À nouveau, Guerini menace la conception démocratique de la fonction publique

mercredi 24 avril 2024.
 

par Paul DEVIN

Syndicaliste, Paul Devin a été inspecteur de l’Education nationale et secrétaire général du SNPI-FSU. Il est actuellement le président de l’Institut de Recherches de la FSU

On avait déjà pris le ministre la main dans le sac à mensonges quand il prétendait être l’héritier de Maurice Thorez en mettant en œuvre une rémunération au mérite (1).

Voilà qu’il récidive en tentant de nous faire croire qu’on pourrait améliorer la qualité du service public en facilitant le licenciement d’agents qui se caractériseraient par leur l’insuffisance professionnelle. Et le ministre d’affirmer une assise juridique insuffisante pour régler ce problème, sous-entendant que l’administration supporterait actuellement en son sein,... et en son budget, le poids de l’incompétence et de l’incapacité d’une part de ses agents.

La rhétorique mensongère de Guerini…

Insuffisance professionnelle ?

Est-ce suite à la lecture d’un rapport alarmant que Stanislas Guerini se préoccupe de cette prétendue carence de licenciements ? Une étude aurait-elle chiffré le nombre d’agents concernés, le poids de leurs salaires inutiles, leur concentration dans tel ou tel corps de la fonction publique ? Non… Aucune analyse ne vient témoigner du scandale caché d’une insuffisance professionnelle des fonctionnaires dont l’incidence serait tangible sur le fonctionnement et le budget de l’action publique. Et le récit de quelques exemples singuliers ne peut évidemment pas permettre la moindre perspective de généralisation.

Impossibilité juridique ou tabou ?

Sur le plan des procédures, pas davantage d’alertes : aucune étude juridique ne vient dénoncer une impossibilité ou même une difficulté grave pour mettre en œuvre le licenciement ou la radiation prévus par le titre V du livre V du code général de la Fonction publique.

D’ailleurs, le ministre évoque tantôt une difficulté légale, donc imputable à la loi, tantôt un « tabou », donc un problème de pratiques institutionnelles plutôt qu’une impossibilité légale.

Peu de licenciements ?

Si l’on en reste à la question quantitative, la "faiblesse" des chiffres mériterait une analyse approfondie. Tout d’abord pour mesurer la réalité du licenciement dans la fonction publique. Les chiffres cités par la presse sont des plus fragmentaires, sans véritable prise en compte de la diversité des procédures, du licenciement pour insuffisance professionnelle aux radiations prononcées par les commissions disciplinaires suite à une faute professionnelle, aux licenciements et mise à la retraite pour inaptitude, aux diverses mesures de reclassement et désormais aux dispositifs de rupture conventionnelle… Nous sommes bien au-delà des treize licenciements annuels évoqués par certains qui limitent le chiffre à une catégorie précise de licenciements.

Mais quand bien même les chiffres du licenciement de l’agent public restent faibles par rapport à l’entreprise privé, signifient-ils, de leur seul faiblesse numérique, une impossibilité ou une difficulté à licencier ? D’autres facteurs sont potentiellement à l’œuvre. Par exemple, la nature particulière de l’engagement d’intérêt général de l’agent qui pourrait expliquer une relation à la responsabilité de l’exercice professionnel différente de celle de l’employé privé. Mais ce pourrait être aussi que la gamme des mesures disciplinaires graduées agit efficacement avant qu’il soit nécessaire de prononcer une radiation. Ou encore que la nature protectrice du statut oblige l’employeur à d’autres stratégies que le licenciement, évitant ainsi son usage prématuré voire abusif.

Car, plutôt que de déplorer le nombre faible de licenciements, on pourrait au contraire se réjouir d’un modèle social d’emploi qui réussit à réduire les tensions irrémédiables entre employeur et employé et à trouver des alternatives au seul licenciement.

Haro sur le statut !

Flexibiliser les emplois, asservir les agents

Ne nous trompons pas, le discours du ministre sur le licenciement n’est qu’une stratégie tangentielle pour attaquer le statut. S’il ne s’agissait que de durcir l’usage du licenciement pour mettre un terme à la carrière d’agents n’assurant pas leur service, point ne serait besoin d’autre chose que d’une consigne hiérarchique… Si le débat public dans les médias est convoqué, c’est qu’il s’agit de poursuivre la besogne de discrédit sur la fonction publique statutaire. La flexibilisation des emplois en est le premier enjeu que le recours croissant au contrat ne cesse de développer mais que la politique néolibérale du ministre veut libérer davantage encore grâce à une limitation du statut. Ainsi, la gestion des flux d’emploi pourra satisfaire plus souplement des volontés budgétaires ajustables annuellement.

Mais Stanislas Guerini poursuit un autre enjeu : pouvoir individualiser les rémunérations en fonction du mérite en sortant d’un système de rémunération statutaire essentiellement basé sur la carrière. Son discours prétend qu’une telle valorisation incitera les agents à mieux travailler. Mais l’enjeu est autre : réintroduire un mode de domination hiérarchique que le statut permettait justement de restreindre.

Réintroduire… parce que l’histoire du statut est bien celle-là : une longue évolution pour affranchir les agents de la tutelle discrétionnaire des ministres et permettre une indépendance nécessaire à un exercice professionnel centré sur l’intérêt général. Il a fallu un temps long pour réussir à construire cette indépendance par le statut de 1946, pour convaincre tant du côté du pouvoir politique que du côté syndical que la singularité de la position statutaire du fonctionnaire pouvait permettre à la fois des garanties individuelles pour l’agent et collectives pour l’intérêt général.

Mais le gouvernement actuel voudrait imposer une autre vision qui ferait du statut un avantage indu et corporatiste, nuisible à la qualité de l’action publique.

Nous ne pouvons accepter que soient annihilés deux siècles de construction démocratique.

Dès 1790, Lamy (2) avait proposé à la Constituante un projet de décret où la régulation législative des nominations et des licenciements permettrait d’éviter que les pouvoirs discrétionnaires du ministre n’asservissent le service public à ses intérêts particuliers. Mais tout au long du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe, le pouvoir continue à disposer d’une fonction publique instrumentalisée au gré de ses intérêts particuliers du fait du recrutement par favoritisme ou de la révocation discrétionnaire. C’est en grande partie pour lutter contre cette politique d’emploi que s’est construit le statut, en théorisant progressivement comment le progrès des droits du fonctionnaire et l’amélioration qualitative du service public allaient de pair. C’est ce qui a permis la professionnalisation des agents et l’affirmation de leur indépendance, condition pour que la fonction publique ne puisse plus être le jouet d’un ministre ou d’un gouvernement mais reste au service de la République démocratique et sociale.

Sommes-nous prêts à accepter de revenir à une administration où le « savoir et la culture des relations » (3) imposerait un entre-soi d’agents prêts à renoncer à toute indépendance pour préserver leur emploi ? Sommes-nous prêts à accepter qu’aux exigences de l’intérêt général et de l’égalité de traitement des usagers se substituent celles de volontés politiques immédiates liées à l’intérêt particulier d’un ministre ou d’un gouvernement ? Sommes-nous prêts à accepter qu’à des périodes complexes de notre histoire, la révocation massive de fonctionnaires jugés comme « ennemis politiques » redevienne une possibilité ?

C’est parce que nous ne sommes pas prêts à ces régressions que nous resterons attachés à une conception démocratique de l’action publique, garantie par le statut.

(1) Billet du 7 janvier, lire en ligne

(2) Anne-Marie PATAULT, Les origines révolutionnaires de la fonction publique  : de l’employé au fonctionnaire, Revue Historique de Droit Français et Étranger, vol.64, n°3, 1986, pp.389-405.

(3) Maurizio GRIBAUDI, Le savoir des relations : liens et racines sociales d’une administration dans la France du XIXe siècle , Le Mouvement Social, 2009/3, n°228, pp 9-38


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