L’honneur perdu de “Charlie Hebdo” devenu Le Figaro peu rigolo (article de Stéphane Mazurier, historien)

mercredi 30 juillet 2008.
Source : Télérama
 

Siné, dessinateur historique de Charlie Hebdo, renvoyé par son directeur, Philippe Val. Motif invoqué : antisémitisme. Depuis deux semaines, cette décision a suscité énormément de réactions. Une pétition de soutien à Siné a recueilli dans un premier temps 2 000 signatures, parmi lesquelles celles d’Edgar Morin, de Gisèle Halimi, de Guy Bedos, mais aussi de confrères dessinateurs comme Willem, Gelück ou Pétillon.

...Mon propos n’est pas ici de revenir sur les circonstances de ce renvoi, sur ses causes réelles et supposées, mais de montrer, en tant qu’historien, comment cet acte constitue une des ultimes étapes visant à transformer un journal libertaire et insolent en un bréviaire moraliste et politiquement correct. Cette mutation radicale s’est opérée dans plusieurs directions, que nous allons successivement détailler.

Première orientation : faire preuve de révisionnisme historique. Philippe Val s’efforce depuis plus de quinze ans à travestir l’histoire du premier Charlie Hebdo, celui des années 1970. Certes, plusieurs noms illustres de la grande époque (Cabu, Wolinski, Willem) y signent encore des articles et des dessins, mais ce n’est plus leur journal. Ils servent de caution pour de vieux lecteurs espérant retrouver la verve satirique de leurs jeunes années. Pour Val, le Professeur Choron n’a jamais existé. Ou il ne fut qu’un alcoolo pathétique et exhibitionniste. Par charité, on fait apparaître chaque semaine dans l’ours le nom de Cavanna comme « fondateur » du journal, mais s’il y écrit encore sa chronique hebdomadaire, son poids décisionnel dans la rédaction est quasi-nul. Jusqu’à sa mort en 2004, Gébé, grande figure de la bande Hara-Kiri, était directeur de la publication et donc gardien du temple « bête et méchant ». Dès lors, Philippe Val a procédé à ce que l’on pourrait appeler une captation d’héritage. Val est devenu l’essence même de Charlie Hebdo.

Deuxième orientation : passer de la confrérie des égaux à une monarchie absolue. Dans les années 1970, même si Cavanna en était nominativement le rédacteur en chef, c’est « toute la bande » qui exerçait en fait cette fonction, puisque chacun, dessinateur ou rédacteur, était responsable de sa page. Aujourd’hui, il y a bien un chef, c’est Philippe Val et personne d’autre. Et alors ? Quoi de plus normal qu’un journal ait un chef ? Le problème est précisément que Charlie Hebdo ne devrait pas être un journal comme les autres, qu’il a été fondé il y a près de 40 ans pour proposer autre chose que la presse traditionnelle. Naguère, on pouvait y lire des diatribes de Gébé, Delfeil de Ton ou Wolinski contre France-Soir, Le Point, Le Parisien Libéré… Le Charlie de Val entend être parfaitement intégré au « champ médiatique » et n’a de cesse que de descendre en flammes la critique des médias, incarnée par Acrimed ou Le Plan B. Val est copain avec Jean-Luc Hees, Denis Jeambar, Laurent Joffrin, Franz-Olivier Giesbert… L’une de ses obsessions est d’être accepté par les barons de la presse écrite comme un des leurs, voire le primus inter pares.

Troisième orientation : passer du « bête et méchant » au pseudo-intellectuel. Dans un vieil article du premier Charlie Hebdo, Cavanna pestait contre ceux qui usaient et abusaient de citations d’auteurs, trahissant ainsi la faiblesse de leur réflexion personnelle. Chaque semaine, Philippe Val veut nous montrer qu’il a lu beaucoup de livres, et des plus ardus. Il n’est pas rare de trouver sur une seule demi-page les noms de Spinoza, Voltaire, Montaigne, Hugo… Cette manie est aussi celle du nouveau meilleur ami de Charlie Hebdo : Bernard-Henri Lévy. Il l’a encore démontré dans sa spécieuse tribune publiée par Le Monde (22.07.08), dans laquelle il prend vaillamment la défense de Philippe Val contre Siné, l’affreux antisémite. La communion d’esprit entre le Charlie Hebdo de Val et BHL est le pathétique couronnement d’un édifice patiemment construit. Il y a tout juste 30 ans, le « nouveau philosophe » s’en prenait à « l’antisémitisme discret et familier » (1) de Charlie Hebdo, provoquant ce soupir de Cavanna : « C’est triste de perdre son temps à répondre à des conneries » (2). En 1998, Philippe Val qualifiait encore BHL d’« Aimé Jacquet de la pensée ». Depuis deux ans, Val et Lévy sont côte à côte, sur les mêmes estrades, militants infatigables des droits de l’homme et de la liberté d’expression.

Cela nous amène à la dernière orientation : le positionnement de Charlie Hebdo en matière de politique extérieure. Dans les années 70, le journal renvoyait dos à dos les pro-israéliens fanatiques et les pro-palestiniens fanatiques. À l’heure actuelle, Val est clairement du côté israélien, parce qu’Israël serait la seule démocratie du Proche-Orient. Il se méfie comme de la peste des Palestiniens, suspectés d’être des terroristes en puissance, ces « islamo-gauchistes » dénoncés sans relâche par BHL. Dans les années 70, Charlie Hebdo condamnait toutes les guerres, au nom d’un pacifisme intransigeant assumé. En 1999, Val a applaudi l’intervention militaire de l’OTAN au Kosovo. Dans les années 70, Charlie Hebdo offrait une critique impitoyable de l’impérialisme américain et de son système politique gangrené par la corruption. Aujourd’hui, Val dresse les louanges de la plus grande démocratie du monde et de sa guerre contre le terrorisme. Dans les années 70, Charlie Hebdo insistait sur les dangers d’une construction européenne fondée uniquement sur le libre-échange et la technocratie. En 2005, Val a plaidé vainement pour le « oui » au référendum sur la construction européenne.

Par ailleurs, après les résultats du premier tour de l’élection présidentielle de 2007, Val n’a pas consacré son billet à la nécessaire mobilisation de l’électorat de gauche pour battre Sarkozy. Pas du tout : il s’est réjoui de ce que les anciens partisans du « non » au référendum aient réalisé de faibles scores. Et, fidèle à ses raccourcis abjects dont il a le secret – ainsi comparer un article de Télérama, signé Weronica Zarachowicz, aux Protocole des Sages des Sion – il établit l’équation Bové = Le Pen.

En virant Siné, Val élimine un des derniers bastions de résistance interne au journal. Charlie Hebdo est mort. Pourquoi conserver ce titre ? Il y a tromperie sur la marchandise, sinon publicité mensongère. En tant qu’historien du Charlie Hebdo des années 1970, je demande donc solennellement à M. Val de changer le nom de son journal. Plusieurs possibilités s’offrent à lui : Le Meilleur des mondes illustré, Le Figaro rigolo ou Sarkoland-Posten (3).

. Stéphane Mazurier (1) Le Matin de Paris, 1er novembre 1978. (2) Charlie Hebdo, 9 novembre 1978. (3) En hommage au journal danois ultra-conservateur, Jyllands-Posten, qui publia, le 30 septembre 2005, les caricatures de Mahomet

(*) Agrégé d’histoire, Stéphane Mazurier est l’auteur d’une thèse sur le Charlie Hebdo des années 1970 qui sera publiée chez Buchet-Chastel en 2009. il est aussi le co-auteur, avec Cavanna, Michèle Bernier et Delfeil de Ton de l’album “Hara-Kiri”, publié par Hoëbeke en octobre 2008.


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