Le capitalisme en pages de roman (La petite Dorris par Dickens, 1857)

jeudi 31 décembre 2009.
 

1857 : une réflexion sur le pouvoir, l’argent et la vertu

"Le dieu Merdle venait de mettre fin à ses jours. Un vent de panique commença à souffler. Quantité de professionnels, de vieilles gens, des légions de femmes et d’enfants allaient voir, par sa faute, leur avenir dévasté. Lui, l’objet de tant d’adulation, la vedette de tant de banquets, le patron des patrons, l’étoile qui brillait au ciel des affaires, était tout simplement le plus grand faussaire, le plus grand voleur ayant jamais échappé au gibet."

A la différence de Bernard Madoff, le génial arnaqueur de Wall Street qui a été condamné, le 29 juin, à cent cinquante ans de prison, Mr Merdle n’eut pas la force d’affronter l’opprobre et la prison de l’Angleterre victorienne. Il se suicida. Mais, comme lui, il avait trompé d’innombrables clients avant d’être démasqué.

"Manieur de fonds" sans scrupule, jaloux des secrets de son commerce, très riche à force d’escroqueries occultes, Mr Merdle incarne le parfait antihéros du roman de Dickens, La Petite Dorrit, publié en 1856 sous forme de feuilleton mensuel, puis l’année suivante en deux tomes, mais dont l’action se déroule trente ans plus tôt. L’infâme banquier a pour impeccable antithèse la jeune Amy Dorrit, qui donne son nom au livre, infiniment douce, honnête, aimante et généreuse.

Par une coïncidence que Dickens met en évidence dans sa préface à l’édition de 1857, l’ouvrage paraît au moment où un esclandre défraie la chronique financière. Les huit directeurs de la Royal British Bank, l’un de ces établissements par actions qui fleurissent à l’époque, sont accusés d’avoir conspiré pour berner leurs clients. Le royaume en est tout secoué, au point que le prince de Galles, héritier du trône, siège en personne au premier jour du procès, à côté du Lord Chief Justice. Les banquiers tricheurs seront condamnés à de courtes peines de prison.

La prison ? Elle offre son décor à plusieurs chapitres du livre. Il s’agit en l’occurrence de la vieille Maréchaussée (Marshalsea) qui, à l’ombre de l’église Saint-George, accueillera pendant cinq siècles les condamnés pour dettes.

Londres a construit davantage de prisons que toute autre ville."Je sais qu’à Londres, chantait-on, et à un mile à la ronde, geôles et prisons, dix-huit en tout, abondent." Six d’entre elles, dont la Maréchaussée, se trouvent au sud de la Tamise, à Southwark, appendice malfamé de la capitale du monde, qui, note un contemporain, "respire le meurtre, la tristesse et la misère".

Pour son malheur, Dickens connaît parfaitement les lieux. Il vient d’avoir 12 ans en février 1824 lorsque son père, John, un petit employé de bureau qui vit au-dessus de ses moyens, est incarcéré pour dettes à Marshalsea. John doit 40 livres et 10 shillings à un boulanger de son quartier. Il restera quatorze semaines en prison, où sa femme et ses trois plus jeunes enfants viendront vivre avec lui.

Charles est traumatisé. Contraint de quitter l’école, il travaille pendant six mois dans une fabrique de cirage, sur le Strand, où il colle, dix heures d’affilée, des étiquettes sur des flacons. Son maigre pécule aide à régler les dépenses familiales dans une prison dont les locataires doivent se nourrir et se vêtir à leurs frais. Il rend visite à sa famille chaque dimanche puis, ayant trouvé un logis plus proche, petit-déjeune et dîne avec elle chaque jour. Cette humiliante épreuve le marquera à jamais. Devenu financièrement à l’aise assez tôt, Dickens restera hanté par la crainte de la déchéance matérielle. Ce souvenir douloureux contribuera à pétrir le réformisme social de l’écrivain, défenseur compatissant des pauvres, contempteur des exploiteurs, procureur de l’indifférence ou de l’hypocrisie des nantis.

Les lecteurs de La Petite Dorrit ignorent les tourments d’enfance de Dickens. Ils ne les apprendront qu’après sa mort (1870). Les prisons de Londres et leurs hôtes endettés figurent dans deux autres célèbres romans antérieurs, Les Aventures de Mr Pickwick et David Copperfield.

Amy Dorrit - taille minuscule et coeur immense - naît à Marshalsea, où son père William est détenu pour des affaires si embrouillées que ni lui ni personne n’est en mesure de les élucider. Son créancier, intraitable, lui refusera longtemps la liberté. Les débiteurs en prison étaient si nombreux à Londres qu’ils représentèrent jusqu’à la moitié des nouveaux mariés enregistrés dans la ville.

Le vieil insolvable deviendra le doyen, "le père" de la Maréchaussée. "La petite", transformée en une belle jeune femme, quitte la prison chaque matin et traverse le London Bridge pour travailler de l’autre côté du fleuve. Elle rencontrera l’affectueux Arthur Clennam, qui sera son ami, son bienfaiteur, et l’épousera à la dernière page du livre.

La Petite Dorrit est aussi une charge sarcastique contre la bureaucratie gouvernementale que symbolise le bien nommé ministère des circonvolutions, refuge des médiocres et des paresseux, à l’image d’un certain Tenace Mollusque, le plus puissant des créanciers de William. Ancien sténographe à la Chambre des communes, puis journaliste parlementaire, Dickens dénonce avec ironie la cruauté des institutions.

Mais ce roman, composé de deux "livres", intitulés "La Pauvreté" et "Les Riches", est d’abord une réflexion sur le pouvoir, l’argent et la vertu. Héritier inattendu d’une fortune colossale, William retrouve enfin la liberté, et mène grande vie, étourdi de plaisirs. Il devient fat, égoïste, snob, et toute sa famille avec lui, ce qui attriste Amy, restée fidèle à elle-même.

L’argent, nous dit l’auteur, ne suffit jamais à rendre heureux. Morale édifiante, et d’autant plus méritoire de la part d’un homme qui aura été obsédé, toute sa vie, par le souci d’être à l’abri du besoin.

LA PETITE DORRIT de Charles Dickens. Edition de La Fontaine au Roy, collection "Arpège Junior", 1989.

Jean-Pierre Langellier


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message