Municipales et gestion de l’eau (1) : un enjeu démocratique majeur ( par Marc Laimé)

mercredi 27 février 2008.
 

A l’approche des élections municipales de mars 2008, la question de la gestion de l’eau suscite d’intenses débats dans de nombreuses villes et villages en France. Plusieurs centaines d’associations ou de collectifs citoyens interpellent élus et candidats sur leurs options en matière de gestion de l’eau et de l’assainissement. L’actuelle convergence de ces mobilisations constitue un enjeu démocratique majeur.

Défense du bien commun, revalorisation du service public, développement soutenable des territoires et démocratie participative sont au cœur des mobilisations en faveur d’une gestion publique, soutenable et démocratique de l’eau qui se multiplient en France depuis quelques années.

Le cartel de l’eau

La situation est paradoxale. La France a vu naître les entreprises qui sont devenues les leaders mondiaux de l’eau, et désormais des services à l’environnement. Elles exercent en France un véritable monopole puisqu’elles y détiennent, sous forme de contrats de délégation de service public passés avec des collectivités locales, près de 80% du marché de la distribution d’eau, 55% de l’assainissement des eaux usées, sans parler des déchets, de la propreté, du chauffage, des transports, de la restauration...

Cette présence d’un véritable cartel de l’eau constitue une autre forme d’exception française, puisque la délégation de service public (DSP) est parfois dénommée "second modèle de service public à la française". Or, présumé incontournable, le "Partenariat-public-privé" (PPP) a témoigné depuis un siècle et demi, d’abord en France, et depuis une vingtaine d’années dans le monde entier, qu’il repose avant tout sur la captation d’une rente publique, facile à résumer : socialisation des pertes et privatisation des profits...

La contestation des dérives de la gestion confiée à ces entreprises privées s’est développée à partir de la région Rhône-Alpes après « l’affaire Carignon » à Grenoble au début des années 90, et a donné naissance à la Coordination des associations de consommateurs d’eau (CACE) qui regroupe désormais 120 associations d’usagers dans toute la France.

Cette action est légitimée par les critiques récurrentes émises par tous les grands corps de l’Etat qui ont étudié la gestion de l’eau en France depuis une vingtaine d’années : Cour des Comptes, Commissariat du Plan, Haut-Conseil du Secteur Public, Conseil national d’évaluation, Missions d’enquête parlementaire, Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, Conseil de la concurrence... De l’aveu même du ministère de l’Ecologie et du développement durable, plus de 150 contentieux internes étaient engagés en 2005 en France à ce titre.

La publication le 31 janvier 2006 d’une enquête de l’UFC-Que Choisir, renouvelée en novembre 2007, qui dénonçait les marges exorbitantes réalisées par ces entreprises, à ranimé un débat désormais récurrent sur la gestion de l’eau.

Des milliers de contrats d’eau à réexaminer

Le thème monte en puissance à l’approche de chaque échéance électorale, puisque l’eau, ressource locale, est gérée par les communes ou leurs groupements. Logique. Lointaine "réplique" de la loi Sapin de 1993 qui visait à "moraliser" la passation des marchés publics, des milliers de contrats de délégation du service public de l’eau et de l’assainissement ont commencé à arriver à expiration à l’orée des années 2000, et vont être renégociés par les collectivités françaises à un rythme soutenu dans les prochaines années, à raison de six à sept cent contrats par an.

Sur le terrain, cette mobilisation gagne désormais en intensité sur tous les fronts : pollution de l’eau, atteintes environnementales, inquiétudes sanitaires, procédures contre les dérives de la "gestion déléguée", mais leur convergence reste encore entravée par des spécificités bien françaises. Comparées aux mobilisations qui se développent à l’identique en Europe et dans le reste du monde, les luttes françaises se déploient en effet dans un contexte très particulier.

Le poids du monopole

Il apparaît à la veille des élections municipales, selon une étude du BIPE rendue publique le 30 janvier 2008, que le rythme des procédures d’appel d’offres à l’expiration d’un contrat de délégation dans le secteur de l’eau s’est considérablement accru. Ce sont rien moins que 883 collectivités locales qui ont lancé un appel d’offre en 2007, contre 661 en 2006.

Mais dans 96% des cas, ces appels d’offre aboutissent au maintien de l’opérateur en place et seuls 1% d’entre-eux se sont soldés par un passage en régie...

Sur les 72% de gestion des services d’eau détenus par des opérateurs privés, Veolia arrive en tête avec 39% du marché , suivi de Suez Environnement qui détient 19% des contrats, puis vient la Saur avec 11% et 3% pour les autres petits opérateurs.

Concernant l’assainissement, la part des opérateurs publics est plus forte puisqu’ils occupent 45% du marché. Dans ce domaine, Veolia arrive là aussi en tête avec 28% des parts de marché contre 18% pour Suez et 8% pour la Saur.

Enfin, s’agissant des performances, alors que les entreprises privées affichent des indicateurs de performances impressionnants, le ministère de l’Ecologie annonçait qu’en septembre 2007, 146 usines n’étaient pas encore aux normes et les municipalités concernées chargées de présenter rapidement un plan de remise à niveau. Selon le Plan national santé environnement, 80% des stations françaises devront être aux normes en 2008 et 100% en 2010.

La France, laboratoire du cartel de l’eau

En Italie des centaines de collectifs ont porté une initiative de referendum qui a conduit l’Assemblée nationale à adopter en 2007 un moratoire, qui doit encore être définitivement validé par le Sénat, et vise à proscrire toute nouvelle libéralisation du secteur de l’eau. Les Pays-Bas ont également proscrit l’ouverture au marché du domaine de l’eau, à l’instar de la Belgique.

En France, les grandes entreprises exercent une emprise insoupçonnée sur tous les domaines de la gestion de l’eau, comme la recherche-développement, largement privatisée. Elles orientent aussi très fortement les évolutions législatives et réglementaires du secteur. En l’absence d’une quelconque autorité de régulation du secteur, autre anomalie, et faute de pouvoir recourir à une ingenierie publique forte, les élus et les collectivités sont dès lors singulièrement dépourvus quand il s’agit de choisir un mode de gestion. La facilité incline à opter pour une gestion privée en situation de monopole...

Une insurrection démocratique

Mais nombre d’élus et de collectivités refusent désormais cette « fatalité ».

Créée à l’hiver 2006 l’association Eau-Associations Usagers (EAU), milite ainsi en faveur d’une gestion publique de l’eau.

Une dizaine de sociétés d’économie mixte (SEM) actives dans le domaine de l’eau en France, ont créé à l’automne 2006 l’association Arpège, qui défend la notion de service public de l’eau, y compris à l’échelle européenne.

L’Association des maires de grandes villes de France (AMGVF) avait rendu publique en avril 2007 une étude réalisée avec Dexia Crédit local sur "Les services eau et assainissement dans les grandes villes et leurs groupements". Soulignant que ces compétences sont désormais majoritairement exercées par les groupements de communes, elle révèlait que les responsables des 12 municipalités et 24 groupements interrogés, envisagaient, pour 31% d’entre eux, de revenir à une gestion directe des services, proportion qui monte à 40% pour le traitement des eaux usées.

Sur tout le territoire des centaines de collectifs, d’associations, d’élus, de collectivités s’engagent désormais très fortement en faveur d’une « autre » gestion de l’eau, démocratique et soutenable. Et ces mobilisations sont couronnées de succès.

A Bordeaux l’action obstinée d’une association d’usagers a permis à la Communauté urbaine de récupérer en 2006 près de 230 millions d’euros de trop-perçus depuis trente ans par l’entreprise titulaire du contrat. A Lyon, sous la pression des usagers, la Ville vient de contraindre ses délégataires à baisser de 16% le prix de l’eau. Idem à Toulouse.

L’actuel maire de Paris s’est engagé à republiciser totalement le service de l’eau de la capitale dans le courant de la prochaine mandature. Les usagers lillois se mobilisent pareillement.

Dans les Vosges, la ville de Neufchâteau, après avoir dénoncé unilatéralement un contrat de délégation, a créé une régie publique exemplaire qui fait désormais école.

En Haute-Marne, la ville de Saint-Dizier, qui avait elle aussi dénoncé un contrat léonin, a gagné en janvier 2008 le procès que lui intentait une entreprise qui réclamait des indemnités considérables...

En décembre 2006 une cinquantaine d’associations d’usagers ont par ailleurs organisé à Toulouse les Etats généraux de l’eau du Grand Sud-Ouest et élaboré une charte.

Dans la région parisienne, l’expiration en 2010 du contrat liant depuis 1923 le Syndicat des eaux d’Ile-de-France (Sedif), qui regroupe 144 communes franciliennes, à la Compagnie générale des eaux, filiale de Veolia, suscite à l’identique une mobilisation qui prend de l’ampleur. L’eau, levier du vivre ensemble

Lors même que depuis vingt ans les citoyens subissent les coups de boutoirs répétés d’un néo-libéralisme dévastateur, les luttes multiformes pour l’eau enregistrent donc ces dernières années en France des victoires éclatantes, notamment sous l’angle d’une « republicisation » de l’eau à l’échelle des communes.

Témoignant en actes qu’une autre gestion de l’eau est possible. Qu’on peut « faire monde » ensemble autour des enjeux de l’eau.

L’eau, ressource locale, gérée localement, constitue désormais un bras de levier insoupçonné qui réhabilite l’engagement politique et citoyen. Bonne nouvelle pour tous les acteurs attachés à la refondation du vivre ensemble.


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