A la fin du siècle dernier, les conquêtes coloniales étaient vantées comme des épopées héroïques. Les hommes de la IIIe République, les Jules Ferry, les Gambetta étaient fiers d’envoyer leurs troupes à la conquête du monde, en Asie et en Afrique, pour prendre des territoires, en prendre le plus possible, au nez des puissances rivales, les occuper les premiers. Ils se disaient fièrement d’une « race supérieure » dont la mission était de soumettre les « races inférieures », les « sauvages », les « barbares ». Et les républicains en 1900 utilisaient ces mots-là. L’antiracisme ne serait-ce qu’en paroles n’était pas de mise. Militaires et missionnaires s’épaulaient. Le sabre devançait parfois le goupillon, ou parfois c’était l’inverse. Les capitaux fermaient généralement la marche, quand ils ne l’avaient pas ouverte. C’était la belle époque de « l’oeuvre civilisatrice » !
Certes, il y a toujours des « rue Faidherbe », du nom du général qui a conquis le Sénégal dans les années 1860. Il y a toujours des « boulevard Galliéni », du nom du général qui a bataillé au Soudan et au Tonkin avant de conquérir Madagascar en 1900. Et il y a toujours des « avenue du Maréchal Lyautey », du nom de celui qui s’illustra par la conquête du Maroc, de 1912 à 1914. Même des coins de brousse ou de désert ont gardé le souvenir et parfois le nom d’un képi français.
La bourgeoisie française n’a pas débaptisé les rues et les places. Mais depuis une bonne vingtaine d’années, elle ne raconte plus la même histoire aux enfants des écoles. Elle a réécrit les manuels scolaires, les a expurgés. Elle n’ose plus chanter la casquette du Père Bugeaud - les poils de chameau lui restent en travers de la gorge. Elle n’ose plus raconter sur le mode héroïque comment ses colonnes militaires, sur tous les continents ou presque, ont conquis des zones protégées pour son économie, pour l’exportation de ses marchandises, de ses capitaux et de son mode d’exploitation.
Aujourd’hui, l’armée française ne va plus en Afrique pour soumettre des peuples mais pour sauvegarder leur indépendance ; elle n’y va plus pour occuper des territoires mais pour en défendre l’intégrité ! Nuance ! Les héritiers des colonialistes sont honteux.
C’est un fait que la Seconde Guerre mondiale a définitivement consacré la supériorité économique des USA sur les vieux impérialismes anglais et français ; que les luttes victorieuses de libération nationale menées par les peuples ex-colonisés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ont quelque peu civilisé les civilisateurs, humanisé au moins leur vocabulaire. En perdant leurs immenses empires coloniaux, les dirigeants impérialistes anglais et français ont perdu leur arrogance. Réduits à leurs dimensions nationales, ils se sont faits tout petits.
Le temps des colonies n’est plus, mais il n’est pas si vieux que ça. Tout n’est pas effacé. C’est pourquoi nous voulons rappeler quelques pages de cette histoire ; rappeler comment la bourgeoisie moderne s’est enrichie, comment elle a grandi, comment elle a conquis le monde, par le fer et le sang, en particulier par la force brutale de cette seconde vague de colonisation qui a ouvert toutes les terres vierges à ses capitaux, en l’espace de vingt ou trente ans seulement, à la fin du siècle dernier et au début de celui-ci.
C’est il y a cinq cents ans, au tournant entre le XVe et le XVIe siècle, qu’une première vague va porter les soldats et les missionnaires, les marchands et les fonctionnaires des royaumes européens à s’emparer de la majeure partie d’un continent, l’Amérique, et d’innombrables places sur toutes les côtes de l’Afrique et de l’Asie, sans compter des îles éparpillées dans les océans Atlantique, Pacifique ou Indien.
Et cette première colonisation, commencée vers 1500 mais poursuivie pendant trois siècles, a déjà tous les traits de celle des XIXe et XXe siècles. Elle a beau se faire au nom de considérations très chrétiennes, il ne s’agit de rien d’autre que d’exploiter et de piller les malheureux pays et les malheureux peuples qui tombent sous les griffes des vautours européens ; on s’empare de leurs terres, on les tue par le glaive ou le travail, et leurs richesses, celles qu’ils avaient déjà accumulées ou celles qu’ils produisent dans les plantations ou dans les mines, sous le fouet des contremaîtres européens, or ou argent, épices ou produits tropicaux, prennent le chemin de la vieille Europe.
C’est cette première colonisation qui permit à la bourgeoisie européenne de grandir, de conforter son pouvoir économique puis politique, d’accumuler un capital énorme qui sera au XIXe siècle la base sur laquelle pourra naître le capitalisme moderne, le capitalisme industriel.
Les richesses ainsi arrachées aux colonies par le pillage et par l’exploitation forcenée du travail humain, par l’esclavage et la traite des Noirs ont provoqué une formidable concentration de richesses en Europe, pendant que les pays ainsi soumis à l’esclavage colonial trouvaient leur évolution bloquée, retardée par la dépopulation, la désertification des sols défrichés et cultivés à la hâte, par le pillage des ressources naturelles et des forces vives du pays.
Ainsi, au fur et à mesure, le sang se transvasait, les pays d’Europe se développaient, les pays coloniaux se sous-développaient ; c’est ainsi que le Capital est venu au monde « suant le sang et la boue par tous ses pores » pour reprendre l’image de Marx.
Pourtant, à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, au moment où commence l’ère nouvelle du capitalisme moderne, la colonisation du monde par l’Europe semble non seulement marquer le pas mais reculer.
D’abord, la plus grande partie des colonies s’émancipent et gagnent leur indépendance politique. Tour à tour, les États-Unis, dans les années 1780, Haïti, durant la Révolution Française, l’Amérique du sud et l’Amérique centrale, dans les années 1820, se révoltent et obligent la puissance colonisatrice, Angleterre, France, Espagne et Portugal, à rembarquer.
Et, en Europe même, comme si la bourgeoisie échaudée par ces révoltes se mettait à douter de l’intérêt des colonies, après les avoir pressurées pendant trois siècles, un grand nombre de voix, y compris parmi les plus éminents de ses représentants politiques, les mettent en question.
Cela ne va pas durer bien longtemps. Avec le capitalisme moderne et la grande industrie, la bourgeoisie européenne va bien vite retrouver une raison pour repartir à la conquête coloniale du monde. Le but ultime de cette nouvelle expansion coloniale est toujours l’accumulation des capitaux. Mais, cette fois-ci, ce n’est pas seulement pour faire marcher le commerce, pour les métaux précieux et les produits de luxe, que la bourgeoisie européenne, à laquelle se joindront finalement sur le tard les bourgeoisies américaine et japonaise, massacre, opprime, pille et exploite. C’est pour faire marcher et croître sa grande industrie, pour se procurer les matières premières qui sont nécessaires à celle-ci, pour s’ouvrir éventuellement de nouveaux marchés, pour caser enfin des capitaux disponibles qui ne trouvent plus de place en métropole.
En 1815, la France avait perdu quasiment toutes ses anciennes colonies. L’Espagne allait perdre la plus grande partie des siennes quelques années plus tard.
L’Angleterre, elle, en avait encore. Les États-Unis avaient conquis leur indépendance. Mais il restait le Canada, l’Inde et quelques autres territoires et comptoirs.
Mais à cette date, l’Angleterre industrielle ne désirait pas conquérir des territoires nouveaux. C’était une énorme puissance, libre-échangiste, opposée aux barrières douanières, parce que son avance industrielle rendait ses marchandises « naturellement » concurrentielles sur les marchés du monde. Elle produisait moins cher. Ses dirigeants étaient donc plutôt anti-colonialistes. Mais les choses changèrent peu à peu, et la nation bourgeoise la plus avancée industriellement de l’époque trouva de nouvelles raisons de resserrer les liens avec les colonies qu’elle avait toujours, avant de se lancer à corps perdu dans la conquête de nouveaux territoires.
De ce point de vue, l’Inde constitua un cas exemplaire. Non seulement parce que l’Inde fut la partie la plus importante et la plus riche de l’Empire britannique, ou plus exactement la partie dont les Britanniques extrayaient le plus de richesses. C’est dans une large mesure grâce au pillage de l’Inde que la Révolution Industrielle a pu se dérouler en Grande-Bretagne d’une façon aussi précoce et aussi profonde.
Mais aussi parce que, conquise progressivement par les Anglais durant le XVIIIe siècle, et demeurée colonie durant le XIXe siècle et jusqu’à la moitié du XXe siècle, l’Inde a donc pu connaître les diverses phases de la colonisation, celle de la période préindustrielle, comme celle du capitalisme moderne : le pillage pur et simple du début sous la direction de la Compagnie anglaise des Indes Orientales, l’importation forcée des marchandises industrielles britanniques, et la mainmise par les trusts impérialistes sur les plantations, les mines et les moyens de transport enfin.
On pourrait même dire que l’Inde redémontra aux capitalistes modernes l’intérêt pour eux des colonies et que, premier pays à être mis au pillage par une nation industrielle, elle put servir d’exemple et leur donner l’idée, s’il en était besoin, de se lancer dans la grande aventure coloniale.
A l’origine, tout d’abord, au XVIIIe siècle, l’Inde était encore un pays prospère à l’artisanat développé et qui exportait des épices, des soieries, et surtout des cotonnades.
Ces richesses furent mises en coupe réglée par la Compagnie des Indes qui avait le monopole du commerce avec l’Inde, et qui prit le contrôle du pays.
Mais quand la Grande-Bretagne se couvrit en quelques années d’usines, de voies ferrées, le problème ne fut plus seulement de piller l’Inde - le pillage continua de toute façon - mais d’y exporter des marchandises.
En 1813, sous l’assaut conjugué des industriels et des négociants concurrents, ce fameux monopole de la Compagnie des Indes fut supprimé. N’importe quel fabricant de Manchester ou du Lancashire pouvait dorénavant vendre des cotonnades en Inde. Et, de fait, si en 1814 la Grande-Bretagne vendit un million de yards de cotonnades, en 1835, une vingtaine d’années plus tard, on était déjà passé à 51 millions de yards, et en même temps les exportations indiennes de cotonnades s’effondraient et s’arrêtaient complètement.
Ce ne fut pas seulement à cause de la supériorité de la grande usine sur l’artisanat que les capitalistes anglais purent inonder l’Inde de cotonnades. Au début, à l’aube de l’industrialisation, la production des artisans indiens revenait encore beaucoup moins cher que celle des industriels britanniques. Il fallut donc quelque peu « aider » ces derniers. Et c’est pourquoi les cotonnades anglaises n’étaient frappées, à leur entrée en Inde, que de droits de douane très modiques de 3,5 % alors que les cotonnades indiennes, à leur entrée en Angleterre, étaient frappées, elles, de droits atteignant 40 % à 60 %. De plus, à l’intérieur des Indes qui étaient divisées en territoires de statuts différents, colonies ou protectorats, il y avait des droits de douane internes qui atteignaient 6 % à 18 % pour les cotonnades indiennes et auxquels échappaient les cotonnades anglaises.
C’est ainsi que la mainmise politique sur l’Inde, le fait qu’elle soit une colonie, se révélait du plus haut intérêt pour les capitalistes industriels anglais.
Et la construction de chemins de fer, le développement des plantations de coton, puis celles de café, d’indigo, de caoutchouc, de thé, de jute, etc... marquèrent l’apparition d’une nouvelle période, celle de l’impérialisme.
Il ne s’agissait plus seulement du pillage, qui continuait toujours, ne serait-ce que par les impôts, il ne s’agissait plus seulement de considérer l’Inde comme un marché pour l’industrie britannique, encore que cette fonction n’ait pas cessé, mais il s’agissait d’investir en Inde une partie des masses de capitaux qui s’accumulaient en Grande-Bretagne, et qui ne trouvaient plus sur place, dans la métropole, des conditions aussi favorables qu’en Inde même.
Encore faut-il préciser que ces capitaux qui s’investirent ainsi en Inde, s’ils étaient britanniques en ce sens que leurs détenteurs étaient britanniques, ne faisaient en réalité que provenir de l’Inde elle-même.
Pour pouvoir faire parvenir les marchandises anglaises dans les provinces les plus reculées de cet immense pays, pour des raisons militaires également (car une terrible révolte avait éclaté en 1857-58 que les Anglais avaient noyée dans le sang), pour pouvoir également faire venir le coton et d’autres produits des plantations, les Anglais entreprirent la construction d’un réseau de voies ferrées relativement important. Il était en effet en 1914 le premier d’Asie. La construction des chemins de fer aurait pu servir à aider le démarrage d’une industrie indienne de l’acier et du matériel ferroviaire. Mais les commandes furent passées à l’industrie britannique.
On ne peut donc dire que l’impérialisme britannique a développé l’Inde, sinon de façon tout à fait marginale. Le secteur moderne était très réduit, puisqu’en 1911 il occupait 2 millions de personnes sur une population totale de 300 millions d’habitants.
Et en particulier les Britanniques ont construit très peu d’usines, quelques entreprises textiles ou métallurgiques seulement.
e siècle il était relativement prospère et pourvu d’un grand nombre d’artisans et de marchands qui auraient peut-être permis, avec le temps, une évolution vers l’industrie. Lorsqu’on fait la comparaison avec le Japon de la même époque, celle-ci est en faveur de l’Inde. Pourtant c’est le Japon qui s’est industrialisé et qui est devenu une grande puissance mondiale, alors que l’Inde végète dans le sous-développement. Mais le Japon n’a pas été colonisé...
Au même moment où l’Angleterre pouvait assurer à ses industriels du textile le marché de l’Inde, parce qu’elle tenait celle-ci sous sa botte, elle ouvrait à coups de canons le marché chinois à ses capitalistes de l’opium, soumettant du même coup la Chine à une domination politique indirecte mais réelle, et la transformant ainsi en semi-colonie.
Il est vrai que les capitalistes avaient trafiqué dans le passé de la chair humaine avec le commerce des esclaves. Le trafic de drogue ne pouvait donc leur faire peur. Mais que l’accumulation capitaliste se soit faite, après le trafic des esclaves, grâce au trafic d’opium est bien tout un symbole.
Vers 1840, les Chinois méfiants, à juste titre comme la suite devait le montrer, devant les marchands étrangers, n’accordaient à ces derniers qu’un seul comptoir commercial : le port de Canton. Par ce port, la Chine exportait bien plus en valeur qu’elle n’importait.
Mais les marchands anglais avaient trouvé une marchandise à vendre à la Chine : l’opium. L’opium était cultivé, non pas en Chine même, mais en Inde et dans l’Asie du Sud-Est.
L’entrée de l’opium étant interdite par le régime impérial chinois, les Anglais se livrèrent à la contrebande de drogue, en s’appuyant sur des fonctionnaires chinois corrompus. Au début du XVIIIe siècle, la Chine importait ainsi quelques centaines de caisses d’opium par an. On en était à 20 000 caisses dans les années 1820 et à 40 000 caisses à la veille de la guerre, dans les années 1840.
Les conséquences de ce trafic étaient multiples.
En Chine la consommation d’opium faisait des ravages. Dans le même temps la culture du pavot se développait considérablement en Inde sous la direction de ce qu’on appelait « l’Honorable Compagnie », c’est-à-dire la Compagnie des Indes. Des paysans indiens furent contraints de cultiver le pavot.
Quant aux trafiquants, ils tiraient de cette affaire évidemment d’énormes bénéfices : une caisse dont le prix de revient était de 230 roupies, la monnaie de l’Inde, était vendue pour plus de 2 400 roupies, ce qui laissait une marge commerciale plutôt large.
Il fallait ajouter aux frais de production les frais de corruption : il existait une cagnote alimentée par les marchands, pour environ 40 dollars par caisse d’opium et qui était la caisse de corruption des douaniers, policiers et autres fonctionnaires chinois.
Un jour, un fonctionnaire indigné et énergique fit intervenir l’armée, saisit les caisses d’opium, il y en avait 20 000, et les fit détruire publiquement.
Cet incident servit de prétexte à la guerre. A Londres, la reine Victoria déclara dans un discours devant le Parlement : « Des événements arrivés en Chine ont occasionné l’interruption des relations commerciales de mes sujets avec ce pays. J’ai donné et je continuerai de donner la plus sérieuse attention à une question qui affecte à un si haut degré les intérêts de mes sujets et la dignité de ma couronne ».
Une escadre de plusieurs dizaines de navires avec des centaines de canons alla bombarder les ports chinois. Les troupes britanniques, aidées de soldats indiens, massacrèrent, pillèrent et terrorisèrent toute une région maritime. Finalement l’Empereur céda.
Il destitua le fonctionnaire qui avait fait saisir l’opium et accepta d’accorder à la Grande-Bretagne ce qu’elle demandait c’est-à-dire une forte indemnité en dédommagement de l’opium détruit, et la cession de l’île de Hong-Kong proche de Canton. La Grande-Bretagne estima cependant qu’elle pouvait obtenir davantage. La guerre reprit, Shangaï fut prise et mise à sac, les Britanniques mirent le siège devant Nankin et l’Empereur céda une nouvelle fois.
La Chine acceptait que cinq ports, dont Canton et Shangaï, soient ouverts sans restrictions au commerce britannique. De plus les Anglais y auraient des concessions qui leur appartiendraient en propre. Tous les jugements concernant des sujets anglais en Chine seraient effectués uniquement devant des juridictions britanniques, le montant des droits de douane serait soumis à l’accord de la Grande-Bretagne et de toute façon ne pourrait dépasser 5 % de la valeur des marchandises.
Le traité ne disait pas un mot sur le trafic de l’opium, cause de la guerre, mais bien entendu celui-ci se renforça et fit plus que doubler en vingt ans. En 1860, il atteignait 85 000 caisses.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les puissances européennes se réintéressaient donc aux colonies.
Mais c’est à partir de 1880 que l’expansion coloniale prit un essor brutal. En vingt ou trente ans, les puissances européennes se partagèrent littéralement le monde, en colonies à proprement parler ou en zones d’influence. De telle sorte qu’en 1914, il n’y avait plus rien à partager. Il n’y avait plus qu’à repartager... ce qui fut l’enjeu de la Première Guerre mondiale.
Les historiens parlent de cette nouvelle vague de colonisation comme d’une « rafale de politique coloniale ». Toutes les grandes nations lancèrent leurs armées aux quatre coins du monde. Elles les lançaient ensemble, mais en ordre séparé, les unes contre les autres.
Les dirigeants des grandes puissances inventèrent certes, des habillages « idéologiques ». Ils parlèrent de la grandeur de « l’idée impériale », de la « mission civilisatrice de la République » ou de la « découverte scientifique du globe ».
Mais ce fut la curée, toute nue.
En 1878, un dixième seulement du continent africain était colonisé.
Vingt-cinq ans plus tard, l’Afrique tout entière - sauf l’Éthiopie et le Libéria - était tombée sous la dépendance des grandes puissances européennes.
Et deux faits sont notables : tous les continents furent touchés, et toutes les grandes puissances participèrent au dépeçage.
En 1914 l’Afrique était donc presque entièrement partagée. Au Nord, la France avait établi son protectorat sur la Tunisie et le Maroc. L’Angleterre s’était installée en Égypte, l’Italie en Libye. La France, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie et la Belgique s’étaient taillé de vastes domaines en Afrique noire.
En Asie, la France avait achevé la conquête de l’Indochine orientale, l’Angleterre celle de la Birmanie et du Belouchistan. La domination russe s’était étendue au Turkestan à la rencontre des zones d’influence anglaises. En outre, en Chine, quatre territoires à bail avaient été cédés à des puissances européennes en 1898.
Les États-Unis avaient enlevé les Philippines à l’Espagne. Le Japon prenait Formose et la Corée à la Chine, avant de chasser les Russes de Mandchourie.
En 1914, le partage de l’Océanie aussi était achevé. Au Nord, les îles Hawaï étaient devenues colonie américaine. France et Angleterre s’étaient réparti les derniers archipels, mais il avait fallu faire place à l’Allemagne qui rachetait à l’Espagne les îles Carolines et les Mariannes.
En Amérique, à l’issue de la guerre hispano-américaine, Porto-Rico était devenu possession des États-Unis ; Cuba, théoriquement indépendante, était tombée sous leur protectorat.
En 1914, la Grande-Bretagne demeurait de beaucoup la première puissance coloniale du monde avec un empire de 30 millions de kilomètres carrés peuplé de 434 millions d’habitants, le quart des terres émergées et plus du quart de la population du globe. Mais pendant ce temps, les Français avaient réussi à décupler leur domaine colonial. En 1914, le pavillon tricolore flottait sur 11 millions de kilomètres carrés peuplés de près de 50 millions d’habitants en dehors de la métropole.
Et entre les deux guerres mondiales, l’Angleterre et la France agrandissaient encore leurs empires coloniaux aux dépens de l’Allemagne vaincue, et en se partageant les dépouilles de l’Empire turc : Syrie et Liban à la France, Irak, Palestine et Jordanie à l’Angleterre.
Le début de la ruée coloniale française : la conquête de l’Algérie
Pour la France, la vague s’est annoncée dès 1830, avec l’Algérie. Une Algérie qui devait peser lourd sur l’histoire coloniale de la France bourgeoise.
En 1815, la victoire anglaise sur Napoléon avait été aussi un Waterloo colonial. Il ne restait plus à la France de son ex-domaine que quelques îles et comptoirs, environ la surface d’un département comme la Gironde.
En Amérique, il lui restait : la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane, Saint-Pierre et Miquelon, plus un droit de pêche sur les côtes de Terre-Neuve ; en Afrique : quelques comptoirs au Sénégal ; dans l’Océan Indien : l’île de Bourbon - c’est à dire La Réunion - et quelques comptoirs de l’Inde, dont Pondichéry et Chandernagor.
Pour certains historiens, la conquête d’Alger se serait faite par accident en 1830. Les capitalistes français de l’époque s’intéressaient peu aux conquêtes coloniales.
Mais la conquête de l’Algérie fut-elle vraiment un accident ? S’explique-t-elle par les trois coups de chasse-mouches que le Dey d’Alger donna sur le nez du consul de France, le 30 avril 1827 ? C’est ce qu’on disait dans le temps, à l’école. On disait aussi que le roi Charles X, en bout de course, avait besoin d’une petite expédition, pour son prestige. Mais derrière tout cela, il y avait des intérêts plus matériels. Si le Dey joua du chasse-mouches, c’est qu’il était mécontent pour une sombre affaire de grains livrés quelques années plus tôt à la France, et qu’on ne lui avait pas payés.
Et surtout, l’expédition d’Alger ne fut pas formée que de soldats. Un chroniqueur de l’époque raconte qu’à Toulon, port de départ, « les rues, les quais, les places publiques étaient remplies de matelots, de soldats, mais aussi de marchands, de spéculateurs et de toutes catégories d’intrigants, usuriers, fripons et désoeuvrés qui se traînaient à la suite des armées dans l’espoir d’avoir quelque part au butin, en se mettant à la remorque de quelques fournisseurs ou de quelques sous-traitants ».
Ainsi, sur les 675 bâtiments de l’expédition, il y avait 103 navires de guerre et... 572 de commerce.
Et le 5 juillet, quand les troupes françaises firent leur entrée à Alger, la conquête commença par un pillage en règle de la ville. Sur les quelque cent millions de francs en or et argent qui furent volés au Trésor d’Alger, la moitié seulement parvint dans les caisses de l’État français. Le reste s’était comme évaporé. Et un témoin rapportait, en guise d’excuse : « Ces objets, soieries, tapisseries, bijoux, n’avaient plus de maîtres ( .. ) Des officiers de tous grades crurent pouvoir, sans manquer à l’honneur, rapporter à leurs familles, à leurs soeurs, à leurs femmes, un souvenir d’Alger ».
Alors, si la conquête d’Alger n’était qu’un prélude, ça préludait bien, et sur le plan du pillage des richesses et sur le plan de la brutalité des méthodes militaires de conquête.
Avec un corps expéditionnaire de 37 000 hommes, la France conquit Alger et quelques ports sur la côte. Quelques traités furent signés avec le jeune Abd-el Kader en vue d’une occupation dite « restreinte ». Mais la situation n’était pas viable. Abd-el Kader avait réunifié relativement l’Ouest et le centre du pays, recréé une administration, levé des impôts, en particulier pour organiser une armée régulière.
Et quand, en 1836 puis en 1837, le général Clauzel voulut marcher sur Constantine, toujours sous la domination turque, et traverser les territoires d’Abd-el Kader, la guerre éclata.
C’est là qu’intervint le fameux Bugeaud, avec sa casquette, mais surtout avec ses effectifs renforcés, considérables pour l’époque : 100 000 hommes.
Sa guerre dura huit ans et fut particulièrement atroce. L’essentiel des opérations furent des razzias où des troupes spécialement entraînées frappaient par surprise les habitants des régions fidèles à Abd-el Kader, pillaient, massacraient, brûlaient les récoltes, abattaient le bétail, réduisaient les gens à la famine. C’était déjà la guerre d’Algérie. On estime qu’entre 1840 et 1848, la population diminua d’un tiers. Abd-el Kader finit par se rendre, en décembre 1847, après que le Sultan du Maroc, entré à ses côtés en guerre contre la France, ait été battu à Isly.
Pourtant, l’armée française n’en avait pas fini avec l’Algérie. La Kabylie ne fut « pacifiée » (comme disent ceux qui font la guerre) qu’en 1857, dix ans après. Entre temps, le Sud-Oranais et le Sud-Constantinois s’étaient de nouveau révoltés en 1848, en 1852 et encore en 1854. Et puis la Kabylie orientale de 1858 à 1860, les Aurès en 1859, le Hodna en 1860. Révoltes encore dans tout l’est du pays de 1864 à 1865, à nouveau du Sud-Oranais en 1870, du Constantinois en 1871. Cette dernière insurrection fut des plus violentes.
Les révoltes persistèrent, sporadiquement, jusqu’en 1916 où les Aurès se soulevèrent à nouveau, cette fois contre la pratique de la conscription obligatoire, pour l’enrôlement dans la guerre.
Par ailleurs, le pays devint colonie de peuplement pour de nombreux Européens.
En 1872, ils étaient déjà 250 000. En 1901, ils étaient 580 000 dont 364 000 Français. En 1911, ils étaient 715 000 dont 492 000 Français. Ceux qui n’étaient pas français étaient essentiellement espagnols, et s’assimilèrent à la future colonie « pieds noirs ».
Pour trouver des terres à cultiver, les colons européens en chassèrent les Arabes et les Kabyles, de multiples façons, grâce à l’appui de l’administration et de l’armée françaises. Mais dans les territoires essentiellement peuplés d’Arabes, dans l’arrière-pays, l’administration était militaire. La conquête de l’Algérie prit cette forme spéciale de dépossession et d’expropriation forcée de la paysannerie.
Dans les années qui suivirent la conquête, la confiscation des biens de l’État et de terres communales mit des milliers d’hectares à la disposition de la colonisation. Par la suite, les mouvements de résistance à l’occupation française entraînèrent chaque fois, entre autres formes de répression, la confiscation des terres des tribus révoltées. Ainsi, après la grande révolte du Constantinois de 1871, 568 000 hectares de terres furent confisqués (une grande propriété de Beauce fait quelques centaines d’hectares, pour donner un ordre de comparaison).
En 1920, par vagues successives et procédures diverses, plus d’un million d’hectares au total, dont les terres les plus riches, étaient passés aux mains des colons européens, individus ou sociétés.
Et la conquête de l’Algérie mena tout droit à celle de la Tunisie.
La conquête de la Tunisie
Dans les années 1860-1880, la Tunisie était une principauté encore formellement vassale de l’Empire ottoman - l’Empire turc - mais relativement indépendante. Elle était gouvernée par un Bey, un prince souverain. Il n’avait pas d’ambassade à l’étranger mais, à Tunis, il pouvait traiter d’affaires politiques avec les consuls des principales puissances européennes.
Et à propos de consuls, il en était deux surtout qui menaient rondement leurs affaires, celles de leur État comme les leurs propres : le consul de France, Roustan, et le consul d’Italie Maccio.
La France et l’Italie s’intéressaient de près à la Tunisie. L’Italie, parce qu’elle y avait déjà une colonie de peuplement assez forte. La France, parce que c’était près de l’Algérie. Et les deux, parce que leurs capitaux s’y disputaient déjà.
Le Bey de Tunis, Mohammed-es-Sadok, venu au pouvoir en 1859, n’avait pas très bonne réputation. Il était connu pour son vaste harem peuplé... de petits garçons. (Les milieux consulaires, eux, avaient des moeurs plus bourgeoises et moins féodales : ils se cocufiaient mutuellement !).
Bref, l’entretien de la cour du Bey était onéreux, et ce qu’il prélevait d’impôts sur les paysans n’y suffisait pas.
La dette publique était devenue importante dans les années 1860. Les financiers du Bey lancèrent deux emprunts, l’un en 1863, l’autre en 1865, tous deux à la Bourse de Paris. Comme le montant de ces emprunts fut rapidement dilapidé, le Bey en lança un troisième. Mais cette fois, sans succès... et ce fut la banqueroute. Ce sur quoi, le gouvernement français d’abord, puis les gouvernements anglais et italien, qui avaient tous trois des intérêts financiers en Tunisie, imposèrent au Bey, en 1869, un contrôle tripartite sur ses finances.
A partir de 1872, les capitaux publics et privés de ces trois grandes puissances entamèrent une course à l’investissement dans le pays.
L’Angleterre prit le meilleur départ. Une compagnie anglaise inaugurait une ligne de chemin de fer Tunis-La Goulette qui unissait la capitale à son port. La compagnie obtenait en outre une option pour la construction de chemins de fer dans l’intérieur du pays. En même temps une banque anglaise était fondée à Tunis ; une société anglaise y installait le gaz, tandis que des négociants britanniques commençaient à s’intéresser à l’alfa de la haute steppe tunisienne. Mais aucune de ces entreprises ne réussit. La banque ferma ses guichets et la compagnie du gaz fit faillite. C’est alors que grâce aux bons offices du consul français, le fameux Roustan, les capitaux français se mirent sur les rangs. La concession de la ligne de chemin de fer que les Anglais n’avaient pu construire, entre Tunis et la frontière algérienne, fut donnée en 1877 à une société qui exploitait déjà un réseau dans le Constantinois : la Compagnie française du Bône-Guelma.
L’affaire de Tunisie obligea Jules Ferry à démissionner, mais la Chambre des députés, par 355 voix contre 68, et 124 abstentions, se proclama « résolue à l’exécution intégrale du traité souscrit par la Nation Française ».
Le protectorat sur la Tunisie était acquis. Et la façon dont la France républicaine avait fait main basse sur la Tunisie, par un coup de force crapulo-militaro-politico-financier était l’annonce de tout ce qui allait suivre.
La conquête de l’Egypte par l’Angleterre au nez de la France
La France convoitait l’Égypte comme elle avait convoité la Tunisie. l’Angleterre la lui a ravie sous le nez, d’une façon qui présentait quelques ressemblances avec l’affaire tunisienne. Là encore banqueroute financière et intérêts privés !
Au moment de la conquête britannique, l’Egypte était un pays arriéré, mais pas tant que cela. L’Egypte avait développé son agriculture, en particulier la culture du coton à longues fibres, le meilleur du monde et le plus recherché par les filatures anglaises du Lancashire. Des industries embryonnaires avaient été créées.
L’Egypte n’était pas un pays indépendant : comme la Tunisie avant le protectorat français, c’était une partie de l’Empire turc ; mais comme le Bey de Tunis, le Khédive d’Egypte avait les coudées franches.
Et les vrais suzerains dans la seconde moitié du XIXe siècle, c’était déjà bien plus les financiers européens, en particulier français, que les Sultans turcs.
Car l’Egypte c’était le canal de Suez en construction à l’initiative de l’ancien consul de France en Egypte, Ferdinand de Lesseps, encore un consul très versé dans les affaires. Une Compagnie Universelle du Canal de Suez fut constituée avec 400 000 actions de 500 francs. La France en acheta la moitié, et l’Egypte presque le reste. Les travaux durèrent dix ans et quarante siècles après les Pyramides, les fellahs furent à nouveau très durement mis à contribution.
Mais les fonds initiaux s’avérèrent trop faibles. L’Egypte dut faire plusieurs emprunts pour que les travaux soient achevés.
En même temps le Khédive se lançait dans une politique de modernisation du pays et d’expansion militaire qui se traduisit par de nouveaux emprunts, auprès de financiers européens. Et ce fut la banqueroute, ou presque. Le Khédive proposa de vendre son paquet d’actions du Canal de Suez. Les banquiers français étaient très intéressés. Mais le chef du gouvernement britannique, Disraëli, bien plus encore, du moins fut-il plus rapide. De façon inconstitutionnelle, sans l’accord du Parlement qui était en vacance, Disraëli racheta les actions. Comme il n’avait pas d’argent sur lui, il demanda à un membre de la famille Rotschild de faire l’avance. On raconte que celui-ci prit le temps de terminer la grappe de raisin qu’il était en train d’avaler, avant de dire oui.
Cela dit, malgré la vente des actions, le Khédive se retrouva sans le sou dès l’année suivante. Les grandes puissances lui imposèrent alors un contrôle financier. Deux contrôleurs généraux des finances furent désignés, un Anglais et un Français. Et l’année d’après, on était en 1877, les puissances en question désignèrent un Conseil des ministres. Il y avait trois ministres : un Égyptien, un Anglais et un Français.
C’était donc déjà un quasi-protectorat politico-financier.
L’Egypte connut alors la première insurrection nationaliste de son histoire. Des officiers, des intellectuels modernistes n’acceptèrent pas la tutelle étrangère. Un soulèvement militaire dirigé par le colonel Arabi Pacha obligea les ministres étrangers à partir. Des élections eurent lieu en 1881 donnant la victoire aux candidats nationaux. Et Arabi Pacha devint ministre de la Guerre.
Ce fut le signal de la conquête coloniale. Deux escadres, l’une anglaise, l’autre française, se présentèrent dans la rade d’Alexandrie, pour faire pression sur l’Egypte. L’escadre française se retira, car le gouvernement français hésitait ; mais l’escadre britannique bombarda le port d’Alexandrie le 11 juillet 1882. Puis les troupes anglaises débarquèrent et remportèrent la victoire sur Arabi Pacha, qui fut capturé et déporté à Ceylan.
C’en était fini de l’indépendance ou de la relative indépendance de l’Egypte.
Officiellement les Anglais n’étaient là qu’à titre provisoire, le temps de redresser la situation financière du pays ; ils promettaient d’évacuer l’Egypte lorsqu’elle serait en état de se gouverner elle-même.
Juridiquement l’Egypte était toujours une province de l’Empire ottoman, mais une administration britannique exerçait tous les pouvoirs.
En 1914, quand la Grande-Bretagne et la Turquie se trouvèrent dans des camps opposés, l’Egypte devint officiellement un protectorat britannique, ce qu’elle était en fait depuis 1882.
La conquête de l’Indochine
La France s’était donc fait souffler l’Egypte. Elle allait s’accrocher au Tonkin, puis à Madagascar, où, comme partout d’ailleurs, des rivalités allaient naître avec l’Angleterre.
Dans les années 1860 les Français s’étaient emparés de plusieurs provinces dans le sud du Vietnam, en Cochinchine, en même temps qu’ils imposaient leur protectorat au royaume voisin du Cambodge.
Ce sont les amiraux, qui, ayant la haute main sur la colonie de la Cochinchine et les affaires d’Extrême-Orient, poussèrent à l’intervention contre le royaume d’Annam en faisant feu de tout bois pour mettre dans le coup le gouvernement.
En 1873, l’Amirauté trouva un prétexte pour intervenir dans les affaires du Tonkin. Un certain Jean Dupuis, négociant et trafiquant d’armes, obtint du gouvernement chinois des papiers l’accréditant auprès des Annamites pour remonter le Fleuve Rouge. Au Tonkin, rencontrant l’hostilité des habitants, il s’enferma dans Hanoï d’où il demanda de l’aide. Le gouvernement de la Cochinchine envoya une petite troupe qui, sous les ordres de Francis Garnier, ne se contenta pas de dégager Dupuis, mais s’imposa dans Hanoï et dans toute la région.
Mais on était en 1873 ; le gouvernement français sérieusement affaibli par la défaite de 1870, encore hanté par le spectre de la Commune de Paris, et de l’Allemagne menaçante, signait en 1874 avec l’Empereur d’Annam, un traité comportant l’évacuation du Tonkin en échange de la reconnaissance de la colonie de Cochinchine et du protectorat cambodgien.
Ce n’était que partie remise.
Le gouvernement de la Cochinchine obtint en décembre 1881 l’autorisation du gouvernement Gambetta de renforcer la garnison de Hanoï.
Le commandant Rivière fut désigné comme chef de cette expédition. Rivière était alors âgé de 55 ans, et comptait 37 ans de service dans la marine. Il commandait la division maritime de la Cochinchine depuis 5 mois et n’avait plus besoin que d’une mission brillante pour décrocher une casquette d’amiral.
De plus, le commandant était tout autant avide de gloire littéraire et espérait trouver dans l’événement matière à la rédaction d’un roman exotique haut en couleurs. « Je m’en vais par le Tonkin à l’Académie française », écrivait-il à un ami. En fait, il allait au cimetière.
Car Rivière, assiégé dans Hanoï, fut tué au cours d’une sortie.
C’est de cette situation qu’hérita jules Ferry quand il arriva une seconde fois au pouvoir en février 1883.
La mort de Rivière entraîna le vote unanime, par la Chambre des députés, d’un crédit pour permettre l’envoi au Tonkin d’un corps expéditionnaire de quatre mille hommes.
L’escadre de l’amiral Courbet força l’entrée de la rivière de Hué et, sous la menace de ses canons, adressa un ultimatum à la cour, lui enjoignant d’accepter les conditions des colonialistes.
Le traité, signé à Hué le 25 août 1883, établissait un protectorat sur l’Annam et démembrait l’empire ; l’empereur devrait abandonner la direction de la politique étrangère, la direction des postes, des douanes et des travaux publics, les troupes annamites seraient remplacées par des troupes françaises, les impôts seraient perçus par des fonctionnaires français.
En réalité, le traité n’était pas un traité de protectorat, mais celui d’une conquête.
De 1884 à 1885, l’armée française conquit brutalement le Tonkin, après une résistance acharnée. Mais surtout, à peine la conquête achevée, elle dut faire face à un soulèvement national dans le Nord de l’Annam. Et au Tonkin, il lui fallut pourchasser pendant des années les bandes de soldats qui s’étaient faits plus ou moins pirates, les « pavillons noirs ».
La pacification du Tonkin et de l’Annam se à donc au rani de la lutte contre les pirates. Cette guerre, la première guerre d’Indochine, dura treize ans, jusqu’en 1897, et elle fut menée d’une façon effroyable par l’armée française. « Dans les années 1881-1890 au Tonkin, quand un village était convaincu d’avoir, même involontairement, reçu des pirates, » signale un témoin, « il était brûlé ».
Dans certaines provinces qui avaient été le théâtre de ces guerres de pacification, un autre autre témoin note :
« Les représailles déciment les populations, les neuf dixièmes des villages ont disparu, la forêt envahit les cultures ».
Jusqu’en 1891, l’armée française fut tenue en échec.
La « pacification » coûtait cher. Le recours à la métropole posait des problèmes politiques délicats. Alors, on la finança sur le dos de la population indochinoise elle-même...
Le seul impôt sur les rizières augmenta de moitié et de lourds tarifs douaniers complétèrent les rentrées tout en garantissant les intérêts des industriels métropolitains.
La Banque d’Indochine reçut dès 1875 le monopole de l’émission de la piastre, introduite par les Français, et tira de gros bénéfices de l’instabilité de cette monnaie.
Ces rentrées se complétèrent par des monopoles et des fermes - fermes des jeux de hasard instituées par Paul Bert en 1887, monopole du sel, de l’alcool, régie de l’opium (les trois bêtes de somme de l’Indochine).
Récemment, au cours de l’émission Apostrophes, l’agronome René Dumont évoquait ses souvenirs sur l’Indochine de l’année 1926. Dans chaque village, il y avait un poste français avec un drapeau flottant au vent, et au-dessus de l’entrée une inscription qui l’intriguait beaucoup, R.A. et R.O. : « Vous ne savez pas ce que c’est ? C’est pourtant simple : Régie des alcools et Régie de l’opium » .
L’administration coloniale était le premier trafiquant de drogue du pays. Dans le budget indochinois de 1926, le produit de la vente de l’opium représentait 14 millions de piastres sur les 45 millions rapportés par les contributions directes et régies, soit un tiers des rentrées de la colonie !
Encore cette consommation avait-elle baissé par rapport à 1918 où le produit de la vente de l’opium rapportait 21 millions de piastres au budget.
En 1907, l’Indochine française était constituée. Elle comprenait alors une colonie, la Cochinchine, et quatre « protectorats », Annam, Tonkin, Cambodge et Laos... en fait des colonies. Un gouverneur général régissait l’ensemble, et avait la police politique sous son contrôle.
Les paysans furent dépossédés de leurs terres. Les petits fermiers et les petits propriétaires durent s’endetter auprès des usuriers et finirent par être chassés. Dès 1931, près de deux familles sur trois ne possédaient plus de terres. Pendant ce temps, sept cent colons européens possédaient pour leur propre compte ou celui des grandes sociétés un cinquième des terres cultivées. En conséquence la ration de riz par habitant baissa de 30 % entre 1900 et 1930.
Pourtant, le riz ne manquait pas. Entre 1880 et 1928, la production de riz avait quadruplé. Mais ce riz partait en grande quantité vers Saïgon pour être exporté par bateaux entiers. En 1938, les sociétés françaises réalisaient des bénéfices nets dépassant 500 % sur la vente du riz à la France ! Quant au riz qu’on trouvait en Indochine, son prix dépassait souvent les moyens des paysans sans terre.
La famine fut le premier fruit de la colonisation pour la population du Vietnam.
La conquête de Madagascar
La conquête de Madagascar, cette île de l’Océan Indien aussi grande que la France et la Belgique réunies, commença en mai 1883 pour ne s’achever qu’au printemps 1902, près de vingt ans plus tard.
L’île était convoitée par les Anglais et les Français. Ces derniers invoquaient le droit du premier occupant : ils y avaient établi une fondation, en 1642, à Fort-Dauphin, qui y était restée le temps de se faire massacrer.
Les Anglais, eux, avaient débarqué plus tardivement, au début du XIXe siècle et ils se firent des amis à la cour de Tananarive en vendant au royaume malgache des fusils et des canons.
Anglais et Français s’illustrèrent aussi par la livraison d’une denrée d’exportation spéciale : des missionnaires, protestants du côté anglais, catholiques du côté français, par le truchement desquels les rivalités s’exacerbèrent. Il faut dire que certains de ces missionnaires, d’une boutique comme de l’autre, étaient aussi instructeurs militaires. Mission spéciale !
Mais là encore, comme pour les canons, la marchandise britannique se vendit mieux. En 1868, la reine malgache se convertit au protestantisme qui fut proclamé pour un temps religion d’État. Madagascar fut une colonie pour la conquête de laquelle les bibles devancèrent les sabres.
Cela dit, Madagascar conservait sa puissance. L’île était dominée par un royaume organisé et structuré, celui des Mérinas qui occupaient le plateau du centre, la région la plus favorable quant au climat et aux ressources. Cette société mérina était issue d’une population malaise, arrivée par mer au XVe siècle, et elle était relativement évoluée. Un des premiers monarques avait cherché à moderniser le pays, à y attirer quelques Européens. Et le pays comptait quelques manufactures. En particulier, les Malgaches avaient hérité d’un don de la mer : un Français du nom de Laborde. Echoué sur la côte après un naufrage, il réussit à implanter sur l’île une sorte de complexe polyvalent d’usines : fonderie de canons, verrerie, faïencerie, papeterie, sucrerie, savonnerie, etc... Eh oui, l’histoire coloniale eut même ses colonisateurs involontaires.
Cependant, surtout près des côtes, l’île comptait d’autres peuplades au mode de vie plus primitif. Certains groupes étaient des clans, de quelques centaines d’individus, vivant à l’écart de tout, dans de petits villages dont un gouverneur français déclara « qu’ils avaient souvent moins de maisons que leurs noms ne comportaient de syllabes ». Lui s’appelait Deschamps et ses idées étaient manifestement aussi courtes que son nom.
Mais l’incompréhension n’existait pas seulement au niveau du langage. Les monarques mérinas supportaient de plus en plus mal les prétentions avouées de la France à les soumettre. En 1876, un premier incident éclata, quand le premier ministre du royaume fit planter son drapeau dans une région de l’île où les Français prétendaient exercer leur influence.
Les gouvernants français tentèrent de négocier avec les représentants malgaches, qui séjournèrent à Paris pour cela d’octobre à novembre 1882. Mais les Malgaches ne voulurent rien céder. L’échec fut complet et les historiens racontent qu’un beau matin, les ambassadeurs malgaches disparurent du « Grand Hôtel » en laissant pour tout adieu au gouvernement français... leur note à payer.
Jules Ferry semblait prêt alors à entreprendre la conquête de l’île. Il annonça qu’il ne reculerait devant aucun moyen pour réduire les Hovas.
Mais il était déjà empêtré dans un épisode malheureux au Tonkin. Ce qu’un historien colonialiste commente de la sorte : « Madagascar fut sacrifiée au Tonkin » !
Pas pour longtemps, malheureusement. En décembre 1885, par un traité signé à Tamatave, le gouvernement français obtenait la cession de la baie de Diégo-Suarez, au nord de l’île ; le versement d’une indemnité de dix millions de francs pour compenser on ne sait trop quels intérêts lésés.
Il obtenait aussi l’installation d’un résident français à Tananarive. On semblait s’acheminer vers un protectorat de type tunisien.
Finalement c’est en 1890 que le sort de Madagascar fut vraiment scellé. Par un sordide marchandage entre l’Angleterre et la France. La France donnait son accord à un démembrement par l’Angleterre du sultanat de Zanzibar, tandis que l’Angleterre donnait son accord à un vrai protectorat de la France sur Madagascar. Et pour faire bonne mesure, l’Allemagne bénissait ce maquignonnage moyennant la reconnaissance de ses droits sur la future Afrique orientale allemande.
A Madagascar la situation s’envenima. Quelques Français furent massacrés. Et en novembre 1891 par 377 voix contre 143, la Chambre des députés française accorda 65 millions au ministre de la Guerre pour une expédition militaire dont les préparatifs furent annoncés à grand fracas.
La campagne de Madagascar fut une des plus atroces des deux côtés. Jusqu’alors, les expéditions coloniales avaient été organisées par la Marine. Le ministère de la Guerre revendiquait maintenant sa part de gloire. Il obtint de fournir une partie du contingent et du matériel. Pour le contingent il s’agissait d’un régiment de conscrits. Et pour le matériel il s’agissait de véhicules miracle, des voitures métalliques « Lefebvre ».
Mais les ministères de la Guerre comme de la Marine avaient oublié la quinine. Les soldats tombèrent comme des mouches sur cette longue route de 400 km qui joignait la côte à Tananarive. 5 000 soldats moururent de la fièvre sur 18 000. Les Malgaches n’en tuèrent pas tant. Et comme on avait oublié aussi que l’île n’avait quasiment pas de routes, les voitures s’enlisèrent et furent abandonnées.
Finalement le général Duchesne planta tout là, voitures paralysées et soldats mourants, et partit à l’assaut avec une colonne légère de 4 000 hommes. La ville de Tananarive se rendit le 30 septembre 1895.
Un protectorat fut imposé, puis une franche annexion en juin 1896. Et le gouvernement de la République française, dans le même temps où il soumettait tout un peuple par les armes, décidait dans un beau geste civilisateur l’émancipation immédiate de tous les esclaves. Dans un autre beau geste il liquidait aussi la féodalité en faisant exécuter un oncle et un ministre de la reine.
C’est qu’à son arrivée à Madagascar, en septembre 1896, juste après l’annexion, le nouveau général-gouverneur Galliéni avait trouvé les quatre cinquièmes de l’île en état d’insurrection. Un peu partout des groupes d’insurgés battaient la campagne... De vrais sauvages, disent les historiens français de la belle époque : ils avaient le coquillage au front et la sagaie au poing ! Presque tout le pays était entré en dissidence.
Galliéni fut investi de la totalité des pouvoirs civils et militaires. Il mena ce que les historiens bourgeois nomment « une patiente entreprise de pacification ». C’est dire qu’il fit la guerre à outrance. Plus honnête ou cynique que d’autres, il déclara d’ailleurs : « j’ai probablement eu la main lourde ».
Les ouvrages classiques d’histoire ne disent pas combien il y eut de morts chez les Malgaches. Des dizaines de milliers probablement. En 1885 déjà, quand Jules Ferry déclara devant le Parlement à propos de Madagascar : « notre politique coloniale repose tout à la fois sur des principes économiques et sur des conceptions humanitaires de l’ordre le plus élevé », un député lui coupa la parole pour s’écrier : « Je crois bien, 20 000 cadavres ». C’était en 1885, quinze ans avant la fin de la conquête par Galliéni. Alors combien de morts au terme de la conquête ?
La conquête, à vrai dire, n’eut pas vraiment de terme. Lors de la Première Guerre mondiale, le gouvernement français réussit à lever 41 000 engagés volontaires à Madagascar. Il s’en félicita. Mais dans le même temps, le même gouvernement eut à réprimer les premiers mouvements nationalistes organisés.
En 1916, plusieurs centaines de Malgaches furent arrêtés, dont quatre ecclésiastiques, que la presse française de l’île traita d’ » atrophiés mentaux » et de « chiens abhorrés ».
Ces premiers nationalistes furent condamnés aux travaux forcés. Le dispositif policier dans l’île fut considérablement renforcé. Toute réunion de Malgaches devait être autorisée, pour mieux être surveillée. Les manuels d’Histoire de France, où les élèves étaient susceptibles de rencontrer trop d’exemples dangereux de résistance à l’oppression, furent retirés de la circulation, et l’Amicale des Enseignants fut dissoute.
En 1850, le continent africain était encore à peu près inconnu des Européens.
C’était le grand mystère, qui attirait et donnait des frissons.
Plusieurs dizaines de millions de personnes peuplaient l’Afrique. La population était formée d’une multitude d’ethnies qui parlaient des dialectes différents. Mais il y avait aussi des royaumes, plus ou moins puissants, certains installés par les conquérants islamiques venus du Nord.
Ainsi, le royaume du roi Ahmadou sur le Haut-Niger ; l’Empire du Bornou qui dominait tout le bassin du Tchad ; le royaume d’Abomey (à l’emplacement de l’actuel Bénin), pour n’en citer que quelques-uns, qui donnèrent du fil à retordre aux conquérants européens.
En 1880, il y a donc cent ans, les seules colonies africaines étaient l’Algérie et le Sénégal pour la France ; la région du Cap, en Afrique du Sud, pour l’Angleterre. Sinon, les possessions européennes se réduisaient à quelques comptoirs côtiers, sur le golfe de Guinée en particulier, où les Français et les Anglais étaient présents, ainsi que de vieilles possessions portugaises le long des côtes d’Angola et du Mozambique.
La conquête de l’intérieur commença vers 1880.
Les premiers à s’y risquer furent des explorateurs, naturalistes ou médecins ; des négociants, des militaires, souvent des aventuriers un peu fous. La bourgeoisie eut besoin de tout pour se faire un monde ! Ces « découvreurs », courageux et même téméraires, commencèrent généralement par longer le cours des fleuves.
Ils traversèrent les forêts, recensèrent les richesses. La plupart avaient dans leurs bagages le drapeau de leur pays, qu’ils plantaient ici ou là. Souvent même, ils traitaient avec les rois ou chefs locaux, et mettaient des territoires sous le protectorat de leur gouvernement, en échange de camelote offerte.
Ainsi partirent à l’exploration-conquête l’officier de marine Savorgnan de Brazza, au Congo ; le colonel Borgnis-Desbordes, un Français, qui fonda Bamako au Niger ; le négociant allemand Flegel au Bornou ; l’explorateur allemand Nachtigal au Cameroun, et son célèbre collègue anglais Stanley.
Ces premières explorations furent généralement pacifiques... ce qui ne veut pas dire de tout repos. Ce qui ne veut pas dire non plus que ce ne fut pas la course.
Un historien, Jean Ganiage, raconte « qu’une mission dirigée par un négociant du nom de Flegel s’était embarquée pour le Bornou. Muni dune abondante provision de pacotille, Flegel espérait se concilier les bonnes grâces des souverains locaux et traiter aux conditions les plus avantageuses. Mais les Anglais avaient été prévenus. L’Ecossais Thomson devança Flegel auprès du Sultan du Bornou. Il redescendait le Bas Niger, lorsqu’il croisa le bâtiment qui portait son rival malheureux ».
Savorgnan de Brazza rivalisa aussi, avec Stanley. Savorgnan avait entrepris une première expédition sur le fleuve Ogooué au Gabon, en 1875 : avec trois Blancs, une vingtaine de Noirs et... 150 caisses de perles, couteaux, armes, alcool, étoffes, tout ce qui pouvait servir d’éventuelle monnaie d’échange. Savorgnan de Brazza revint en France en 1878. Il entendit parler de l’expédition de Stanley qui, dans la même région, longeait le fleuve Congo. Il retourna alors illico-presto sur place, devança Stanley - qu’il rencontra d’ailleurs peu après - et surtout, passa un traité avec un roi, Makoko, qui mit son territoire - 700 000 km² situés le long du fleuve Congo - sous le protectorat de la France. L’affaire fut conclue en échange de quelques promesses et d’un beau drapeau français. C’était en 1880. Ce territoire, plus grand que la France fut grosso-modo le futur Congo français. Sa conquête n’avait presque rien coûté.
Pendant ce temps, Stanley explorait la rive Est du Congo. Mais pour le compte du roi des Belges, qui s’intéressait au Congo, et allait bientôt se retrouver souverain de tout le centre de l’Afrique, à titre privé, grâce à l’accord des grandes puissances.
Une conférence à Berlin, en 1885, qui réunissait toutes les grandes puissances, pour se partager l’Afrique, énonça les règles de ce grand jeu du partage. Le document final prévoyait :
Premièrement, que tout « État civilisé » - entendez tout État européen - occupant une région de la côte africaine se verrait reconnaître tous les droits sur l’intérieur du pays, à la condition qu’il occupe effectivement le terrain.
Deuxièmement, que chaque « État civilisé » pouvait étendre sa zone d’influence... jusqu’à ce qu’il rencontre la zone d’influence d’un autre « État civilisé ».
Autrement dit, « à vos marques, prêts... partez ! »... Le safari était ouvert !
Le sort du Congo fut réglé dans ses grandes lignes à cette conférence de Berlin, au profit de Léopold Il.
Il y eut quelques problèmes de frontières, à l’ouest, entre autres, à la limite entre les possessions portugaises d’Angola et celles de Léopold. Les Anglais, dont le Portugal était une quasi-colonie économique, soutinrent les Portugais et l’enclave de Cabinda, en particulier, vit le jour à cette période. Mais il restait de nombreux territoires à se partager en Afrique occidentale, en particulier dans les bassins du Niger, à l’Ouest, et au Zambèze, au Sud.
Dans la course, les Français partaient avec une bonne longueur d’avance à l’Ouest. Ils possédaient le Sénégal déjà colonisé par Faidherbe, et y puisaient des troupes solides, les tirailleurs sénégalais, qui allaient devenir le gros des contingents pour la conquête, puis un des instruments d’oppression dans les territoires conquis
Mais les Anglais, eux, partaient d’un bon pied à l’Est, grâce à leur présence militaire en Egypte.
Dans les années qui suivirent, tandis que les colonnes militaires des États démocratiques et civilisés avançaient sur le terrain, des conférences bilatérales ou trilatérales continuèrent à réunir des diplomates. Sans rien connaître des pays dont ils décidaient le sort, des Messieurs confortablement installés dans les fauteuils des capitales d’Europe, taillaient des empires... sur les cartes géographiques. Ils effectuaient des partages à grands coups de règle, selon des méridiens ou des parallèles, laissant de part et d’autre des lambeaux d’ethnies coupées en deux.
C’est ainsi que furent tracés, en 1889, à Paris et à Londres, les frontières délimitant la Gambie de la Sierra Léone et le principe d’une ligne à peu près droite partageant le Soudan entre la France et la Grande-Bretagne. C’est ainsi qu’en 1890, l’Angleterre et l’Allemagne se répartirent à l’amiable les territoires du sultan de Zanzibar, après avoir procédé à quelques échanges : les Anglais donnaient aux Allemands un îlot dans la Mer du Nord, les Allemands leur donnaient en échange l’Ouganda. Et la France, pour avaliser le marché, obtenait de l’Angleterre la reconnaissance de son protectorat sur Madagascar !
En outre, il était implicitement admis que la Grande-Bretagne pourrait relier ses possessions de Côte-de-l’Or et du Bas-Niger par l’arrière-pays du Togo, sur la côte Ouest, et que la France pourrait relier entre elles ses possessions d’Afrique du Nord, du Congo et d’Afrique Occidentale, par le Sahara, le Tchad et le Moyen-Niger.
Le dépeçage de l’Afrique fut donc le fruit de marchandages entre brigands impérialistes.
Il y eut cependant quelques problèmes et quelques remises en cause sur le terrain.
Tout d’abord, la conquête militaire - car il ne s’agissait plus d’explorations pacifiques - ne fut pas toujours aisée. Les fusils à tir rapide des troupes coloniales étaient bien supérieurs aux sagaies et aux vieux fusils de certaines populations africaines. Mais un certain nombre de royaumes, organisés, résistèrent.
La conquête du royaume de Ségou, au Nord des fleuves Sénégal et Niger ; celle des États dominés par Samory plus au Sud, nécessitèrent plusieurs expéditions. En 1898 cependant, les Français étaient maîtres de la région, et imposaient même aux Anglais que leurs colonies des futurs Ghana et Nigeria soient séparées.
En 1900 tombait le dernier empire, celui de Rabah, sur le territoire du Tchad. Trois colonnes militaires françaises, l’une partie d’Algérie, l’autre du Sénégal, la troisième du Congo, convergèrent sur le Tchad. Lors d’une bataille acharnée, Rabah fut tué, en même temps que le commandant Lamy, le 22 avril 1900.
Pendant ce temps, l’Allemagne qui avait colonisé le Cameroun en 1884, s’emparait de deux territoires, baptisés « Sud-Ouest Africain » (la future Namibie) et « Afrique Orientale » dont une partie deviendra la Tanzanie.
Quant à l’Angleterre, un de ses hommes, Cecil Rhodes, politicien, financier, aventurier attiré par l’or et les diamants, se taillait dans l’Afrique du Sud un État auquel il donnait son nom de son vivant : Rhodésie ! Pour cela, il avait fallu de longues luttes, entre autres contre les Boers, cette colonie de Blancs hollandais installés là depuis le XVIIe siècle.
La conquête de l’Afrique touchait à sa fin. Ou presque. Au Nord, il restait encore le Sahara et ses Touaregs à soumettre. Mais les Anglais, depuis longtemps, avaient décidé de laisser « le coq gaulois gratter les sables du désert ». Il continue d’ailleurs, au Tchad par exemple.
A l’Est, il restait la région du Haut-Nil ; au Nord-Ouest, le Maroc.
C’est à propos du Haut-Nil que la France et l’Angleterre faillirent en venir aux mains, dans une bourgade de l’actuel Soudan, nommée à l’époque Fachoda.
La France ne voulait pas reconnaître le protectorat de l’Angleterre sur l’Egypte, ni ses visées sur le Soudan. L’Angleterre, elle, voulait les deux.
En 1896 la Fiance et l’Angleterre, parallèlement, décidèrent d’envoyer une expédition militaire vers le Haut-Nil.
Une colonne française de 150 hommes conduite par le capitaine Marchand (c’est vrai qu’il a beaucoup marché ... ) partit de l’estuaire du Congo, en juillet 1896, traversa toute l’Afrique d’Ouest en Est, et arriva deux ans plus tard à Fachoda pour y planter le drapeau. L’arrivée eut lieu en 1898.
Cela aurait pu être la gloire, si un général anglais, Kitchener, n’était pas parti vers le même but par un autre chemin, en remontant le Nil à partir de l’Egypte, et surtout à la tête de 20 000 hommes ! Kitchener arrivait plus tard, certes. Mais avec 150 soldats contre 20 000, Marchand pouvait difficilement invoquer le droit du premier occupant ! La France alors céda.
Mais ce fut « l’affaire de Fachoda » ! Pendant des semaines, l’opinion et la presse chauvines se livrèrent à des assauts verbaux contre l’Angleterre. Les journaux s’accordaient une énorme publicité aux déboires britanniques dans la guerre des Boers. Des volontaires français s’étaient même engagés dans les troupes du Transvaal. La France la plus bête se croyant revenue à la guerre de cent ans, vibrait à nouveau pour Jeanne d’Arc.
La rupture franco-anglaise eut ses grands drames, et ses petits. La reine Victoria dut remettre à plus tard ses séjours d’hiver sur la Côte d’Azur. Les députés bordelais et charentais dont les mandants viticulteurs écoulaient beaucoup de leurs vins et cognacs en Angleterre, s’inquiétaient de la campagne protectionniste lancée par le chef du gouvernement anglais, Chamberlain.
La question du Maroc, posée depuis 1883-1884 déjà, n’était toujours pas réglée. La France tenait au Maroc, la seule enclave indépendante dans une Afrique de l’Ouest qu’elle avait totalement conquise. L’Angleterre y tenait aussi, car depuis le percement du Canal de Suez, Gibraltar était un point stratégique. La France ne l’emporta qu’en 1914, au terme d’une guerre dure, conduite par Lyautey. Et la main basse sur le Maroc fut le même cocktail d’intérêts économiques et financiers, de pressions militaires, de sombres échanges entre la France et l’Angleterre : « passe-moi le Maroc, je te laisse l’Egypte », pour le cas qui nous intéresse.
Mais l’affaire du Maroc prit une autre dimension. En Europe et dans le monde entier, la concurrence entre les capitaux des grandes puissances avait atteint un stade explosif. L’Angleterre et la France se glorifiaient de leurs immenses empires coloniaux ; l’Allemagne capitaliste rongeait son frein, à l’étroit sur un domaine colonial peu à la mesure de son dynamisme. Aussi, quand l’Allemagne intervint dans l’affaire marocaine, quand une canonnière « Panther » se montra devant Agadir en 1911, le monde impérialiste se crut à deux doigts de la guerre.
Et à vrai dire, il l’était.
Les colonisateurs s’emparèrent de certaines richesses par simple pillage. Le Congo belge, par exemple, fut le lieu d’une razzia directe de deux produits d’exportation : le caoutchouc et l’ivoire. En 1900, ces deux produits représentaient 95 % des exportations congolaises.
Au fil des ans, les réserves d’ivoire diminuèrent, et celles de caoutchouc aussi. Les colonisateurs s’étaient contentés de rafler, de récolter sans avoir semé. Les cultures vivrières avaient pratiquement disparu ; des régions entières se dépeuplaient, et des économistes philosophaient doctement sur le fait que la politique économique de Léopold II avait été un échec.
Le pays était appauvri, certes, mais pas les sociétés qui y avaient investi, à commencer par celles où le roi des Belges (on l’appela aussi « le roi des affaires » ) avait des capitaux.
Et ce que fit Léopold II au Congo, des républicains le firent ailleurs.
C’est de l’exploitation des colonies que naquirent de grandes sociétés, ou de grandes banques : Boussac, grâce au coton du Tchad ; Lesieur, grâce à l’arachide du Sénégal ; Michelin grâce aux hévéas d’Indochine ; la Banque de Suez ou la Banque d’Indochine qui portaient bien leur nom, la Société Générale et tant d’autres.
Mais si les capitaux étaient investis en Afrique ou en Indochine - du moins si ce sont les Africains ou les Indochinois qui produisaient de la plus-value - celle-ci n’était pas utilisée sur place, pour améliorer l’économie du pays et le sort des hommes.
Au contraire, pour que les profits coloniaux restent des surprofits, il fallait une exploitation plus brutale qu’en Europe, il fallait que les colonisés produisent plus, et gagnent moins.
C’est tout juste, souvent, s’ils étaient payés. Les républicains français qui avaient aboli l’esclavage dans leurs colonies en 1848 - assez tard - le réintroduisirent alors sous d’autres formes : corvées, réquisitions, travail forcé.
En Afrique Noire Française, le « portage », le transport à dos d’homme, devint une institution. En 1925, les populations devaient donner gratuitement 12 à 15 jours de l’année pour cette tâche.
A Madagascar, la chose fut appelée « prestation de corvée » et les hommes de 16 à 60 ans devaient fournir 50 jours de travail gratuit par an.
On pourrait multiplier les exemples.
De nombreux historiens et économistes ont donné des chiffres, utiles, sur la façon dont s’est faite cette surexploitation des peuples coloniaux - comme elle continue d’ailleurs - et comment le développement des uns a engendré le sous-développement irrémédiable des autres.
Mais sur ce sujet, on peut citer le journaliste Albert Londres, qui sillonna l’Afrique Noire Française dans les années 1920 et fit en 1929 un violent réquisitoire contre la colonisation (dans un livre intitulé Terre d’Ebène).
L’Afrique a des routes, dit Albert Londres ; « on ne peut rien imaginer de mieux, elles sont magnifiques. Au Soudan, en Haute- Volta, à la Côte-d’Ivoire, dans toute la pleïade, on compte plus de cinquante mille kilomètres de routes. Elles sont d’autant plus remarquables qu’elles ne nous on pas coûté un cauri. On n’a dépensé que du nègre. Tous les matériaux qui ont servi ont été portés sur la tête du nègre... »
Et Albert Londres décrit comment se construisirent les routes :
« Des noirs des deux sexes travaillaient sur la route... Une autre équipe allait et venait, des pierres sur la tête, les uns n’en portant qu’une, les autres trois ou quatre, dans une petite corbeille, une corbeille dune douzaine d’oeufs ! Du chantier au tas de pierres, cinq cents mètres. Chaque pierre, chaque corbeille représentait un kilomètre de marche. Vous m’assurerez qu’à notre époque, il existe des rouleaux à vapeur, des camions automobiles, voire de vieux tombereaux. Je vous répondrai d’ici que vous avez rêvé ! Un avion passe, parfois au-dessus de l’Afrique Noire ; cela se comprend, c’est une machine qui va vite. Tandis qu’un rouleau à vapeur ! Rien ne se meut plus lentement. On m’a dit que l’un de ces instruments était en route. Il aurait quitté la France depuis 28 ans ! ».
Alors les camions feraient mieux l’affaire, mais l’essence coûte un prix fou, et l’homme qui se nourrit de bananes coûte moins cher ! C’est pourquoi Albert Londres appelle l’homme : « le moteur à bananes ».
Parfois cependant, les hommes refusent de marcher. Les hommes s’enfuient. En trois ans, rapporte le journaliste :
600 000 indigènes sont partis dans la colonie anglaise du Ghana
2 millions sont partis dans la colonie anglaise du Nigéria
dix mille Africains vivent hors des villages, à l’état sauvage dans les forêts de la Côte-d’Ivoire.
Ces hommes fuient :
le recrutement pour l’armée
le recrutement individuel des coupeurs de bois
le recrutement pour les routes ou le chemin de fer.
A propos des chemins de fer, sur les 130 000 Africains qui furent réquisitionnés pour les 500 km de chantier du « Congo-Océan », au Congo français, 20 000 moururent.
Les dégâts humains furent à peu près les mêmes sur le chantier du Dakar-Niger, en Afrique de l’Ouest. Et une dernière citation de Londres, à ce propos :
« Le train court sur douze cents kilomètres de voie. Il joint l’Atlantique au Niger. Puis il s’arrête. Les routes ou le fleuve feront le reste. Douze cents kilomètres ! Le plus grand des travaux que nous ayons accomplis en Afrique Noire. Pour celui qui tiendrait à ne pas être ingrat, saluer ce chemin ne serait pas un geste suffisant, il faudrait emporter des caisses d’immortelles avec soi... et semer sur le parcours ces fleurs séchées. On serait sûr, de la sorte d’honorer à chaque traverse, la mémoire d’un nègre tombé pour la civilisation ».
La « civilisation », elle, en la personne de Jules Ferry, se flattait des charmes évidents des travailleurs des pays coloniaux. Dans Le Tonkin et la Mère patrie, Jules Ferry qui voulait convaincre la bourgeoisie française qu’elle avait tout à gagner aux conquêtes coloniales, faisait parler un industriel de l’époque, qui disait :
« Le Tonkinois est industrieux, intelligent et docile ; il se plie avec facilité à tous les genres de travaux, et les Français établis dans notre colonie ont pu, sans de grands efforts, s’en faire les collaborateurs de toutes les industries qui ont été importées de la Métropole, Dans certaines, ils excellent, car ils sont patients et ne se rebutent point... Le salaire de l’ouvrier, dans les villes, varie de 80 centimes à 1, 25 F par jour... L’ouvrière tonkinoise se paye de 40 à 50 centimes par jour ; on l’emploie même à porter des fardeaux et à ramer sur les jonques. La journée est d’environ douze heures de travail ; le Tonkinois ne connaît pas le repos du dimanche ; il ne manque son travail que pour quelques fêtes indigènes, comme le « Têt » jour de l’an annamite, qui dure de huit à quinze jours suivant les contrées et pendant lequel il est impossible de faire travailler qui que ce soit ».
Alors, oui, c’est par la force que le capitalisme industriel imposa le colonialisme ; c’est par la force que les capitaux nationaux des pays riches se taillèrent un espace économique à la fois élargi et protégé.
La colonisation joua comme un puissant accélérateur au développement du capitalisme industriel, devenu avec elle l’impérialisme.
Eh oui, « la force est un agent économique », comme l’avait dit Marx.
Le partage se fit par la force brutale. Force contre les peuples soumis ; force des impérialistes entre eux, qui devait conduire à la guerre, la première d’abord, puis la deuxième.
Dans sa célèbre brochure de 1916, Lénine analysa comment le capital de libre concurrence avait abouti à la concentration des capitaux et aux monopoles ; comment les capitaux industriels et bancaires étaient devenus un seul et même capital financier ; comment ces capitaux financiers avaient eu besoin de s’exporter, toujours plus loin, et comment ils se partagèrent le monde, par les guerres de conquêtes coloniales, avant d’en arriver à la guerre de repartage entre eux.
Car si certains étaient bien lotis, d’autres ne l’étaient pas. Les vieux impérialismes anglais et français avaient de vastes empires, les jeunes impérialismes allemand et américain en avaient de beaucoup plus petits.
Il fallut donc une première guerre mondiale, pour le premier repartage ; puis une seconde pour un second, et pour qu’avec la décolonisation, les impérialismes soient enfin rangés dans leur ordre réel de puissance : les USA d’abord, le Japon ensuite, puis l’Allemagne, puis l’Angleterre et enfin la France.
Aujourd’hui, il n’y a plus de colonies. Enfin, presque plus. La France et même l’Angleterre, ou encore les États-Unis s’accrochent certes à quelques points du globe, en Amérique, en Asie, dans les océans Atlantique ou Pacifique. Il y a encore des îles des Caraïbes ou de l’Océanie qui sont des colonies, même s’il n’y a plus nulle part, juridiquement, de statut colonial, L’impérialisme anglais a encore ses Malouines. L’impérialisme français a encore ses « Départements », tels la Guadeloupe ou la Martinique, et « Territoires » d’outre-mer !
Mais les grands empires ont disparu, emportés par la révolte qui a secoué le monde entier après 1945. Finies les grandes taches rouges ou vertes des Atlas d’il y a quarante ans. Aujourd’hui, une carte de l’Afrique ou de l’Asie ne montre plus que des États indépendants. La colonisation qui a marqué la génération de nos grands-parents ou arrière-grands-parents, semble déjà une époque ancienne, révolue, à classer dans les rayonnages de l’histoire.
Pourtant, nous sommes peut-être moins sortis de l’époque coloniale qu’il n’y paraît.
Si l’on regarde une carte du monde on n’y voit plus de colonies, certes. Mais si l’on distingue les pays nantis des pays sous-développés, on peut voir que cet empire du sous-développement - l’expression n’est pas littéraire - s’étend très exactement sur tout le monde colonial ou semi-colonial du début du siècle Le statut politique a changé, pas la situation sociale et économique.
Et cela se répercute dans l’actualité politique. Tous les points chauds du globe aujourd’hui, où suivant la propagande officielle, s’affronteraient l’Est et l’Ouest, vraiment tous, correspondent à d’anciens territoires coloniaux ou semi-coloniaux où l’impérialime était déjà présent les armes à la main bien avant que l’URSS soit née. Aucune situation de ces « points chauds » ne peut se comprendre si l’on ne se réfère à leur passé justement, aux problèmes qui ont été créés et laissés là par les anciennes puissances coloniales : frontières artificielles découpées par les gouvernements européens sans liens avec la situation des populations, peuples dressés les uns contre les autres pour les besoins d’une domination étrangère, exploitation et oppression économique qui ont sous-développé le pays ou l’ont laissé exangue.
Du Salvador à la Corée en passant par le Liban, la Palestine, l’Afghanistan, il n’y a pas « un point chaud » pour lequel il ne faut, pour comprendre la situation actuelle, se référer au passé sous les bottes des puissances coloniales, française, anglaise ou encore allemande ou américaine,
Durant tout ce siècle, la classe ouvrière des pays industriels a finalement laissé faire l’impérialisme et plus directement l’épopée, comme disent les manuels, coloniale. Oh ! bien des fois elle s’est sentie solidaire des peuples que son impérialisme martyrisait. Elle a protesté souvent. Les meilleurs de ses militants ont souvent été les seuls anti-colonialistes et ont de ce fait payé un lourd tribut à la répression. Mais la classe ouvrière n’a globalement rien pu empêcher.
D’une certaine façon, elle a - on l’a souvent dit et en particulier ses adversaires - profité elle aussi du colonialisme, de l’exploitation forcenée et du pillage du reste du monde. Les améliorations de ses conditions de vie et de travail, qui ont correspondu très exactement à la colonisation du monde, ont été dues certes à ses luttes, mais aussi au fait que les bourgeoisies des pays colonialistes pouvaient se permettre de les accorder comme des miettes prises sur l’immense accumulation de richesses faite sur le dos du monde entier.
Pour au moins avoir la paix sociale dans les pays qui hébergeaient leurs centres vitaux, très consciemment et ouvertement, les hommes politiques anglais et français, partisans de l’expansion coloniale, plaidaient leur cause en la disant garante d’assagissement de la classe ouvrière. « La paix sociale - écrivait Jules Ferry - est dans l’âge industriel de l’humanité, une question de débouchés. La crise économique qui a si lourdement pesé sur l’Europe laborieuse, depuis 1876 ou 1877, le malaise qui s’en est suivi, et dont des grèves fréquentes, longues, malavisées souvent, mais toujours redoutables, sont le plus douloureux symptôme, a coïncidé en France, en Allemagne, en Angleterre même avec une réduction notable et persistance du chiffre des exportations ».
Un peu partout dans les pays riches d’Europe, en Angleterre en particulier, les conquêtes coloniales s’accompagnèrent de « conquêtes sociales », d’avantages accordés à une partie de la classe ouvrière, et l’on pourrait dire de la conquête politique avec l’apparition du réformisme d’une fraction de la classe ouvrière par les bourgeoisies européennes. « L’idéologie impérialiste », écrivait Lénine en 1916, « pénètre également dans la classe ouvrière, qui n’est pas séparée des autres classes par une muraille de Chine ».
La bourgeoisie a pu même se permettre d’acheter en quelque sorte les principales organisations de cette classe ouvrière et de créer des bureaucraties politiques ou syndicales qui, à certains moments, comme le Parti Socialiste français, furent même des instruments directs du colonialisme.
Les travailleurs des pays riches se laissèrent bercer un temps par l’illusion que la colonisation était une oeuvre civilisatrice. Ils ne voulurent pas voir que les impérialismes rivaux se faisaient la guerre économique d’abord en préservant ou en étendant « outre-mer » leurs territoires de chasse aux profits, avant que les contradictions insurmontables de leur système n’explosent en conflit ouvert et généralisé, et ne se résolvent par les armes, non seulement dans les forêts équatoriales ou les savanes tropicales, mais aussi dans les tranchée des pays européens.
Et la petite amélioration de son sort, la classe ouvrière des pays industrialisés l’a payée durement. Pour n’avoir pas su empêcher sa bourgeoisie de mettre le monde en coupe réglée, pour n’avoir pas su s’opposer au colonialisme, la classe ouvrière des pays impérialistes a finalement eu droit, comme récompense, à subir deux guerres mondiales.
Elle aussi a dû subir, tout comme les peuples coloniaux aux quatre coins du monde, les millions de morts civils et militaires, dans les tranchées de 14-18, ou les bombardements de 40-45. Elle a vu certaines de ses villes réduites en ruines et en cendres, elle a subi les tortures, la faim, le travail forcé, les camps de concentration. Les prolétaires européens ne connurent pas les bagnes de Poulo-Condor, mais ils connurent les camps de la mort. Ils ne connurent pas la vie misérable d’esclave colonial, mais ils connurent toutes les variétés de mort horribles sur tous les fronts, ils ne connurent pas la faim des pays sous-développés, mais il connurent celle des pays les plus riches en guerre. Ce fut différent, ce fut plus court, mais ce ne fut pas mieux.
S’il fallait une démonstration que le colonialisme n’était pas dirigé seulement contre les autres peuples du monde, nous l’avons eue et déjà par deux fois.
Nous sommes donc bien avertis que les instructeurs américains au Salvador, les paras français au Tchad ou les flottes françaises et américaines au large du Liban ne menacent pas seulement les peuples de l’Amérique Centrale, de l’Afrique ou du Moyen-Orient.
A plus ou moins longue échéance, ce sont aussi les ouvriers européens et américains qui seront directement concernés.
La période du colonialisme direct s’est achevée dans les deux décennies qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale mais l’impérialisme économique, dont le colonialisme ne fut au fond qu’un avatar momentané, existe toujours, lui, et c’est toujours lui qui explique notre monde et, surtout, le domine.
Il est vrai qu’on peut parler aujourd’hui d’une situation différente, par rapport au début du siècle, d’un néo-colonialisme ou d’un néo-impérialisme ou l’exploitation économique forcenée ne se fait plus au travers d’une domination politique directe. Mais c’est très abusivement - et parfois de façon volontairement erronée - que certains en ont conclu que cela signifiait la disparition de la violence dans les rapports entre pays impérialistes et pays ex-coloniaux, ou comme on dit hypocritement aujourd’hui « en voie de développement » pour ne pas dire en cours d’exploitation.
La violence est toujours là. La différence est qu’elle est aujourd’hui exercée, systématiquement, en première ligne par des pouvoirs locaux, pas toujours nationaux d’ailleurs, et dans l’immense majorité des cas, cette violence n’a rien à envier à la violence des anciennes puissances colonisatrices. Dans tout l’empire du sous-développement règnent des pouvoirs autocratiques, réactionnaires, féroces, des bandes d’hommes armés, souvent au sens le plus étroit du terme. Au nom de classes sociales enrichies depuis l’indépendance, ils exploitent ignomieusement et doublement les classes populaires, d’abord pour prélever le profit de l’impérialisme et ensuite pour dégager un surproduit avec lesquels ils importeront les biens de consommation qui permettent à la minorité de profiteurs d’avoir une parodie du mode de vie et du mode d’existence des classes dominantes des pays impérialistes.
Mais c’est l’impérialisme qui aide ces régimes à rester en place. Et c’est par la violence qu’il les y aide. D’abord en leur fournissant armes et matériel.
Assez souvent, il trouve d’ailleurs là le moyen de les exploiter encore un peu plus, en les lui vendant, amenant ainsi les dirigeant à appauvrir encore un peu leur peuple pour leur faire payer leurs propres chaînes. Mais parfois cette assistance est gratuite. Elle s’accompagne de la formation par les puissances impérialistes, de cadres économiques mais aussi militaires et policiers qui permettront à ces régimes de se maintenir.
Mais cela ne suffit pas toujours. Et alors, ce sont les grandes puissances impérialistes elles-mêmes qui interviennent, par l’intermédiaire d’un autre État de la région lorsqu’elles le peuvent, directement lorsqu’elles ne peuvent pas faire autrement.
Et les armées permanentes que les grandes puissances entretiennent ont toujours, comme au début de l’ère coloniale, comme principal objet de maintenir les pays ex-coloniaux dans la dépendance, l’oppression et finalement le sous-développement en écrasant, si possible dans l’oeuf, toute velléité de révolte populaire.
Pas plus aujourd’hui qu’hier, le simple fonctionnement des lois économiques ne suffit au capital pour maintenir et développer ses profits. Il a fallu la violence des rapines et de l’esclavage au temps de la bourgeoisie commerçante naissante il a fallu la violence colonialiste aux débuts de la bourgeoisie industrielle, il faut encore la violence des armadas modernes au temps du néo-colonialisme.
On le voit au Tchad, au Liban et en Amérique Latine.
Les forces navales américaines qui croisent au large des petits États d’Amérique Centrale ne menacent pas seulement ces derniers, mais aussi le Mexique ou le Brésil où la crise et la faillite des États endettés peuvent conduire des millions de gens à la révolte. Les forces navales américaines qui croisent dans la Méditerranée, au large du Liban, ne visent pas seulement le petit Liban mais tous les peuples arabes de la région, réduits à la misère, qu’une révolte généralisée pourrait emporter aussi.
Quel que soit le prétexte pour lequel ils sont là, les croiseurs, les porte-avions et les chasseurs-bombardiers sont des menaces affichées pour des continents entiers.
Ce n’est par l’URSS qui crée, ni volontairement, ni de fait, les termes qui seront la cause profonde de la 3e guerre mondiale. L’URSS n’en restera pas à l’écart et elle en sera même au centre, par la force des choses, mais ce n’est ni son existence, ni sa politique qui en seront la cause profonde, la cause réelle.
En fait, les points chauds du monde actuel appartiennent tous à cet empire du sous-développement issu des colonies et semi-colonies de l’époque coloniale. Et ces causes sont plus anciennes que l’existence de l’URSS.
L’un des mécanismes par lequel la 3e guerre mondiale pourra embraser la planète, c’est justement la révolte permanente des peuples coloniaux. Si demain la révolte embrase l’Amérique Latine, l’Afrique ou l’Asie, l’impérialisme américain ne pourra plus se contenter de faire jouer le rôle de gendarme à d’autres petits pays mercenaires comme Israël, l’Afrique du Sud ou l’Irak ; il devra y faire s’impliquer d’autres puissances impérialistes comme le Japon, la France, l’Allemagne ou l’Angleterre et ces dernières seront obligées de mobiliser pour cela des centaines de milliers, voire de millions d’hommes, car ces guerres demandent des hommes malgré tout ce que l’on peut dire de la technologie militaire moderne, on l’a vu en Algérie ou au Vietnam. L’impérialisme US lui-même peut être contraint de mobiliser lui aussi des millions d’hommes ! Alors les problèmes internes des pays impérialistes seraient inconciliables avec la paix mondiale, même relative.
En effet, il serait impossible de faire accepter aux peuples des bastions impérialistes eux-mêmes les sacrifices humains et financiers de telles interventions sans une mobilisation générale, sans la mise au pas des peuples et des classes ouvrières, sans la menace et la crainte d’un péril extérieur contre le territoire national lui-même. Et ce ne sont ni les Tchadiens, ni les Libanais qui pourront rendre une telle menace crédible.
C’est dans ce cas, c’est là que l’impérialisme devrait se trouver un adversaire de taille à constituer une menace crédible pour ses peuples
C’est là qu’il faudrait trouver le prétexte, coup de chasse-mouches d’Alger, attentat de Sarajevo, défense d’un quelconque Dantzig, torpillage d’un Lusitania, lâche agression contre un autre Pearl-Harbour ou affaire d’un Boeing Sud-Coréen, pour effrayer les peuples et leur faire accepter la nécessité d’une guerre totale contre un ennemi à leur dimension. Et le seul ennemi taillé sur mesure, tant au point de vue puissance qu’au point de vue image, ne pourrait être que l’URSS.
Et pour pouvoir envoyer une centaine de millions de soldats d’Europe et d’Amérique mourir dans les rizières de l’Asie, dans les pampas, les cordillières ou les jungles d’Amérique, dans les savanes ou les déserts d’Afrique, l’impérialisme US et l’impérialisme européen devraient envoyer, aussi, leurs peuples creuser des tranchées et leurs tombes dans les steppes de la Russie.
C’est là une des raisons de la possibilité d’une troisième guerre mondiale, en fait la guerre de l’impérialisme contre tous les peuples et tous les travailleurs du monde.
Et une nouvelle fois, la classe ouvrière américaine et européenne qui certes ne meurt pas de faim, peut connaître un autre type de mort, ici ou là, sur on ne sait trop quel front et sous on ne sait trop quelles bombes.
C’est pour cela que l’alliance de la classe ouvrière avec tous les opprimés du monde, tous les colonisés directs ou indirects, pour renverser l’impérialisme est bien toujours à l’ordre du jour. Elle devrait être d’autant plus possible d’ailleurs que l’impérialisme en bouleversant le monde a aussi créé pratiquement partout un prolétariat moderne, qu’une classe ouvrière moderne existe en Amérique, en Afrique, en Asie, susceptible de prendre la tête dans ces pays d’une véritable révolution anti-impérialiste mondiale.
En tout cas, c’est bien le choix entre cette révolution et la barbarie impérialiste qui se pose au monde entier, aux peuples opprimés qui le subissent déjà, mais aussi à tous les exploités, y compris ceux des pays impérialistes. Tous ont été victimes de l’impérialisme quand il avait la forme du colonialisme brutal et direct. Tous sont désignés comme les victimes futures de l’impérialisme post-colonialiste ou néo-colonialiste, s’ils ne l’abattent pas bientôt.
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