formulations en cours(10).

C’est vrai qu’il faut avoir vécu et observé de tels moments pour en mesurer à la fois les difficultés, la force, les défis et les victoires. Et c’est bien là où l’on peut y voir, déjà vraiment, l’apprentissage au débat démocratique. Car c’est là où les uns avec les autres ayant à surmonter, ensemble, différences et contradictions, avec la charge émotionnelle qui s’y déploie, sont amenés à vivre, de fait, des apprentissages solidaires. Enfin c’est là où sont prises en compte les différences entre les apprenants, si décriées dans certaines pédagogies centrées seulement sur la logique de l’enseignant qui, à se vouloir entre elles différenciées, cloisonnent et ignorent les richesses à tirer de l’intégration dans une même démarche de telles différences.

· processus dialectiques entre liberté et contraintes

Dès la donnée des situations de départ et dans les processus qui suivent, bien sûr qu’apparaissent des difficultés liées aux interactions multiples qui surgissent. Est-il besoin de souligner que c’est cela même qui tient en haleine l’attention et la recherche dans la mesure où les difficultés rencontrées ne sont qu’aléas d’une vie qui circule et s’exprime puisqu’il s’agit de se frayer des chemins de liberté pour introduire des modifications, des transformations. Que serait l’exercice d’une telle liberté si elle n’était cette capacité à déjouer les obstacles, à surmonter les contraintes pour un but à atteindre haut placé ?

Les plus grandes découvertes, les plus belles créations, les plus étonnants exploits ne furent inouïs que par les dépassements qu’ils ont su réaliser. Et cela peut être à l’honneur de la pédagogie que de croire possible un tel apprentissage de la liberté au cœur même de l’acte d’apprendre. On peut relire Wallon : « La connaissance est essentiellement un effort pour résoudre des contradictions » ainsi que « Rien ne subsiste qui n’ait triomphé du conflit, en réalisant un nouvel équilibre, un nouvel état, une nouvelle forme d’existence » ou Bachelard « La connaissance cohérente est un produit de la raison polémique ». Mais que fait-on aujourd’hui de tous ces apports, et de bien d’autres ? Sont-ils jetés aux oubliettes ?

C’est à l’issue de la réalisation d’un projet de formation en ZEP(11) qu’une institutrice s’exclama : "Ce qui m’a le plus frappé c’est que, pour aider les enfants le plus en échec, c’est en leur proposant du difficile qu’on peut le faire". Parce que ces enfants y trouvaient de quoi exister.

La problématique conceptuelle

Tout le vécu de la démarche se joue entre l’objectif à atteindre, lancé dans la situation de départ, et le but visé en final qui est la problématique conceptuelle à construire. But qui est l’inconnu du départ, celui qui ne peut être dit aux apprenants, puisque c’est aux processus impulsés d’y conduire. En effet il s’agit de passer du caractère opératoire de l’objectif atteint à la dimension conceptuelle qui ne va pas sans saut qualitatif de la pensée, sans "rupture"par rapport aux conceptions préalables, sans travail dialectique de la pensée au sens où Bachelard écrit "on devrait se méfier d’un concept qu’on n’a pas encore pu dialectiser"(12) . Travail serré dans le symbolique où les formulations, les représentations donnent chair à ce but conceptuel. Faut-il encore en arriver là, où de prétendues situations-problèmes souvent n’y conduisent pas, embourbées dans des méandres "activistes" sans issues.

C’est dans les temps des confrontations collectives que se resserrent les prises de conscience en gestation sur le plan conceptuel. Temps de mise à distance, dans l’analyse réflexive sur les productions langagières orales et écrites produites par les uns et les autres, pour en arriver à des problématiques identifiables et à des formulations cohérentes. Car il s’agit bien de problématiques, dans la mesure où telle ou telle notion ciblée ne peut l’être précisément qu’en relation avec d’autres notions qui participent à sa compréhension.

C’est une telle dynamique, jusqu’à ses aboutissements, qui fait de l’acte d’apprendre cette aventure humaine dans l’histoire de chacun, où tout savoir nouveau vient faire événement, aiguisant autrement son regard autour de soi et sur soi.

L’animation de l’enseignant

Pour animer une démarche d’auto-socio-construction du savoir, l’enseignant a lui-même à se construire un mode de fonctionnement tournant le dos à la fois à une posture explicative et expositive en même temps qu’à un activisme de surface. Animation sans imposition ni directivité aussi bien que sans effacement ni laisser faire.

En fait, tout au long du vécu de chaque démarche, l’enseignant est en recherche-observation active permanente de ce qui se fait, de ce qui se dit, restant dans une retenue et une mise à distance propre, tout en maintenant l’exigence de laisser toujours la balle dans le camp des élèves. Sa conduite verbale s’appuie sur une attitude de "reflet-miroir" où il est amené à renvoyer sans commentaire à tel apprenant ou à la classe ce qui est dit ou fait et qui pose problème. Ainsi renvoie-t-il aux apprenants telle ou telle contradiction. Mais cela suppose qu’ensuite il soit à même d’assurer la gestion des prises de paroles pour qu’ait lieu la mise en réflexion et en travail de ce qui a été ainsi renvoyé.

Ce faisant, il reste dans une attitude d’empathie, cherchant à se placer dans le cadre de référence d’autrui, afin de tenter de comprendre d’où parle l’apprenant, dans quelle logique. D’où son refus de céder aux tentations de juger, de valider avec des "c’est juste", "c’est faux", "tu as fait une erreur"… , créant cependant les conditions pour que ce soient les apprenants qui sortent du flou et d’impasses sans issue. Ce qui exige de sa part d’imaginer quel renvoi à telle ou telle situation qui permettra aux apprenants de se rendre compte par eux-mêmes de ce qui ne va pas, avec par exemple l’incitation : "essayez, faites, pour voir si ça marche"(13) .

C’est d’ailleurs particulièrement dans les moments de confrontation collective où, organisant les conditions matérielles et temporelles d’une telle confrontation, l’enseignant doit en assurer le meilleur déroulement possible sur le plan décisif des analyses et conscientisations dont ces moments sont des temps privilégiés. Car il s’agit de saisir, dans le foisonnement des productions affichées et des apports langagiers des élèves, ce qui permet d’avancer telle ou telle analyse, de cerner tel ou tel élément conceptuel, d’en coordonner et structurer les différents constituants et d’en faire travailler les formulations qui s’en dégagent. Là, l’enseignant, soucieux de partir toujours des apprenants, doit aiguiser son écoute, calibrer ses relances, renvoyer à la classe tel ou tel des problèmes soulevés… et en même temps "tenir le cap" qui est d’en arriver à une conceptualisation donnant existence et visibilité aux savoirs en jeu.

On peut comprendre alors que les savoirs ainsi "construits" par l’apprenant deviennent vraiment SES savoirs, des savoirs toujours plus objectivables, réinvestissables au-delà d’eux-mêmes et toujours révisables comme le furent, bien qu’à une toute autre échelle, les savoirs du patrimoine culturel humain.

Mais, chemin faisant, tout au long du déroulement d’une démarche (que ce soit avant, pendant et après) on peut mesurer à quel point se pose la question d’une transformation de la formation de l’enseignant. Encore faut-il que la conception et les pratiques vécues de formation soient cohérentes avec celles qui peuvent être attendues de lui. Transformations pour lesquelles, concernant la construction des savoirs, la conviction théorique n’y peut suffire si les formateurs eux-mêmes des enseignants n’ont pas été conduits à vivre directement des processus et des ruptures conceptuelles analysés et théorisés en situation, à leur niveau. Il est vrai à cet endroit que l’expérience de recherche propre en éducation nouvelle, au sein de collectifs apportant une multiplicité de disciplines, de niveaux de classe, de terrains, offre des conditions exceptionnelles quoique difficiles(14) où peuvent s’essayer, se peaufiner et s’élaborer de telles démarches. Et qui pourrait s’étonner que de telles recherches aient pu aller sans "ruptures", particulièrement dans la conception de démarches auprès d’adultes ? Mais ruptures et élaborations survenues dans l’aspiration partagée d’une école et d’une formation à hauteur d’enjeux démocratiques d’égalité, d’émancipation et de solidarité.

Faire vivre une démarche ?

Bien sûr, c’est avec des exemples précis de démarches que peuvent être mieux saisies la place et l’importance des repères présentés ici. Mais encore faut-il se garder de ne point retenir seulement le descriptif du dispositif qui ne serait que décor là où sont premiers les acteurs, porteurs du vivant de la pièce, que sont apprenants et animateurs. Rien n’est jamais vraiment joué à l’avance. C’est pourquoi toute démarche ne peut réellement se connaître qu’en situation vécue.

Faire vivre une démarche ? Rien ne serait pire qu’une fatuité de pouvoir illusoire quand se joue une dimension existentielle pour chaque apprenant qui, incité à transformer ses modes de pensée, n’y parviendra que s’il en décide ainsi, et non point s’il y est tenu. Bien sûr pourrait être paralysante à l’inverse l’idée qu’on ne peut tenter quelque mise en œuvre de démarche que si "tout y est", si l’on est "fin prêt". Ce serait oublier que toute démarche – et la conception elle-même de la notion de démarche - a été l’objet d’essais et erreurs, d’avancées et de temps d’analyse réflexive. Ce serait oublier que toute démarche, comme il en est pour tout savoir, n’est jamais que provisoirement achevée. Et c’est déjà un grand pas en avant que de s’autoriser à tenter telle ou telle situation, fut-elle d’apparence fort modeste, ou tel ou tel mode d’animation, fut-il encore hésitant…Un pas en avant qui, en retour, apporte de quoi se donner des raisons de poursuivre, de quoi s’étonner et s’encourager soi-même quand surviennent des réactions inattendues et prometteuses. Réactions qu’il faut analyser cependant pour en tirer parti, en différé, et avec les productions obtenues.

Car si la pédagogie est praxis c’est que l’animateur lui-même, sujet de cette praxis "est constamment transformé à partir de cette expérience où il est engagé et qu’il fait mais qui le fait aussi. Les pédagogues sont éduqués" avance Castoriadis, tout comme, ajoute-t-il "le poème fait son poète"(15). Une remarque encore, souvent nécessaire : croire qu’il faudrait enseigner tous les savoirs avec des démarches ad hoc est inexact. Mais se centrer sur des problématiques conceptuelles clés, assurément, dans la mesure où font réseau quantité de notions liées entre elles. Et puis, pourquoi ne pas faire confiance aux effets positifs de démarches déjà travaillées, antérieurement ? Les apprenants ne s’y trompent pas quand, ayant vécu de façon intense des situations de recherche abouties, ils s’y sont forgés des capacités d’exploration, de coordination, de formulation qui les rendent désormais bien plus vigilants et impliqués, de telle sorte qu’à certains moments, point n’est besoin de dispositifs complexes pour qu’ils soient à même d’explorer d’emblée documents ou problèmes nouveaux. Car ce qui se réinvestit, au-delà des savoirs déjà construits, c’est leurs capacités à questionner, se questionner, entrer dans des processus de recherche et d’élaboration.

Finalités

Tout au long du déroulé qui précède n’ont pas manquées d’être évoquées des finalités présentes au cœur même d’une démarche. Développement d’une image positive de soi : l’apprenant, sollicité dans ses potentialités et n’étant pas soumis à une sorte de délégation du pouvoir de penser en la personne de l’enseignant se découvre lui-même capable d’intelligence, capable de s’enrichir de significations nouvelles. Ce faisant, l’apprenant s’apprend à "entendre l’autre", les autres, dans leurs différences personnelles, sociales, culturelles, … et à faire avec, positivement, y compris lorsque des divergences s’affrontent. La médiation commune étant le savoir en construction et ses résistances propres, extérieures aux uns et aux autres, il se joue vraiment, pour si peu que l’animation y soit discrètement attentive et active, le développement d’une capacité à débattre et à élaborer ensemble dans l’exercice, en acte, d’une solidarité qui s’y découvre. Deux dimensions qui concourent à la construction, DANS l’acte d’apprendre, au développement de soi comme sujet singulier et comme sujet social, se découvrant (ou le devenant plus encore) auteur d’une histoire qui, au croisement de celle des autres, devient la sienne.

Au-delà des objectifs à atteindre, au cœur des situations travaillées, comme au-delà des champs conceptuels nouveaux abordés, ce qui donne sens et justifie toute démarche d’auto-socio-construction du savoir, c’est assurément moins une accumulation plus performante de savoirs que la mise en exercice, à travers les processus de leur construction, d’une pensée critique et féconde, créatrice et exigeante. Dans un monde où coexistent avancées techniques, richesses croissantes mais inégalités grandissantes, informations démultipliées mais impuissances à entrer dans une pensée relationnelle et complexe, il devient décisif de reconnaître aux fonctions d’enseignant, d’animateur et de formateur la part majeure qui leur revient dans la construction d’un avenir plus égalitaire et fraternel de notre monde.

Odette BASSIS

(paru dans Dialogue n° 120 "Le savoir ça se construit, l’émancipation aussi")

(1)Des maîtres pour une autre école : former ou transformer ? H.Bassis, écrit en 1976-77 et publié chez Casterman en 1978). Le terme d’auto-socio-construction qui y figure fut formulé pour traduire (après coup) ce qui fut élaboré dans l’impulsion d’un grand projet au Tchad (1971-75) dont les enjeux étaient la transformation des pratiques dans une situation scolaire d’échec et de conditionnement massifs, liés aux conséquences de la post-colonisation.

(2) D’autres apports enrichissent encore cette élaboration (cf. ouvrages et références du GFEN) mais ce n’est pas l’objet de cet article de s’y attarder

(3) Il s’agit en fait d’interroger la dimension épistémologique des savoirs qui ouvre sur leur raison d’être conceptuelle.

(4) Ainsi en est-il récemment en ce qui concerne l’histoire du passé colonial et de ses "bienfaits" qui pose la question du métier d’historien et des choix prescrits des programmes. Tout comme il en est aussi de la conception de l’apprentissage de la lecture, liée au sens même et aux finalités du rapport à ce qu’est lire.

(5) C’est la dimension épistémique, qui concerne directement le sujet apprenant dans l’histoire singulière du développement de sa propre pensée.

(6)Terme qui est à prendre avec le plus grand sérieux dans la mesure où toute transposition – parce que non collée au réel historique des savoirs- nécessite des situations et dispositifs eux-mêmes transposés. C’est là le propre du pédagogique, entre un passé à transmettre et une pensée en possible devenir.

(7)Indications minimales relatives à des démarches effectivement menées, décrites, analysées dans de multiples disciplines dans de nombreux articles et ouvrages

(8)C’est pourquoi de tels moments décisifs où s’amorce du nouveau ne se prêtent à aucune expérimentation de type statistique si ce n’est une analyse de type "clinique", au plus près des apprenants, puisqu’il s’agit de processus en émergence et non encore de résultats. On peut retrouver là, dans l’analyse des cinq phases de la création, par Didier Anzieu, de quoi réinvestir sur le champ de la construction du savoir. Cf : Le corps de l’œuvre, Ed Gallimard, 1981.

(9)Terme utilisé par Piaget (celui des années 70, dans Réussir et comprendre, 1974 PUF)

(10)Il faut souligner qu’il arrive, suivant les champs conceptuels travaillés, de devoir alterner travail en petits groupes et confrontations collectives suivant des paliers d’approfondissement successifs.

(11)Projet mené en relation entre terrains de ZEP et l’IUFM de Bonneuil.

(12)G.Bachelard, La philosophie du non, PUF, 8ème édition, 1981. Au sujet du passage, de l’opératoire au conceptuel, on peut trouver des références dans "Se construire dans le savoir" O.Bassis, ESF, 1998 (p.84 et p.111)

(13)Suivant les cas, l’enseignant peut aussi à cet endroit apporter quelque information pertinente concernant, connus de lui, des essais non concluants.

(14) Notamment sur des temps et des moyens toujours pris hors du service prescrit.

(15) Cornélius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, 1975, Seuil, p.106


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