Extrait de « Réforme sociale ou révolution » (Rosa Luxembourg)

vendredi 22 février 2008.
 

« Le sort de la démocratie est lié, nous l’avons vu, au sort du mouvement ouvrier, mais le développement de la démocratie rend-il superflue ou impossible une révolution prolétarienne, c’est-à-dire la prise du pouvoir d’Etat, la conquête du pouvoir politique ?

Bernstein tranche cette question en pesant minutieusement les avantages et les inconvénients de la réforme par la loi et de la révolution, avec la tranquillité d’âme, à peu près, de quelqu’un qui pèserait de la cannelle ou du poivre dans une coopérative de consommation. Dans le cours légal du développement, il voit l’action de l’intelligence, dans son cours révolutionnaire, celle du sentiment ; dans le travail de réforme, une méthode lente, dans la révolution, une méthode rapide du progrès historique ; dans les lois, une force méthodique, dans l’insurrection, une force élémentaire.

On sait depuis longtemps que le réformateur petit-bourgeois voit dans toute chose un « bon » et un « mauvais » côté » et qu’il broute un peu dans tous les prés. Mais on sait aussi depuis longtemps que le cours réel des événements se soucie très peu des combinaisons petites-bourgeoises et que le petit tas des bons côtés de toutes les choses possibles du monde, amoncelé avec soin, il le fait valser d’une chiquenaude. En fait, nous voyons que, dans l’histoire, la réforme par la loi et la méthode révolutionnaire obéissent à des raisons beaucoup plus profondes que les avantages ou les inconvénients que chacune d’elles peuvent présenter.

Dans l’histoire de la société bourgeoise, la réforme par la loi a servi à renforcer progressivement la classe montante jusqu’à ce que celle-ci se sentît suffisamment forte pour s’emparer du pouvoir politique et jeter bas tout le système juridique existant, pour en construire un nouveau. Bernstein - qui fulmine contre la conquête du pouvoir politique dans laquelle il voit une théorie blanquiste de la violence - n’a pas de chance : il prend pour une erreur de calcul blanquiste ce qui constitue depuis des siècles le pivot et le moteur de l’histoire humaine. Depuis qu’il existe des sociétés divisées en classes et que la lutte de classes forme le contenu essentiel de leur histoire, la conquête du pouvoir politique a toujours été le but des classes montantes ainsi que le point de départ et le point d’aboutissement de chaque période historique ; c’est ce que vérifient les longues luttes de la paysannerie contre les financiers et contre la noblesse dans l’ancienne Rome, les lutes du patriciat contre les évêques, et celles des artisans contre les patriciens dans les villes médiévales ainsi que les luttes que la bourgeoisie, à l’époque moderne, libre au féodalisme.

La réforme par la loi et la révolution ne sont donc pas des méthodes différentes de progrès historique que l’on pourrait choisir à son gré au buffet de l’histoire, comme on choisit des saucisses chaudes ou des saucisses froides : ce sont des phases différentes du développement de la société de classes qui se conditionnent et se complètent l’une l’autre tout en s’excluant réciproquement, comme par exemple le pôle sud et le pôle nord, la bourgeoisie et le prolétariat.

Et en effet, à n’importe quelle époque, la constitution légale n’est rien d’autre qu’un produit de la révolution, tandis que la révolution est l’acte de création politique de l’histoire de classes ; la législation n’est autre chose que l’existence politique de la société qui continue à végéter. Le travail de réforme par la loi ne recèle aucune force motrice propre, indépendante de la révolution ; il ne s’accomplit, à chaque période historique, que dans la direction que lui a imprimée la dernière révolution et aussi longtemps que cette impulsion continue à se faire sentir, ou, pour parler plus concrètement, seulement dans le cadre de la forme sociale créée par la dernière révolution. Tel est justement le nœud de la question .

Il est tout à fait faux et ahistorique de se représenter l’action réformatrice uniquement comme une révolution étirée en longueur, et la révolution comme une réforme condensée. Une révolution sociale et une réforme par la loi ne sont pas des moments distincts par leur durée, mais pas leur essence. Tout le secret des bouleversements historiques par l’utilisation du pouvoir politique réside précisément dans le passage brusque de simples modifications quantitatives à une qualité nouvelle ou, en langage concret, dans le passage d’une période historique à une autre, d’une forme de société à une autre.

C’est pourquoi quiconque se prononce pour la voie des réformes par la loi au lieu de et par opposition à la conquête du pouvoir politique et à la révolution sociale, ne choisit pas en réalité une voie plus tranquille, plus sûre et plus lente qui conduirait au même but, mais il choisit un but différent : au lieu de l’instauration d’un nouvel ordre social, il choisit d’apporter à l’ordre ancien uniquement des retouches. C’est ainsi qu’en partant des considérations politiques du révisionnisme, on aboutit à la même conclusion qu’en partant de ses théories économiques, c’est-à-dire qu’elles ne visent pas au fond à la réalisation de l’ordre socialiste, mais uniquement à réformer l’ordre capitaliste, non pas à l’abolition du salariat, mais au dosage de l’exploitation, en un mot, elles tendent à supprimer les tumeurs du capitalisme, mais non le capitalisme lui-même.

[...]

Si, pour la bourgeoisie, la démocratie est devenue tantôt superflue tantôt génante, elle est en revanche nécessaire et indispensable à la classe ouvrière. Nécessaire primo, parce qu’elle crée des formes politiques (autonomie administrative, droit électoral, etc.) qui serviront au prolétariat de point de départ et d’appui dans son travail de transformation de la société bourgeoise ; deuxièmement indispensable, parce que le prolétariat ne peut parvenir à la conscience de ses intérêts de classe et de ses tâches historiques que dans le cadre de la démocratie, dans la lutte pour la réaliser, dans l’exercice des droits démocratiques.

En un mot la démocratie est indispensable, non pas parce qu’elle rend superflue la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, mais au contraire parce qu’elle rend cette prise du pouvoir nécessaire et que seule elle la rend possible. Quand Engels, dans sa préface aux Luttes de classes en France, révisait la tactique du mouvement ouvrier moderne en opposant aux barricades la lutte légale, il ne traitait pas - ce qui ressort clairement de chaque ligne de cette préface - de la conquête définitive du pouvoir politique, mais de la lutte quotidienne actuelle ; il ne parlait pas de l’attitude du prolétariat vis-à-vis de l’Etat capitaliste au moment de la prise du pouvoir, mais de son comportement dans le cadre de l’Etat capitaliste. En un mot, Engels donnait des directives a prolétariat opprimé et non au prolétariat victorieux. »

Contre les écueils de l’ « opportunisme » et du « gauchisme »

Dans ce deuxième extrait de « Réforme ou révolution », Rosa Luxembourg s’attaque aux dangers qui guettent les révolutionnaires : l’opportunisme réformiste, qui abandonne le socialisme et accepte le capitalisme comme horizon indépassable ; et le gauchisme sectariste, qui au nom d’un but final idéalisé, abandonne la lutte quotidienne pour les réformes et se coupe des masses.

« Certes lutte de classes prolétarienne et système marxiste ne sont pas historiquement identiques. Avant Marx et indépendamment de lui ont existé, un mouvement ouvrier et divers systèmes socialistes qui, chacun à sa manière, exprimaient théoriquement les aspirations de la classe ouvrière à s’émanciper, en fonction des conditions de l’époque. Le socialisme fondé sur des notions morales de justice, la lutte dirigée contre le mode de production, les antagonismes de classes conçus comme oppositions entre riches et pauvres, l’effort pour greffer le « coopératisme » sur l’économie capitaliste, tout cela, que nous retrouvons dans le système de Bernstein, a déjà existé autrefois. Et ces théories, en dépit de toute leur insuffisance, étaient, en leur temps, de véritables théories de la lutte de classe prolétarienne. C’étaient les souliers géants dans lesquels un prolétariat encore enfant s’essayait à marcher sur la scène de l’histoire.

Mais une fois que l’évolution de la lutte des classes elle-même et de ses conditions sociales a conduit à se débarrasser de ces théories et à formuler les principes du socialisme scientifique, il ne peut plus - au moins en Allemagne - y avoir de socialisme en dehors du socialisme de Marx. Il ne peut plus y avoir de lutte de classe socialiste en dehors de la social-démocratie. Désormais socialisme et marxisme, lutte d’émancipation prolétarienne et social-démocratie sont des termes identiques. Revenir aujourd’hui à des théories du socialisme prémarxiste ne signifie donc pas qu’on rechausse les souliers du prolétariat encore enfant, non, c’est une rechute dans les savates naines, les savates éculées de la bourgeoisie.

[...]

Et la doctrine marxiste n’est pas seulement à même de réfuter Bernstein sur le plan théorique ; seule elle est capable d’expliquer l’opportunisme en tant que phénomène historique dans le devenir du parti. La marche historique du prolétariat jusqu’à la victoire n’est effectivement pas une chose simple. Toute l’originalité de ce mouvement réside en ce que, pour la première fois dans l’histoire, les masses populaires doivent réaliser leurs idées par elles-mêmes et contre toutes les classes dominantes, mais situer leur objectif au-delà de la société actuelle, par-delà cette société. Or cette volonté consciente, les masses ne peuvent la développer que dans une lutte continue contre l’ordre existant, et dans le cadre de cet ordre. Associer la grande masse populaire à un objectif qui se situe au-delà de l’ordre existant, allier la lutte quotidienne à la grande réforme du monde, tel est le grand problème qui se pose au mouvement social-démocrate. Conséquemment, il doit progresser en évitant deux écueils : abandon du caractère de masse et abandon du but final, retombée à l’état de secte et culbute dans le mouvement réformiste bourgeois, anarchie et opportunisme.

Certes, il y a un demi-siècle déjà, la doctrine marxiste a réuni, dans son arsenal théorique des armes destructrices contre ces deux extrêmes. Mais comme notre mouvement est un mouvement de masse et que les dangers qui le menacent ne germent pas dans les cerveaux humains mais naissent des conditions sociales, la théorie ne pouvait pas d’avance, une fois pour toutes, nous mettre à l’abri des déviations anarchistes et opportunistes. Ce n’est qu’après être passées du domaine théorique au domaine pratique qu’elles peuvent être surmontées par le mouvement lui-même, uniquement, il est vrai, à l’aide des armes fournies par Marx. La social-démocratie a déjà surmonté avec le « Mouvement des indépendants » le moindre de ces deux dangers : la roséole anarchiste. L’autre péril, plus redoutable, l’hydropisie opportuniste, elle est actuellement en train de le surmonter. »


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