Cerner la pensée de droite, avec Emmanuel Terray

samedi 13 avril 2024.
 

L’anthropologue est décédé le 25 mars 2024. Il y a une dizaine d’années, il avait publié « Penser à droite », une tentative d’identifier les invariants des courants qui œuvrent à la reproduction de l’ordre établi.

https://blogs.mediapart.fr/fabien-e...[QUOTIDIENNE]-quotidienne-20240406-202633%20%20&M_BT=1489664863989

Emmanuel Terray est mort le 25 mars dernier. Formé au marxisme dès sa jeunesse étudiante, c’est avec ce bagage intellectuel qu’il s’était orienté vers l’anthropologie. En parallèle de sa carrière académique, conclue à l’École des hautes études en sciences sociales, ses engagements ont été multiples : pour l’indépendance de l’Algérie au début des années 1960, auprès des salariés comme défenseur prud’homal dans les années 1970, soutien du mouvement Solidarnosc en Pologne dans les années 1980, solidaire de la cause des sans-papiers depuis les années 1990 (voir les notices du Monde et de l’Humanité).

À Mediapart, il était venu présenter son dernier ouvrage, Penser à droite (Éditions Galilée, 2012). Un comble pour celui qui n’avait pas adjuré l’idéal communiste ? Dans son introduction, Emmanuel Terray disait « convenir que beaucoup des espérances qui nous portaient, mes camarades et moi, durant les années 1960-70, ont été déçues ; que nombre de nos prévisions ont été déjouées ; que souvent nos calculs se sont révélés faux ». D’où l’intérêt de faire preuve de modestie et d’aller soulever le capot intellectuel du camp adverse, pour comprendre sa force autant que ses contradictions.

Un geste d’autant plus intéressant qu’avec la fin des grandes idéologies, la convergence des politiques gouvernementales et la confusion entretenue par les responsables politiques eux-mêmes, à force de stratégies de « triangulation » et de brouillage des repères, il est devenu banal d’entendre que l’opposition droite/gauche ne ferait plus sens.

Il est vrai, au reste, que le contenu substantiel de cette opposition a varié dans le temps comme dans l’espace. Si bien qu’il est tentant de ne voir dans la dyade droite/gauche qu’un « raccourci » cognitif pratique, instrumental, pour se repérer dans le champ politique. Après tout, son caractère binaire correspond bien à la dynamique dualiste propre aux systèmes représentatifs parlementaires, qui fonctionnent à partir d’une majorité et d’une opposition.

La droite contre le « principe de rectification » de l’ordre social Sauf que quelque chose résiste. L’attribution des étiquettes « droite » et « gauche » n’apparaît pas complètement erratique. Et dans les enquêtes d’opinion, les citoyens eux-mêmes parviennent à les définir de manière cohérente, fût-ce pour ne pas s’y reconnaître. Mais saisir la substance de la droite ou de la gauche nous fait à nouveau rencontrer la pluralité des courants et des idées qui s’y sont raccroché.

Le pari d’Emmanuel Terray a consisté, sans nier cette pluralité ni l’apport de toutes les typologies qui ont été proposées, à identifier « un socle commun, un corps d’axiomes », un « lexique » récurrent dans la manière dont les droites ont appréhendé des conjonctures variables. En d’autres termes, il s’est mis en quête d’invariants de la pensée de droite.

De manière assez remarquable, ceux qu’il a dégagé – notamment autour du « réalisme », de « l’ordre », de la « hiérarchie » et de « l’inégalité » – représentent bien l’envers des invariants de gauche que d’autres intellectuels ont tenté d’identifier.

Le théoricien italien Norberto Bobbio a ainsi pu décrire, dans Droite et gauche (Seuil, 1996) « l’idéal de l’égalité » comme « l’étoile polaire que [la gauche] fixait et continue de fixer » (chez lui, le rapport à la liberté sert plutôt à distinguer, à gauche comme à droite, les ailes modérées des ailes extrémistes). Le sociologue britannique Steven Lukes a dit les choses un peu différemment, en avançant que la gauche se distinguerait par son adhésion au « principe de rectification », à savoir l’idée qu’il est souhaitable, possible et légitime de modifier volontairement l’ordre social afin de progresser vers une société des égaux.

Plutôt que d’isoler un critère unique de différenciation entre droite et gauche, Emmanuel Terray s’est évertué à reconstruire la manière dont s’articulent les axiomes récurrents à droite depuis la modernité politique. Il ne prétendait pas qu’il en découlait un système cohérent – une des forces de la droite étant justement d’accommoder des contradictions significatives. Mais son tableau final pointait bien vers la dévalorisation voire le rejet du principe de rectification, comme de la notion d’égalité.

« Au total, la pensée de droite apparaît comme une pensée de l’acquiescement », écrivait Terray à propos de sa prétention au réalisme. Il ne s’agit pas d’une acceptation tous azimuts des événements, mais plutôt d’un primat donné au « fait accompli », aux rapports sociaux institutionnalisés, considérés tout bonnement comme naturels, ou légitimes du fait même de leur durée, le passage de l’épreuve du temps étant pris pour un gage de pertinence. D’où l’attachement au principe d’un ordre hiérarchisé de la société, qu’il s’agit de protéger contre les tentatives artificielles, et donc dangereuses, de le corriger voire de le renverser.

Terray a bien montré comment ces conceptions sous-tendent une « adhésion [inconditionnée] à l’autorité ». Le détenteur de cette dernière, quelle que soit la manière dont elle lui a été dévolue, disposerait d’une sorte de blanc-seing dans son exercice – à tout le moins d’une large autonomie avant toute procédure collégiale ou reddition de compte. D’une manière qui résonne fortement dans notre Ve République à bout de souffle, plombée par un césarisme aussi défaillant qu’infantilisant, Terray soulignait qu’à droite, « l’idée d’autorité appelle une politique ouvertement décisionniste ; toute société est confrontée à des choix qui ne peuvent attendre la fin de ses délibérations ; il faut donc une instance qui tranche en temps utile et sans appel ».

Un autre passage frappant est celui dans lequel il remarque que ce réseau d’axiomes conduit facilement à un sentiment de citadelle assiégée, et à l’intolérance envers toute remise en cause extérieure ou intérieure de l’ordre en place. Le bouc émissaire étranger/musulman, ou plus récemment l’épouvantail wokiste (projection imaginaire d’une coalition de toutes les minorités vengeresses), sont les figures contemporaines du « même cri [qui] se fait entendre depuis plus de deux siècles : les barbares sont à nos portes ». « La vigilance des sentinelles de l’ordre ne doit jamais se relâcher, commentait Terray, mais en période de crise [et nous y sommes], leur angoisse et leur détestation atteignent un paroxysme. »

L’anthropologue concluait son livre par l’hypothèse d’une béance toujours plus difficile à combler entre les désordres du (néo)libéralisme et les « valeurs du conservatisme social ». Mais pour le coup, les signes abondent d’une « coalescence des bleus et des bruns », selon l’expression du sociologue Michel Feher dans un texte pour AOC. « Convertir le Vieux continent en une maison de retraite fortifiée où les populations de souche pourront cultiver leur nostalgie acrimonieuse […], précise-t-il, tel est bien le dessein fédérateur qui transcende les étiquettes partisanes et auquel les instances communautaires apportent volontiers leur contribution. »

Un enjeu crucial, une fois admis la pluralité des droites et des gauches, est de savoir s’il existe une asymétrie entre leurs socles communs respectifs, du moins dans leur capacité à susciter l’adhésion populaire. Si oui, a-t-elle toujours existé, est-elle en train de s’accentuer ? Emmanuel Terray ne répondait pas à ces questions dans son essai, mais appelait ironiquement ses « lecteurs de droite » à ne pas s’inquiéter : « Il y aura toujours un ordre établi à défendre, et vous pourrez jouer le rôle qui vous est cher jusqu’à la fin des temps. »

Fabien Escalona

Journaliste, politiste


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