"Rien n’empêchera un massacre quand l’offensive sur Rafah sera lancée" (Médecins sans frontières)

jeudi 16 mai 2024.
 

L’offensive israélienne sur Rafah n’est qu’une question de temps : voilà ce que les organisations humanitaires actives dans la bande de Gaza s’entendent dire par les autorités de Tel-Aviv. Michel Lacharité, responsable des urgences pour Médecins sans frontières, explique la catastrophe à venir.

Pour le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou, ne pas lancer une offensive sur Rafah serait sinon une faute, du moins une erreur. Là, tout au sud de la bande de Gaza, à la frontière avec l’Égypte, se trouveraient les dernières forces du Hamas, et même ses chefs, estiment les autorités, l’état-major et la presse d’Israël. Pas de « victoire totale » sur l’ennemi, promise au lendemain des massacres du 7 octobre 2023, sans conquête de Rafah.

L’annonce n’est pas nouvelle : Benyamin Nétanyahou affirmait déjà le 17 février dernier, lors d’une conférence de presse, sa détermination à mener cette opération militaire. « Quiconque veut nous empêcher de mener une opération à Rafah nous dit en fait de perdre la guerre », martelait-il à l’époque, répondant ainsi à tous ceux qui se montraient réticents, de Washington au Caire en passant, notamment, par Paris.

Quelques semaines plus tard, les bruits d’une offensive israélienne sur la grande ville du sud ont repris avec plus de force que jamais. Le 30 avril, Benyamin Nétanyahou déclare devant des familles d’otages retenus à Gaza que l’opération aura lieu, qu’un accord sur un échange de prisonniers et une trêve soit conclu ou non. Ses alliés d’extrême droite poussent à l’offensive. Ainsi le ministre des finances, Bezalel Smotrich, a menacé de faire tomber le gouvernement si Nétanyahou renonçait à envahir le sud de l’enclave palestinienne. Il a été suivi par Itamar Ben Gvir, ministre de la sécurité nationale.

Une nouvelle fois, de nombreuses voix s’élèvent pour freiner l’ardeur guerrière de Tel-Aviv. En tournée dans la région pour défendre à la fois une normalisation entre l’État hébreu et l’Arabie saoudite et pousser le Hamas à accepter les conditions de la proposition de trêve, le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, a répété l’opposition de Washington à cette offensive.

Sur le terrain, les habitant·es terrifié·es de Rafah, pour la plupart déjà déplacé·es à de multiples reprises, subissent des bombardements de plus en plus fréquents et meurtriers. Ils ont également appris avec inquiétude qu’Israël avait acheté des dizaines de milliers de tentes et que le Croissant-Rouge égyptien avait installé un campement près de Khan Younès, d’où les forces israéliennes se sont retirées, laissant la grande ville à l’état de ruines.

Un million de personnes à déplacer

L’ONU, une nouvelle fois, a prédit un « massacre » si l’offensive devait advenir. Elle reflète l’inquiétude, pour ne pas dire la panique, qui a gagné toutes les organisations humanitaires actives dans la zone sud de l’enclave palestinienne.

Michel Lacharité, responsable des urgences de Médecins sans frontières (MSF), de retour de Jérusalem, a accordé un entretien à Mediapart.

Mediapart : Les autorités israéliennes, en premier lieu le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, ne cessent de répéter qu’une offensive sur Rafah aura lieu. Vous rentrez tout juste de Jérusalem, cette opération est-elle au programme des échanges que vous avez avec l’armée israélienne ?

Michel Lacharité : Nous nous attendons malheureusement à tout moment à ce que cette offensive soit déclarée, précédée d’un ordre d’évacuation de la population qui vit à Rafah. Lors de nos rencontres avec les organes de coordination de l’armée israélienne ces deux dernières semaines, la question n’était pas de savoir si cette offensive aurait lieu, mais quels allaient être les paramètres mis en œuvre.

Depuis le 15 avril, ce même message a été passé aux organisations des Nations unies, au CICR [Comité international de la Croix-Rouge, ndlr] et à d’autres ONG. Nous faisons part de notre indignation, nous rappelons que les victimes sont, depuis le début du conflit, à 70 % des civils, femmes et enfants, nous répétons qu’une telle offensive serait catastrophique, mais il est clair que l’armée israélienne reste sourde à ces considérations humanitaires.

Penser que l’organisation des secours va se faire en quelques jours, que les hôpitaux vont pouvoir déménager [...], c’est vraiment se montrer inconscient des difficultés.

Vous, et toutes les organisations travaillant dans la bande de Gaza, ONG, agences onusiennes, affirmez qu’une offensive serait catastrophique. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

On parle de déplacer plus d’un million de personnes et de leur ordonner d’aller vers Khan Younès et la zone centrale, c’est-à-dire vers des champs de ruines. La population qui vit aujourd’hui à Rafah est affaiblie. Ces personnes ont déjà été déplacées à de multiples reprises. Elles vont devoir une fois de plus bouger avec leurs abris de fortune vers des endroits partiellement ou totalement détruits.

Les gravats sont truffés d’engins non explosés. L’accès à l’eau y est impossible. L’armée israélienne présente un vernis humanitaire, assurant que l’accès du personnel international humanitaire et l’approvisionnement seront maintenus, mais nous savons par expérience qu’il n’y a aucun endroit sûr dans la bande de Gaza. Il y a des bombardements tous les jours, sur Rafah et sur toutes les zones de la bande de Gaza.

Vous avez dû évacuer l’hôpital Nasser de Khan Younès en février, et vous vous apprêtez à y revenir. Dans quelles conditions ce retour, dans le cas d’une offensive israélienne sur Rafah, est-il envisageable ?

Nous sommes retournés à l’hôpital Nasser mi-avril. Aujourd’hui, il n’est pas opérationnel. Plusieurs jalons sont indispensables avant de pouvoir retravailler. Il faut reconstruire le mur d’enceinte dont une grande partie a été détruite, comme l’ont été beaucoup d’équipements. Nous avons besoin d’un générateur pour fournir l’électricité et l’eau, qui sont des préconditions essentielles pour apporter des secours.

Nos équipes ont nettoyé des salles d’hospitalisation et les ont équipées avec des lits. Mais nous n’ouvrirons pas l’hôpital ni les lits de chirurgie si la salle d’urgence n’est pas opérationnelle. Nous espérons pouvoir reprendre les activités à l’hôpital dans deux semaines environ. Il est donc clair que si l’ordre d’offensive est lancé dans les jours qui viennent, Nasser ne sera pas opérationnel.

En cas d’offensive, le système de santé pourra-t-il faire face ?

D’après l’Organisation mondiale de la santé, il reste environ onze hôpitaux qui sont partiellement fonctionnels, ce à quoi s’ajoutent des hôpitaux de campagne qui ont été mis en place par certains États, par des ONG et par le CICR. Dans toute la bande de Gaza, l’OMS a comptabilisé 700 lits sur 3 500 au début de la guerre, alors que les besoins sont estimés à 7 000.

Au cours des six derniers mois, le dispositif de soins a été mis à l’arrêt. Il est évident que d’autres hôpitaux seront rendus non opérationnels en cas d’offensive sur Rafah. On peut penser que l’hôpital émirati, en plein cœur de Rafah, recevra un ordre d’évacuation, ainsi que l’hôpital indonésien. Il faudra se replier sur les hôpitaux de campagne et sur Nasser pour une période indéterminée. Sans compter l’incertitude : qui nous dit que Nasser ne sera pas à nouveau attaqué ? On a eu al-Shifa 1, le premier assaut, puis al-Shifa 2, le deuxième assaut…

De plus, aujourd’hui, le système de soins et de secours est assuré par des collègues palestiniens. MSF compte 400 salariés palestiniens. Tous seront confrontés aux mêmes urgences que le reste de la population. Comment imaginer qu’ils pourront organiser les secours alors que leur priorité sera évidemment de sauver leur famille dans une situation chaotique et dangereuse ? Penser que l’organisation des secours va se faire en quelques jours, que les hôpitaux vont pouvoir déménager, que les systèmes d’eau vont pouvoir être déplacés, c’est vraiment se montrer inconscient des difficultés auxquelles la population fait face.

Que vous disent les autorités israéliennes chargées de la coordination avec les humanitaires ?

Aujourd’hui, les efforts de communication portent essentiellement sur les questions d’acheminement de l’eau et de l’assistance. La réouverture du port d’Ashdod, qui permettra de faire transiter du matériel et des équipements par Israël et de les acheminer vers Gaza, est un changement important. Mais de toute façon, les quantités sont insuffisantes. De plus, nous sommes toujours bloqués en ce qui concerne les articles à double usage.

Par exemple, nous ne réussissons pas à importer des véhicules, des matériels biomédicaux comme des machines à rayons X ou des équipements pour produire de l’oxygène, ou encore des générateurs. C’est fondamental car sans cela, on peut avoir trois tonnes de paracétamol, ça ne sert à rien. Ce qui est clair, c’est qu’aucune mesure de coordination avec les forces armées, aucune nouvelle capacité d’approvisionnement, n’empêcheront un massacre quand l’offensive sur Rafah sera lancée.

Gwenaelle Lenoir

Boîte noire L’entretien avec Michel Lacharité a été réalisé le 1er mai.


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