La forme olympique du capitalisme

lundi 13 mai 2024.
 

Les Jeux olympiques, de leur procédure d’attribution à leur déroulement, témoignent des compromissions de l’institution sportive avec les pires traits du capitalisme mondialisé. Faut-il y avoir une alliance de circonstance ? Ou plutôt un lien profond entre le sport et la logique marchande ? Éléments de réponse historiques et géographiques.

« Jadis les peuples se fréquentaient par ambassadeurs », écrit en avril 1896 un jeune reporter français assistant aux premiers Jeux olympiques de l’ère moderne. Il ajoute, sarcastique, ces peuples vont désormais « se fréquenter sans procuration, s’injurier de bouche à bouche et s’accabler de cœur à cœur ».

Envoyé en Grèce par La Gazette de France, Charles Maurras n’est pas encore membre de l’Action française, fondée en 1899, mais déjà résolument nationaliste et royaliste. Il revient d’Athènes renforcé dans ses convictions : s’il en croit ce qu’il a observé sur la piste et dans les gradins, « loin d’étouffer les passions nationales, tout ce faux cosmopolitisme du Stade les exaspère ».

Deux droites

Au tournant du 20e siècle, dans cette critique des Jeux olympiques et de leur aptitude illusoire à rapprocher les peuples, se joue l’opposition entre deux fractions de la bourgeoisie française, entre deux droites. L’une revendique son antisémitisme, sa nostalgie de la monarchie et son attachement à la tradition. L’autre glorifie le progrès technique et le libéralisme économique, et s’accommode de la république. Maurras s’inquiète de l’influence sur la France et sur le monde des Anglo-Saxons, « audacieux prétendants à la tyrannie ». Coubertin, inspiré par ses séjours en Angleterre et en Amérique du Nord, rêve d’importer les sports modernes dans les écoles françaises.

L’opposition est partielle et Maurras se réjouit de son constat : l’olympisme traine dès le départ des contradictions indépassables, dont le 20ème siècle témoignera. Et le bourgeois anglomane Coubertin est surtout un représentant de sa classe sociale, défenseur de l’ordre, théoricien de la supériorité de la « race » blanche et de l’infériorité des femmes, soutien enthousiaste de l’aventure coloniale, nationaliste enragé, puritain et, évidemment, farouche opposant au socialisme.

Il faut relire, comme l’a fait avec méticulosité le sociologue Jean-Marie Brohm, les écrits du fondateur de l’olympisme moderne, pour prendre la mesure du rôle attribué au sport par le mouvement olympique : sélectionner les plus forts pour purifier la « race », préparer la jeunesse masculine à la guerre tout en la détournant des pulsions sexuelles, apaiser et divertir les masses afin d’organiser la collaboration de classes. Avec la restauration des JO en 1896 et l’engouement occidental pour le sport, le darwinisme social et l’impérialisme s’expriment dans une double obsession de la compétition et du corps viril et musclé – obsession des muscles qu’on retrouvera dans le fascisme et le stalinisme, puis dans l’Amérique de Reagan. De quoi tordre le cou au mythe de l’« âge d’or » d’une pratique sportive pure et désintéressée : les JO servent dès l’origine une idéologie réactionnaire. L’essentiel n’a jamais été de participer.

Loin d’être un incident de parcours, les Jeux de Berlin, en 1936, seront le dénouement logique de la vie de Coubertin, qui peut mourir satisfait en 1937. Après la cérémonie de clôture d’une quinzaine à la gloire du nazisme, le vieux baron se confond en remerciements publics adressés au peuple allemand et à ses dirigeants. Et confie à un journaliste de L’Auto son admiration pour Hitler, l’« un des plus grands esprits constructeurs de son temps ».

« Civilisation des moeurs »

Mais alors, en allant courir le dimanche matin, ou en emmenant ses enfants à la salle d’escalade après l’école, se fait-on complice du capitalisme mondialisé et de ses tendances fascisantes ? Les mots sont importants et il faut démêler les amalgames du langage courant : le sport n’est pas l’activité physique, ni la gymnastique, ni même les jeux sportifs de l’Europe médiévale. Il est encore moins une pratique universelle, qui relierait le monde contemporain à l’Amérique précolombienne et ses jeux de balle, via l’olympisme grec et les jeux du cirque de Rome.

Les sports comme nous les connaissons aujourd’hui – football, tennis ou aviron – émergent dans l’Angleterre du 19e siècle et leurs caractéristiques en font des objets uniques dans l’histoire. La « sportification », les sociologues Norbert Elias et Eric Dunning l’ont montré, s’inscrit dans le cadre du « processus de civilisation » théorisé par le premier : le degré de violence toléré sur le terrain fait l’objet d’un contrôle de plus en plus strict, dans un contexte de pacification de la vie politique anglaise. Alors que le folk football, exutoire aux tensions entre communautés villageoises, donnait lieu à une violence incontrôlée, menant à des blessures parfois létales. « La victoire ou la mort », clamaient les athlètes grecs avant d’entrer en lice à Olympie ou Delphes.

Le sport moderne suit aussi un mouvement de sécularisation, son calendrier s’émancipant de celui des fêtes religieuses. On jouait au folk football pour mardi gras et les jeux de balle mayas s’inscrivaient dans des cérémonies religieuses. C’est un élément central pour l’historien Allen Guttmann, attestant du gouffre séparant les Jeux helléniques des JO de l’ère moderne : les premiers, fêtes encastrées dans un cycle religieux, relevaient du rituel en l’honneur de divinités antiques.

Modernité et mise en ordre

L’avènement du phénomène sportif relève surtout, selon l’expression du sociologue Pierre Parlebas, d’un travail de « mise en ordre » des pratiques physiques. Une bureaucratie publie des règlements à visée nationale – dans les clubs anglais d’abord – puis au-delà, avec en bout de processus la création de fédérations internationales. Les disparités entre les règles du jeu d’une région ou d’un pays à l’autre s’estompent et les règles d’un sport se complexifient au gré de sa diffusion.

Le développement de rencontres entre équipes d’horizons de plus en plus éloignés justifie cette uniformisation : il faut bien s’entendre sur les règles pour jouer ensemble. Mais on peut aussi y voir, comme le sociologue Patrick Vassort, une volonté des classes dominantes d’affirmer leur autorité en substituant aux coutumes locales des pratiques réglementées. Les sports s’institutionnalisent, au sens de Durkheim : une autorité centrale définit une pratique légitime au détriment des autres, réglementant tout, absolument tout, du poids et de la taille des raquettes ou des balles au comportement et à la tenue des athlètes, en passant par la couleur des terrains.

La mise en ordre est aussi temporelle. L’historien Georges Vigarello décrit l’émergence, au 19e siècle, de temporalités propres au sport, l’émancipation des pratiques sportives des autres temps sociaux. Les calendriers gagnent en régularité et en densité – le Tour de France chaque année, les JO ou la Coupe du monde de football tous les quatre ans, Roland Garros au mois de juin ; les temps de jeu se réduisent et s’uniformisent, à commencer par les rounds des matches de boxe, pour mettre fin à des affrontements interminables sur le ring ; et une « histoire » propre se constitue, nourrie d’anecdotes, d’exploits, d’échecs tragiques, de rivalités et de champions. Évolution que les médias de masse renforcent au 20e siècle. La presse, puis la radio, la télévision et enfin internet, relaient les événements sportifs, quand ils ne les organisent pas directement, et participent au développement d’un temps du spectacle sportif colonisant le temps de loisir – on peut aujourd’hui passer presque tous les soirs de l’année devant une compétition de haut niveau, football en tête.

Parallèlement, montres, chronomètres et autres outils se perfectionnent, permettant une mesure toujours plus précise de la durée des épreuves et de la vitesse des athlètes. Un millième de seconde peut séparer une médaille de bronze sur 100 mètres d’un éternel anonymat.

L’espace n’échappe pas à cette mise en ordre généralisée. Pour que le sport soit sport, il faut réduire l’espace, réalité hétérogène, irrégulière, fâcheusement concrète et imprévisible avec ses creux et ses bosses, à des quantités abstraites, comparables, standardisées. Terrains de football et pistes d’athlétisme font l’objet d’une progressive mise en conformité, avec des distances, mais aussi des revêtements ou des obstacles rigoureusement identiques.

Qualifiant le sport de « mise en limites de l’activité physique », le géographe Jean-Christophe Gay rappelle combien l’aire de jeu comme ses environs matérialisent une folie des lignes de démarcation à toutes les échelles, avec une série de frontières plus ou moins hermétiques délimitant la surface de réparation ou la zone de hors-jeux, la « prison » (!) du hockey sur glace, le banc des remplaçants, les vestiaires, la tribune de presse, les virages, le village olympique, etc. Le tout reflète une société occidentale obsédée par les limites spatiales et « cloisonnée et inégale »… et aboutit, pour les JO de 2024, au cadrillage policier de la capitale.

L’espace abstrait de la compétition et des records

Cette standardisation spatio-temporelle inscrit le sport dans la modernité occidentale, c’est-à-dire dans l’évolution intellectuelle, politique et économique du continent européen à partir de la Renaissance. Patrick Vassort a rapproché la mise en ordre spatiale du football, dans l’Angleterre du 19e siècle, du mouvement des enclosures, qui l’a précédée : le contrôle des dimensions des terrains relève de la volonté de mainmise rationnelle sur le territoire national pour le soumettre à la logique productive.

Plus largement, on retrouve sur les pistes et les terrains la réduction de l’espace à une réalité mathématique, mesurable, quantifiable, débarrassée de ses aspérités, bref à ce que le philosophe Henri Lefebvre a appelé l’« espace homogène », production des sociétés capitalistes. L’espace-temps du sport s’identifie parfaitement à celui du capitalisme. Le premier permet la production de performances et de records qui n’ont pas d’autre raison d’être qu’eux-mêmes, le second permet la production de marchandises qui n’ont pas d’autre raison d’être que leur valeur en argent.

Sport et capitalisme, le sociologue Nicolas Oblin l’a montré, ont en commun de réduire toute chose à une abstraction – l’espace et le temps, mais aussi le corps du sportif, semblable à une machine programmée pour produire et accumuler des performances. Logique sportive et rationalité marchande partagent aussi l’obsession de la compétition et de la hiérarchie, perçues comme facteurs de progrès humain : il ne s’agit pas seulement de produire des performances, mais de battre les autres et d’établir des records destinés à être battus dans une quête infinie. Il y a une certaine logique à ce qu’un Roger Federer, parmi d’autres, après avoir empilé les records absurdes, se reconvertisse dans les affaires pour amasser des montants tout aussi insensés – et peut-être voir dans ces chiffres durement accumulés, en bon protestant, des signes de sa prédestination ?

Last but not least, sport et capitalisme se cristallisent dans une puissante idéologie. Dans les deux cas, on montre du doigt les excès – la finance mondialisée ou le dopage, les bonus des banquiers ou les matchs truqués – pour dédouaner le système dans son ensemble. Aussi rôdés qu’envahissants, les discours sur les vertus du sport – la santé, l’intégration, la fête, le dépassement de soi – saturent la sphère publique.

En février dernier, Anne Hidalgo, s’aventurant dans le registre tragi-comique, a exhorté ses administrés à ne pas quitter la capitale, car « Paris va être magnifique ! ». Difficile d’imaginer un plus bel exemple d’effort d’auto-conviction.


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