Lionel Jospin : La notion d’engagement

vendredi 21 avril 2006.
 

Je voudrais tout d’abord, Monsieur le Professeur, vous remercier pour le bienveillant portrait que vous venez de faire. Je tiens, Monsieur le Cardinal, Monsieur le Recteur, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil d’administration de l’Université Catholique de Louvain, à vous exprimer ma vive gratitude pour la haute distinction que vous avez bien voulu me décerner.

C’est là un honneur auquel je suis sensible. Pas exclusivement -bien que ce point ne soit pas pour moi négligeable- parce que vous avez eu la courtoisie de ne pas me décerner ce diplôme à titre posthume...

Répondant à votre invitation, je voudrais évoquer le sens que, personnellement, je donne à cet engagement.

L’engagement n’a pas de figure unique. Il peut être religieux ; il est politique bien sûr, mais aussi syndical, associatif, caritatif. Il mêle le militant anonyme, le leader ou la figure emblématique. Il consiste, sans entrer toujours dans un parti, à prendre parti. Il entraîne parfois l’individu d’exception qui met sa renommée et son talent au service d’une cause. VOLTAIRE, Emile ZOLA, Simone de BEAUVOIR ont, dans mon pays et avec beaucoup d’autres, nourri cette tradition de l’intellectuel engagé.

Mais les engagements ont des caractéristiques et des exigences semblables. Au coeur de l’engagement, en effet, il y a souvent le choc d’un événement et un mouvement de révolte, ce qu’Albert CAMUS a décrit comme " le sursaut de la conscience ". Nombreux ont été dans ce siècle qui s’achève les événements qui ont entraîné des hommes à prendre parti. L’affaire DREYFUS, la Grande Guerre, la Révolution d’octobre, la guerre d’Espagne, le fascisme et son refus, la découverte de l’Holocauste, la décolonisation ont chacun suscité la passion, la réflexion et l’action : l’engagement de générations entières de militants et d’intellectuels.

S’engager, c’est donc choisir la responsabilité, c’est-à-dire quitter l’état de spectateur pour rejoindre celui d’acteur. Il y a dans ce choix une alchimie intime où se mêlent un regard sur le monde tel qu’il est, la réflexion personnelle sur ce qu’il devrait être, la décision d’agir pour qu’il change. J’ai grandi dans une société marquée par l’épreuve de la deuxième guerre mondiale, le souvenir odieux du fascisme, la glaciation du communisme en totalitarisme ; une société où les inégalités restaient fortes malgré la croissance, où la démocratie semblait à beaucoup inachevée, où les peuples du Sud - par exemple en Algérie, puis au Viêtnam - se battaient pour leur indépendance, où naissaient les premières inquiétudes concernant l’environnement. La paix, la justice, la liberté - les libertés -, l’égalité des chances, la fraternité, l’égale dignité de tous les hommes, le respect du patrimoine naturel : telles étaient, telles restent, mes valeurs.

Puisque je parle de la dignité des hommes et des femmes, je veux m’adresser au représentant des étudiants qui s’est exprimé tout à l’heure. Puisque, renversant les rôles, vous nous avez distribué les sujets de nos trois devoirs à propos de la Birmanie. J’accepte l’interpellation. Laissez-moi seulement le temps d’y réfléchir puis de rédiger ma réponse.

Pour le responsable politique, s’engager, c’est s’exposer. La vie politique est une vie publique. Se porter candidat, exercer un mandat, assumer une responsabilité d’Etat, c’est placer son engagement sous le regard de ses concitoyens. L’engagement prend alors une dimension supplémentaire : à la fidélité aux convictions, il faut joindre la recherche de l’intérêt général. Il faut trouver, avec constance, la meilleure articulation entre les fins et les moyens, savoir qu’on ne s’engage plus seulement pour une idée, mais qu’on s’engage aussi devant les citoyens, auxquels il faut rendre compte. L’acceptation de la défaite, la capacité d’en tirer des leçons sont aussi importantes et fécondes que sont stimulants l’ardent désir de la victoire, la satisfaction d’être au pouvoir pour agir.

A mes yeux, il n’y a pas d’engagement sans partage. S’il serait vain de nier l’influence des personnalités dans le mouvement des hommes et des choses, je ne crois pas au rôle exclusif du "héros dans l’histoire ". Et je devine que le plus solitaire est le démagogue, parce qu’il méprise celles et ceux qu’il entraîne. Pour moi, agir en politique, c’est partager un effort pour maîtriser, avec d’autres, une destinée que l’on sait commune. C’est lorsqu’il s’inscrit dans une démarche collective que l’engagement d’un individu peut prendre toute sa force. Mais aussi tout son sens.

S’engager, quelle qu’en soit la forme, c’est réaliser la liberté qui réside en chacun de nous. C’est prendre conscience que l’on appartient à une société, c’est, plus largement, se vouloir partie prenante de la communauté des hommes. L’engagement en ce sens actif est une dimension essentielle de la condition humaine. Il se fonde sur le refus de la fatalité du mal, inséparable de cette condition commune. En assumant pleinement cette condition, en agissant avec d’autres et pour d’autres, chacun se choisit soi-même. L’engagement, qu’il soit circonstanciel ou permanent, est lié à cette conscience de partager avec les autres un même espace, une même société et plus largement un monde unique.

Mais précisément parce qu’il est ce faisceau d’exigences, l’engagement est difficile.

Nous sommes dans un temps où l’engagement semble en crise. Beaucoup de nos contemporains pensent que l’action collective devient vaine. Les intellectuels se tiennent de plus en plus à distance du combat politique. On dit que les jeunes ne s’intéressent plus à la politique et s’enferment dans une attitude désabusée, estimant ne pas pouvoir peser sur les événements. Nous voyons dans la cité les marques d’une désaffection à l’égard des formes traditionnelles de l’engagement : le vote, le militantisme politique et syndical, mais aussi la prise de parole dans les débats publics.

Les raisons de cette désaffection sont complexes mais elles ne sont pas indéchiffrables. Les peuples savent lire les leçons de l’histoire. Ils ont vu que, bien souvent, l’engagement avait signifié aveuglement et aliénation. Ils ont compris en quoi pouvaient être dangereuses les idéologies à prétention scientifique ou totalitaire et la crédulité ou la passivité des individus et des groupes. L’engagement de masse mais aussi le consentement des masses s’est parfois retourné contre elles. Le scepticisme est peut-être la forme imparfaite donnée aujourd’hui à un désir de lucidité et à la peur de se tromper. L’individualisme, pour des raisons qui sont aussi économiques et médiatiques, a monté en puissance, contestant l’intérêt d’une action collective. Mais, dans cette remise en cause des idéologies et dans cet essor de l’individualisme, je ne discerne ni " la fin de l’Histoire ", ni la fin du politique, ni la fin de l’engagement. Je veux y voir la possibilité d’un renouveau des idées, de la régénération de l’action politique, d’une revitalisation de l’engagement des femmes et des hommes au service du bien commun, mais sur des bases non dogmatiques, moins crédules, plus réfléchies. Des bases plus modestes bien sûr, puisqu’il ne s’agit plus de mettre un point final à l’histoire. La conscience des incertitudes, le rejet des vérités absolues n’impliquent pas la fin des engagements mais appellent à une démarche démocratique, c’est-à-dire au partage entre les citoyens de la réflexion et de l’action.

Car l’exigence d’engagement reste puissante. Elle prend aujourd’hui des formes nouvelles, dont témoigne par exemple la richesse du mouvement associatif en faveur des droits des femmes, de la protection de l’environnement, de la reconnaissance des minorités. Des militants utilisent l’internet pour recréer des communautés d’action collective. L’engagement quitte le seul niveau national : avec succès, des organisations non-gouvernementales portent aujourd’hui à l’échelle internationale un engagement contre les mines antipersonnel, contre une mondialisation sauvage qui nie les valeurs humanistes, épuise l’environnement, menace la diversité culturelle.

Mais, pour salutaires qu’elles soient, ces nouvelles formes d’action militante ne peuvent remplacer l’engagement des citoyens au sein des institutions démocratiques. L’un des devoirs du responsable politique est donc de leur en donner le sens et le goût. Réhabiliter le politique et, par là, favoriser le renouveau de l’engagement : c’est ce que nous nous efforçons de faire, en France, depuis deux ans et demi.

Nous le faisons d’abord en exerçant le pouvoir autrement. Nous nous efforçons de travailler avec rigueur et méthode. Nous faisons vivre la démocratie en favorisant le débat, la concertation, la consultation de tous. Nous voulons tenir les engagements que nous avons pris devant les Français. En particulier celui de lutter avec détermination contre le chômage - et nous avons apporté en la matière la démonstration que la volonté politique n’est pas impuissante.

Nous le faisons aussi, par des réformes, en modernisant la vie publique. Pour que les femmes qui le souhaitent puissent s’engager vers les responsabilités électives, nous avons inscrit la parité au sein de la Constitution. Ce principe, la loi peut désormais le mettre en oeuvre. Pour que les élus puissent se consacrer pleinement à leur tâche, nous engageons une nouvelle restriction du cumul des mandats. Pour que les jeunes prennent toute la part qui leur revient dans la vie publique, nous encourageons leur inscription sur les listes électorales. Car je souhaite que la capacité d’enthousiasme et d’indignation de la jeunesse puisse se transformer en force d’engagement. En mars, des Assises de la citoyenneté permettront de réfléchir à d’autres moyens de mieux associer tous les Français, et notamment ceux que menacent les discriminations, à la vie démocratique.

Cet effort va au-delà. Parce qu’elle est affaire de citoyenneté, l’action consciente naît du sentiment d’appartenance à une société. C’est donc l’intégration de tous à la Nation que nous recherchons. En luttant contre l’exclusion sociale et les discriminations, en améliorant l’accès aux soins, en assurant mieux l’égalité des chances et d’abord par l’Ecole. Lieux de formation, de création et de diffusion du savoir, l’Ecole et l’Université sont les enceintes privilégiées où mûrit l’engagement, c’est-à-dire le cheminement des idées vers l’action. Je sais ce que je dois à l’école et à l’université de mon pays. A défaut de prétendre être un intellectuel dans l’action, je garde au moins le goût des idées, et surtout le respect de ceux qui les forgent ou les transmettent : les intellectuels.

Mesdames et Messieurs,

Pour le responsable politique, l’engagement se garde de la certitude comme du fatalisme. Il en appelle à la volonté. Il en a fallu pour construire, au cours des cinquante dernières années, l’oeuvre de paix, de démocratie et de prospérité que représente l’Union européenne. Belges et Français y ont pris leur part, souvent décisive. Sans relâche, nous devons veiller à ce que cette Union s’approfondisse, à ce qu’elle ne se délite pas, et particulièrement en ces jours où nous refusons que l’extrême-droite se voie offrir un accès au pouvoir dans l’un de nos pays membres ; à ce qu’elle demeure fidèle aux principes universels qui la fondent. Le 1er juillet prochain, la France assumera la présidence de l’Union ; la Belgique le fera un an après. Ensemble, nous poursuivrons l’engagement européen.

S’engager, choisir, assumer ses responsabilités, rendre compte de celles-ci à celles et ceux qui vous accordent leur confiance : tel est l’esprit dans lequel je vis, après les précédentes, ma fonction actuelle. Et c’est dans ce même esprit que je reçois avec bonheur la distinction que vous me conférez aujourd’hui.

Discours à l’université de Louvain, 2 février 2000


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