Le travail, cette expropriation systémique du temps humain…

vendredi 6 janvier 2012.
 

L’une des définitions les plus lucides de l’esclave, est celle d’un individu dont le temps est exproprié par autrui. L’esclavage est l’expropriation du temps de l’homme par l’homme, expropriation diabolique qui, à force de priver l’homme de tout temps propre, finit par le déshumaniser, le réifier, le tuer à toute humanité.

À moins de se fonder sur un compromis et une flexibilité permettant à l’homme travaillant de se valoriser intellectuellement, professionnellement, sentimentalement, familialement et socialement, tout en lui procurant un salaire lui permettant une vie matériellement comblée sans endettement permanent, le travail est un vol du temps, une vampirisation de la vie de l’employé par l’employeur. Car la vie d’un homme sur terre n’est autre que le déploiement temporel de son existence. Imposition pesante de la vitesse de la société de consommation, le travail, avec sa précipitation productive, triture le temps par l’urgence et l’immédiateté. Et le temps bourgeois, en devient un antitemps - c’est-à-dire un harcèlement constant, enfonçant le temps du travailleur dans l’exclusivisme temporel du présent par et pour la productivité, l’abîme de l’instant à rentabiliser par la production. Ce qui fait de l’homme, l’être du maintenant, et sacrifie toute la vie à la pression de l’urgence, à l’exigence de la performance… C’est littéralement le règne sinistre de l’adage « le temps c’est de l’argent » proclamé par le capitalisme. Ainsi, l’homme ne juge sa vie qu’à l’aune de la rentabilité pécuniaire. Essence de l’égrugement de l’espace vital de l’homme par l’homme, le temps exproprié par l’employeur-patron à son employé, son ouvrier, représente autant de portions d’existence perdues, autant de morts avant coup dans la durée de la vie du travailleur. En somme, la plupart des travailleurs sont tous des torturés de onze mois ou plus, qui se donnent, dans le meilleur des cas, un défoulement annuel de deux semaines ou d’un mois et se laissent croire que le système du travail tel qu’il est, constitue un moyen de jouir de la vie. Quinze ou trente jours par année, pour que des ombres prennent provisoirement corps, pour que des frustrés torturés se défoulent avec la permission de leur tortionnaire ! Incroyable monde esclave qui fantasme de la liberté hallucinée que lui vendent ses maîtres au moment même où il obéit au doigt et à l’œil aux structures servant exclusivement les intérêts de quelques familles de banquiers, d’industriels, de commerçants soutenus par leurs larbins politiciens et législateurs qui leur soumettent l’État et la société. Et pire encore, ils arrivent à faire croire aux peuples que tout cela est indépassable et entre dans un ordre suprahumain ! Comme des vers gigotant, une bonne partie de l’humanité n’a même pas la faculté des mouches qui savent au moins voler et planer au-dessus de la déchetterie où elles vivent. L’homme, comme animal grégaire, abdique devant cette sorte de cybernétique qu’est l’institution sociale qu’il sacralise en automate à son propre détriment. Et, ses repères et références sont en fait ses bourreaux et leur idéologie. Dans une société du crédit où, hormis les banquiers et les grands riches, tous sont plus ou moins liés par l’endettement, travaillant pour payer factures et cartes de crédit, seuls des machines sans cervelle peuvent croire aux logorrhées sur la liberté et sur la démocratie vantées par nos gouvernements.

Trois représentations de la temporalité et l’avènement d’un antitemps … « Celui qui, tout au long de la journée, est actif comme une abeille, fort comme un taureau, bosse comme un cheval ; et qui, le soir venu, est crevé comme un chien, devrait consulter un vétérinaire, il est fort probable que ce soit un âne ! » Chang Ying Yue philosophe chinois

Le temps, cette instance physique que déterminent les mouvements orbitaux de la terre dans l’espace, est, dans les sociétés, considéré soit linéaire, soit cyclique, soit palingénésique lorsque tout simplement, il ne s’estompe pas pour cette quatrième entité insolite et perverse que nous appelons au début de ce texte : l’antitemps bourgeois.

Il est un aspect du temps lié à des repères spatiaux précis et particuliers tel que le rappelle Merleau-Ponty dans sa « Phénoménologie de la perception » de telle sorte que de deux voyageurs allant le premier, du sud vers le nord et le second, du nord vers le sud, pour le premier, le passé est le sud, le présent, chaque portion de route qu’il franchit, et le futur, le nord à atteindre, alors que le second vit exactement le sens inverse où le nord est le passé, le présent, ses étapes actuelles du chemin, et le sud, le futur. Toutefois le temps en soi, est lieu de la durée et de l’historicité du monde, où, irréversible, il est strictement passé, présent et futur sans aucune forme possible de manipulation de ses trois moments.

Maintenant revenons à nos trois représentations culturelles du temps.

1) Le temps linéaire est simplement l’adoption du temps physique et réel, celui de la durée et de l’âge qui affecte de vieillissement tout ce qui est dans la dimension tangible et connue du monde. C’est avant tout, le temps réel au sens strict de ce mot, ce temps qui n’est réversible ni accélérable et dont nous sommes ici-bas tributaires. C’est donc le temps de la réalité et de la vie qu’il mène à la mort. Il n’est point une perception philosophique ni une projection mythique ni une considération religieuse. Il est donc l’espace de l’apparition, de la durée et de la disparition de tout être vivant ou inerte. C’est en lui que l’homme physique est, agit et existe sans pouvoir biologiquement s’en affranchir. Il est en fait le déterminisme premier du maintenant et du devenir de notre corps, le complice et le bourreau de tout être matériel en général, et à fortiori, de l’être biologique, le vivant qu’il fait naître, grandir avant de l’effacer...

2) La vision des temps cyclique et palingénésique, à la différence de celle du temps linéaire, si elle compte par les unités chronologiques telles les heures, les jours, les années comme extinction permanente de la durée caractérisant la temporalité et l’impermanence des êtres du monde, c’est pour ensuite l’insérer dans un imaginaire de cycle gigantesque de restitution de la durée envolée. Pour elle, nul temps ne se perd, c’est littéralement la désignification sémantique de la familière expression de « temps perdu ». Les temps cyclique et palingénésique sont des regards inhérents à des weltanschauungen (1) mystico-civilisationnelles, des représentations historico-culturelles, de véritables institutions historicistes c’est-à-dire des temps essentiellement idéels et fictifs appliqués au processus de leur histoire par des sociétés humaines...

Voici un bref survol de ces deux configurations temporelles.

Le temps dit cyclique, est d’abord connu à travers le regard de certains panthéistes orientaux repris chez les grecs de l’Antiquité pour qui l’essence cosmique immuable ne fait que se renouveler selon le cycle des disparition et réapparition de ses éléments, et avec la dite essence cosmique, recommence encore et encore dans l’illusion de la motilité historique de l’humanité, la face pérenne du monde. L’histoire, à ce compte, est littéralement un perpétuel recommencement, un éternel retour…

3) Le temps palingénésique connu chez des tribus amérindiennes, quant à lui, renvoie à une cyclicité ponctuée d’un catastrophisme historique et fataliste. Les choses doivent disparaître avec fracas avant de renaître dans la beauté. Une conception qui, au dire de certains, a favorisé une sorte de résignation donc d’abandon à la fatalité devant l’agression des blancs lors de la conquête européenne de des contrées du Nouveau Monde où vivaient ces tribus. Car le monde comme l’histoire sont appelées à s’effondrer catastrophiquement pour être recréés ou tout au moins renaître bellement par la suite.

L’Antitemps bourgeois

L’antitemps que nous évoquons ici, est notre appellation de la gestion du temps par le système bourgeois de production, temps de nature essentiellement practico-économique. En effet, le temps défini par l’ordre bourgeois est avant tout, un temps constamment comprimé, où l’on ne vit pas et où l’injonction pressante, pressurante de produire encore et encore, efface l’existence. C’est le temps de la performance dans la productivité et de la consommation d’objets constamment jetables et donc à reproduire dans une croissance industrielle exponentielle. C’est donc un antitemps, c’est-à-dire un temps sans durée, sans espace vital (car l’espace vital est d’abord le temps et l’environnement à vivre dont un être humain dispose) pour le travailleur prisonnier du présent harassant de la production.

Le temps, ici-bas, reste et demeure l’espace existentiel de l’homme, un peu comme disait Goethe « mon champ, c’est le temps ». Un homme au temps exproprié, ne vit donc que par délégation d’existence pour celui à qui il livre son temps et, par voie de conséquence, sa vie. La société de consommation substitue l’ersatz illusoire de la propriété des biens et services auxquels la rémunération du travailleur lui donne droit, à l’espace vital qu’est le temps. À un moment où l’automation devait enfin permettre aux hommes de vivre pleinement leur temps, les hommes continuent de trimer au travail forcé du quotidien, pendant de longues heures où ils s’effacent au profit de ce maître des vies dans nos sociétés : le patron. Et après le travail, c’est en fait la préparation du lendemain besogneux qui empreint l’esprit du travailleur à qui le retour à la maison ne signifie pas le repos ou la réappropriation du temps.

Le temps de l’homme moderne n’est que celui du travail qui conditionne donc, même le temps libre du travailleur qui y prépare ses futurs quarts de labeur. Pourtant, n’était l’avarice des employeurs, les travailleurs pourraient avoir des salaires supérieurs tout en travaillant beaucoup moins à des périodes ouvrables bien plus courts. Et en plus, cela résoudrait une bonne part du problème du chômage. Hormis quelques travailleurs privilégiés, tous sont dans une armée sans uniforme, embringués par la force des choses et mimant de choisir leur sort dans la logique absurde de « travailler plus pour gagner plus » exprimée par Sarkozy avec la stupidité couramment véhiculée que le travail éprouve la valeur du travailleur qui prouve sa non fainéantise, alors que les banquiers, eux, se paient du temps de fornication avec les prostituées de luxe de Saint Tropez ou dans les casinos de Las Vegas...

Les mots « ma vie » « ma liberté » n’ont de sens que si l’homme est autorisé à trouver les meilleurs compromis pour s’aménager du temps libre où il vit pour lui-même et non au travail ou en fonction du travail.

L’homme au travail est dans la majorité des cas, un homme sans vie propre, c’est l’homme de l’immédiat. Un homme qui ne vit guère, un homme vécu par le maître profiteur de sa condition comme tout assujetti. Car une téléologie subvertie, réductrice empreint la situation sociale du travailleur qui ne se projette qu’en fonction du futur de la pension en sacrifiant les plus belles années de sa vie, toute sa jeunesse, toute son énergie et son temps, même à la force de l’âge, à la gloire et à la fortune du patron et des structures servant celui-ci.

Quand les financiers, banquiers et grands employeurs, nouveaux totems vivants, anthropomorphes, féroces, établissent un ordre immoral du travail avec tous les artifices prescriptifs de l’économie de marché qui programme par le behaviourisme idéologique chaque individu pour la performance et la consommation, l’individualisme axiologique qui semble caractériser la liberté sociale et la démocratie contemporaines en occident, ne peut être qu’imposture sémantique d’un système sociopolitique et économique pour mieux manipuler les individus. Car l’individualisme ainsi évoqué est une tour imaginaire qui empêche la communication intercitoyenne seule capable de concevoir des plans citoyens de résistance et de refus à la ploutocratie agressante des maîtres des vies et biens, pour qui, à peu près tous se lèvent, vont trimer en renonçant, sans s’en rendre compte, à vivre. L’on comprend aussi que le travail sert à empêcher le statut même de citoyen, en occupant tout le mental des individus réduits à cette seule dimension de travailleur rentable lors même où on lui fait accroire qu’il est individualiste comme s’il choisissait d’être ce qu’il est. L’individuation assumée ne peut être que celle de la personne pleinement consciente, grandie par des repères spirituels, intellectuels, moraux et matériels pleinement choisis. Sinon, c’est de l’individualisme claustral imputé aux gens par les maîtres du système qui encouragent un imbécile égotisme pour garder le peuple dans l’incommunication et la servitude du système.

Le pays de cocagne des fruits du travail dont profiterait le rude travailleur selon la morale bourgeoise, reste encore dans les limbes de l’attente vaine, seule prévaut la grimace hideuse d’un système où quelques ploutocrates ponctionnent la vie des peuples et les vident de cette substance qu’est le temps, tout aussi vital de toute existence que le sang l’est de l’organisme. En attendant, le travail demeure proche du tripalium et de la torture car ni le temps passé sous l’œil du maître, ni le salaire dérisoire pour la plupart des travailleurs même en pays riches, ne permettent d’envisager ni un quelconque bien-être global, ni la moindre humanisation pour les non possédants réduits en objet de travail, en choses parmi les choses.

Malgré les siècles de revendications et de luttes, les riches reprennent le lasso par d’autres voies illégitimes, cyniquement légalisées par leur système juridico-légal où ils n’en finissent pas de bafouer le droit inaliénable de l’humain à vivre digne et libre. La braise dévorante de la souffrance et la duperie des faux espoirs d’un sort meilleur, transforment le système du travail en une pure illusion pour le travailleur où, fors la réalité de son travail, sa condition reste la même : celle de l’exploité, du travailleur qui n’arrive guère à se sortir de cette nécessité de devoir se vendre à autrui pour vivre. Et sur son temps exproprié, sa vie volée, ne pèse que l’effigie de l’employeur sans cesse enrichi, avec pour lui, l’employé, la roue écrasante des chimères inassouvies, le feu hantant des frustrations inexprimées.

Expropriation féroce du temps dans la majeure partie des cas comme nous venons de le constater, le travail n’est donc point célébration d’une quelconque liberté économique ni tremplin social pour les majorités sans le sou ni festoiement de la vie pour les travailleurs des classe moyennes et pauvres. Le travail, tel qu’il est aujourd’hui, a davantage l’allure d’une sorte de perfusion salariale qui maintient illusoirement fonctionnels dans l’économie malsaine par les voies subreptices des ploutocrates de nos états voyous occidentaux et autres, la masse des travailleurs qui, comme certains démunis au temps de l’esclavage formel, se vendaient à des maîtres pour subsister matériellement. Et, le système du travail capitaliste a pour effet de posséder doublement le travailleur qui est d’une part, force de production, et d’autre part, salarié consommateur qui entretient le mode de production dans un cercle vicieux, un cycle interminable d’endettement, de paiements d’intérêts perpétuels aux grands créanciers. Le travail, pour la plupart des travailleurs, est une activité broyeuse de finalité car le plus grand nombre des travailleurs n’a aucune prise sur la fin de sa contribution laborieuse vu que son mouvement est au nom et au pouvoir exclusif d’un patron. C’est réellement la dénaturation du substratum même de l’action et de toute activité humaine, car l’action a une dimension finalitaire nécessaire vu le caractère finaliste de la conscience agissante. C’est ce sens finaliste de l’action que démantèlent déshumanisent les bourreaux de l’ordre de production-consommation.

Après tant de progrès dans nos connaissances du fonctionnement socioéconomique de la société, après tant d’explications des mécanismes d’exploitation de l’homme par l’homme, après tant de richesses produites par l’humanité, après toute la dénonciation du vol crapuleux de l’économie des nations par les banques privées avec la complicité des gouvernements tous à peu près pourris, qui leur soumettent les états et les peuples, il est vraiment honteux d’être humain sur terre et de ne rien faire pour changer d’État et de Société malgré leur infamie avérée. Sachant que la soi disant humanité traite la plupart de ses membres en objets jetables, avec l’arrogance et la bénédiction de certains mufles économistes, financiers et idéologues abominables toujours disponibles pour approuver l’ordre économique établi et démontrer une prétendue essentialité qui serait suprapolitique quasi métaphysique et donc inattaquable de l’horreur socioéconomique, il faut que les peuples sachent méthodiquement se révolter contre l’ordre esclavagiste actuel. Ce qui, pour les voyous spécialistes payés et enrichis afin de mentir aux peuples, je cite les disparités sociales abyssales et les pauvretés artificielles extrêmes qu’elles fomentent, est présenté naturel comme devant être accueilli avec résignation voire contentement, doit être relativisé par l’action de rejet des peuples enfin émancipés, désaliénés.

Il reste aux nations dignes de leur humanité de montrer en ce nouveau siècle, s’ils sont des hommes ou simplement des choses comme les traitent les gouvernements et les banquiers ! Les peuples doivent cesser d’être complices d’un ordre infect, acolytes ingénus de leurs propres bourreaux.

Que vienne l’action populaire internationale concertée contre l’antitemps bourgeois, antitemps abominable du travail voleur de vie, arme de prédation des justes élans de l’homme à disposer de soi, à vivre son temps et sa vie !

Qu’un torrent d’humanité révolutionnaire, vienne par l’eau vivifiante des peuples révoltés, éteindre le feu roulant de l’extinction humaine, faisant mourir cette mort par le temps exproprié qu’est le système du travail dénaturant dénaturé !

Que tous les hommes et les peuples se réapproprier leur temps dans une société nouvelle à la mesure de l’homme et non esclave des structures imposées par quelques voyous bouffis de banquiers, d’hommes d’affaire et de politiciens s’érigeant maîtres des vies et des biens !

CAMILLE LOTY MALEBRANCHE

(1) Visions du monde, (pluriel de weltanschauung).


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