Le capitalisme en pages de roman ( Mont-Oriol par Maupassant, 1887)

lundi 14 novembre 2016.
 

1887 : l’intérêt financier au-delà des sentiments

La passion d’entreprendre résiste, fort heureusement, aux crises économiques. En 1887, quand Guy de Maupassant publie Mont-Oriol, le krach de l’Union générale, survenu cinq ans plus tôt, en janvier 1882, est encore dans les mémoires. Et nombre de romanciers de l’époque prennent cet événement pour cadre. En particulier Zola avec son roman L’Argent, publié en 1891. Pas Maupassant.

Le héros de Mont-Oriol, Will Andermatt, est un entrepreneur, bourreau de travail. "En prenant pour personnage principal un être absorbé dans un projet tangible et provincial, à la Balzac, Maupassant paraît un peu en décalage par rapport à une époque où la finance moderne et abstraite, la Bourse, intéresse les romanciers", estime Christophe Reffait, maître de conférences à l’université d’Amiens, auteur de La Bourse dans le roman du second XIXe siècle (éd. Honoré Champion).

Maupassant aurait-il voulu, en écrivant Mont-Oriol, se faire le chantre de ce qu’on appelle actuellement l’économie réelle, celle des entreprises, versus l’économie virtuelle des produits bancaires sophistiqués ? De fait, dans un article publié le 25 janvier 1882 dans le journal Le Gaulois, Maupassant décrit en termes très actuels le krach dont il est le témoin : "Les opérations sont fictives, les bénéfices sont fictifs, la valeur est fictive, c’est une simple convention ; tout est fictif, et le premier venu se trouve fictivement riche à milliards, pour se trouver très réellement sans le sou quelques jours après." Maupassant se gausse sans chercher à comprendre.

En revanche, dans son roman Mont-Oriol, il aime à décortiquer les façons de faire de Will Andermatt. Bien sûr, cet homme d’affaires est aussi un spéculateur, mais sur des éléments bien concrets.

En vacances à Enval, où son épouse Christiane est en cure, Will Andermatt assiste à la découverte d’une source et perçoit le profit qu’il peut en tirer. Les explications de l’ingénieur, les discussions avec les médecins, la clientèle des villes d’eau vont lui donner les informations nécessaires pour construire ce que les entrepreneurs d’aujourd’hui appelleraient un business plan. Spéculation donc, mais spéculation raisonnée, pas de délire dans la fiction comme chez Zola. Maupassant attribue un véritable génie des affaires et une grande capacité de travail à son entrepreneur juif. Et c’est là que le bât blesse.

Guy de Maupassant parle-t-il par la bouche du comte Gontran de Ravenel qui, dans Mont-Oriol, ne peut entendre le mot "usuriers" sans murmurer "juifs", qui plus est "d’un air hautain" ? De fait, pour écrire Mont-Oriol, Maupassant s’est inspiré de Châtelguyon, station thermale alors réputée pour soigner les affections gastro-intestinales et les névroses, et où l’écrivain est allé en cure, à plusieurs reprises depuis 1883. Or les promoteurs de Châtelguyon, qu’il s’agisse du banquier Brocard ou du médecin Armand-Alexis Baraduc, qui devaient donner un nouvel essor à la station en 1878, n’étaient pas juifs. Mais pour forcer le trait, pour insister sur l’habileté financière de son personnage, il fallait que celui-ci soit juif, semble dire Maupassant. Et le caissier, un personnage très secondaire, ne pouvait s’appeler autrement qu’Abraham Lévy.

Les juifs, affairistes ou commerçants, capitalistes, intéressés par l’argent d’un côté ; les nobles, épris de culture de l’autre. Maupassant semble les renvoyer dos à dos, ainsi que les paysans auvergnats qu’il met en scène, équivalents des Normands cupides qu’il a représentés dans ses contes. Feignant l’impassibilité, le narrateur laisse Andermatt assurer sa propre défense. Un juif n’est pas avare, ni filou. Mais il sait la valeur des choses pour ne pas se faire voler. "Et nous sommes tous comme ça dans ma race, et nous avons raison, Monsieur."

Ainsi, tous les personnages du roman sont des stéréotypes. Les actionnaires de l’entreprise, marionnettes manipulées par Andermatt, sont des "hommes très bien, des hommes de Bourse, des capitalistes", résume, sarcastique, Maupassant, par la voix d’Andermatt. Les Oriol, paysans propriétaires des terrains sur lesquels sera bâtie la station, sont des Auvergnats, travailleurs acharnés, âpres au gain et roués. Les nobles et, en particulier, le comte Gontran de Ravenel, beau-frère d’Andermatt, sont oisifs et désargentés. Ils profitent sans vergogne de l’argent des autres. Séducteurs chevronnés, ils multiplient les conquêtes mais s’intéressent avant tout à la fortune de celle avec laquelle ils convoleront en justes noces, qu’elle soit juive... ou auvergnate. Le marquis de Ravenel, père de Christiane (et donc beau-père d’Andermatt), n’a-t-il pas donné sa fille en mariage à un juif fortuné, sans se préoccuper le moins du monde des sentiments de l’intéressée ?

Bonne fille, naïve, heureuse de tout, celle-ci s’en accommode. Jusqu’au jour où elle succombe aux charmes de Paul Brétigny, un ami de son frère, et découvre l’amour, le vrai. Jusqu’à en devenir cruelle, elle aussi. Cette découverte de l’amour donne au roman ses plus belles pages. Les émois de Christiane sont décrits avec une grande subtilité par Maupassant, romancier de la femme, et du coup romancier pour femmes dans bien des pages de ce livre. Christiane est ravie et fière de se découvrir un amant, comme pouvait l’être l’Emma Bovary de Gustave Flaubert, ami de la mère de Maupassant, et parrain littéraire de l’auteur de Mont-Oriol.

Dans ce roman, les exploits de l’entrepreneur ne servent finalement que de toile de fond, de décor, apte à rehausser les intrigues amoureuses qui unissent ou désunissent nobles et roturiers, bourgeois et paysans, juifs et chrétiens.

Le cynisme et l’intérêt financier l’emportant néanmoins sur les sentiments.

MONT-ORIOL de Guy de Maupassant. Edition de Marie-Claire Bancquart. Collection "Folio classique", 2002.

Annie Kahn


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