Quelle que soit la nature précise de la bombe que les militaires nords-coréens ont fait exploser lundi dernier (il faudra plusieurs jours pour la déterminer), cet essai nucléaire revendiqué marque une nouvelle ère. Le paradoxe veut que ce soit la décision d’un pays apparemment extravagant, régime singulier sans équivalent sur la planète, qui illustre le plus radicalement le nouvel ordre du monde. Car après la chute du Mur de Berlin, la bombe nord-coréenne marque une nouvelle mort du 20e siècle.
Contrairement à un mauvais scénario de série Z, la décision nord-coréenne n’est pas simplement la marque d’un pouvoir dérangé, coupé des réalités du monde. C’est une réponse désastreuse mais hélas logique à l’évolution des relations internationales. Partout règne la primauté de la force brute qu’aucun droit international ne vient arrêter. Il y a quelques semaines, Israël envahissait le Liban sans que rien ne soit fait pour l’empêcher. Peu de temps auparavant, les Etats-Unis organisaient l’invasion de l’Irak sur la base de mensonges d’Etat et en violation flagrante du droit international. Ce n’est rien d’autre que la loi du plus fort. Or l’hyperpuissance américaine est considérablement plus forte que tous les autres. Le déséquilibre est tel que les Américains ont été en capacité de mener la guerre d’Irak presque seuls. En revanche, si l’Irak avait eu la bombe, il n’aurait sûrement pas été attaqué. La Corée du Nord, placée également sur « l’Axe du mal » par Bush, n’a-t-elle pas été traitée différemment du fait qu’elle pouvait en disposer ?
Les Etats-Unis assument d’ailleurs parfaitement cette banalisation de l’arme atomique. Jusqu’en 1991, leurs exercices militaires en Corée du Sud intégraient des scénarios atomiques. Et Bush avait annoncé que la Corée du Nord pourrait faire l’objet de frappes nucléaires « préventives », concept qui rompt avec le principe de la dissuasion selon lequel la bombe A est une arme ultime faite pour ne pas servir.
Par ailleurs la fabrication de la bombe est facilitée par les évolutions techniques et économiques. Les technologies mises en œuvre ayant évolué, les éléments nécessaires à la fabrication de la bombe sont désormais beaucoup plus discrètement transportables. Les canaux commerciaux de la mondialisation libérale permettent de les réunir à partir de fournisseurs répartis dans le monde entier, selon un réseau où chacun ignore la destination finale de ses produits, empêchant tout contrôle.
Le risque sans précédent de dissémination nucléaire témoigne de la disparition successive de toutes les normes qui organisaient le monde depuis l’après-guerre. C’est spectaculaire en Asie. L’ordre régional bâti au lendemain d’Hiroshima et de la guerre de Corée (1950-1953) s’efface. Depuis quelques mois, le Japon est dirigé pour la première fois par un premier ministre qui n’était pas né en 1945. Ce membre de la droite nationaliste veut refaire du Japon une puissance militaire, alors que depuis l’après-guerre il ne dispose que d’une armée d’autodéfense très réduite. Populaire pour son discours de fermeté contre la Corée du Nord, Shinzo Abe souhaite même doter son pays de l’arme atomique.
En Corée du Sud, le vieil ordre craque aussi. Ce pays, hier satellite des Etats-Unis qui l’installèrent en 1953, revendique son indépendance depuis qu’il est devenu l’une des principales puissances économiques du monde. Le 14 septembre dernier, l’ancien président Kim Dae-jung, architecte de la réconciliation avec le Nord et Prix Nobel de la paix 2000, désapprouvait dans un entretien la politique de Washington : « Les néoconservateurs américains ne veulent pas la paix dans cette région. Ce sont des dogmatiques. Ils ne défendent pas les intérêts des Etats-Unis, comme le faisait le président Clinton, qui soutenait nos efforts pour un dialogue pacifique, mais restent obsédés par une idéologie : celle des sanctions, qui n’a jamais marché, ni contre Cuba, ni contre l’Irak, ni contre l’Afghanistan, ni contre l’Iran. Ils font pression sur Tokyo pour qu’il impose aussi des sanctions, ce qui aggrave les mésententes régionales. Celles-ci, à leur tour, fournissent un prétexte à la droite japonaise pour réclamer le réarmement du Japon. Ce qui augmente la méfiance de la Chine. C’est une spirale fort dangereuse. » Lors d’un entretien avec Bush le 15 septembre, l’actuel président sud-coréen réitérait sa volonté de récupérer le commandement militaire en temps de guerre sur les troupes américaines basées en Corée (30000 hommes), réclamait plus de temps pour négocier le projet de traité de libre commerce avec les Etats-Unis et refusait de nouvelles sanctions contre la Corée du Nord.
La résurgence des néo-nazis en Allemagne nous envoie un signal identique sur le Vieux Continent. Partout on voit ressurgir des fantômes d’avant 1945. Car les rapports sociaux se radicalisent. La relative stabilité de l’après-guerre avait en effet un coût que le capitalisme actuel ne peut plus et ne veut plus assumer. Elle reposait sur un partage des richesses moins défavorable aux travailleurs. Elle acceptait le multilatéralisme et la souveraineté des Nations. En Europe, elle reposait sur une intégration régionale encouragée par les Américains dès le plan Marshall. Le règne sans limites du profit, la volonté de soumettre le cadre démocratique à la toute-puissance de la finance, l’explosion des inégalités, l’unilatéralisme américain précipitent le monde dans une nouvelle ère des guerres et des révolutions qu’il n’avait plus connue depuis 1945.
François Delapierre
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