La bande de Gaza a été détruite. En tant que juive de gauche née en Israël, j’éprouve un profond sentiment de chagrin et de défaite

lundi 1er avril 2024.
 

J’écris ces lignes depuis la Cisjordanie avec un profond sentiment de chagrin et de défaite, tandis que, dès qu’il est question du peuple palestinien et des habitants de Gaza tout particulièrement, ce sont les mots discordants et violents de victoire, de génocide, d’effacement, de lutte héroïque ou de réalisation d’une tâche historique qui reviennent sans arrêt.

La bande de Gaza m’a envoûtée, comme elle a envoûté beaucoup de ceux qui l’ont visitée et qui ont appris à connaître ses habitants. Elle faisait partie intégrante de la Palestine historique jusqu’à ce qu’elle en soit coupée après la création de l’État d’Israël et l’expulsion des Palestiniens de leur patrie en 1948-49. Il en est résulté une entité sociologique et géopolitique distincte. Sa principale caractéristique est sa forte proportion de réfugiés (environ 75 % de sa population), dont les racines se trouvent dans des dizaines de villages et de villes qu’Israël a vidés et détruits.

La bande de Gaza que nous connaissions comme une entité géographique compacte de 365 kilomètres carrés était encore assez grande pour contenir la diversité des villages et des villes, des nouveaux quartiers et des anciens, du littoral et des collines, des pauvres et des riches, des réfugiés et des autochtones. Et elle était petite et surpeuplée, de sorte que ses habitant.es vivaient les uns sur les autres, de plus en plus au fur et à mesure que leur nombre augmentait, et qu’on avait l’impression que tout le monde se connaissait et qu’il était impossible d’y garder des secrets. Elle était si petite et si repliée sur elle-même liée qu’il semblait que tous ses habitant.es prenaient une part active à tous les événements politiques, sociaux et militaires qui s’y déroulaient.

Malgré la déconnexion, les destructions et le passage du temps, les réfugiés de 1948 et leurs descendant.es ont conservé leurs liens familiaux et sociaux et leur attachement affectif à leurs villages et à leurs communautés perdus. À travers la réalité partagée de l’isolement et de l’expulsion, malgré l’exiguïté de ce cadre, les habitant.es de Gaza ont développé les caractéristiques collectives d’une communauté qui n’a rien d’abstrait ni d’imaginaire : humour décalé, chaleur et hospitalité, ingéniosité, ardeur au travail et sens de la solidarité, entêtement et tendance à la suspicion, courage et ténacité, caractère insulaire et curiosité, fierté de son identité et sensibilité à vif face au mépris.

Alors que les effets du bouclage imposé par Israël en 1991 se sont aggravés au fil des ans, transformant Gaza en une vaste prison, l’esprit d’initiative et l’ingéniosité ont cédé la place à une apathie et une inaction généralisées, parallèlement à l’émergence d’une débrouillardise, d’une créativité impressionnante et d’une volonté farouche de vivre. Avec toutes ses contradictions et ses difficultés, la bande de Gaza a connu une évolution dans son cadre propre et selon ses propres critères de loyauté patriotique tout en continuant à donner une image de l’ensemble des Palestiniens et de leur cause - une sorte de microcosme palestinien - plus que n’importe où ailleurs en Palestine.

Il y a environ deux ans, j’écrivais : « Ce cadre unique est l’une des explications (mais pas la seule) de l’extraordinaire résilience de sa population et de la manière dont elle a fait face pendant des décennies à des situations extrêmes et cauchemardesques qui défient l’imagination, culminant dans des offensives militaires israéliennes meurtrières. » À l’époque, je ne pouvais pas imaginer les horreurs de la guerre actuelle, qui en est à son cinquième mois.

Les guerres sont le prolongement des politiques, et la guerre actuelle s’inscrit dans le cadre de la politique menée depuis des années par Israël pour contrecarrer tout projet national palestinien tourné vers la liberté et l’indépendance. Pourtant, il est indéniable que cette guerre de destruction a été déclenchée par l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023.

Cette attaque - contre des soldat.es et des installations militaires israéliens, contre des civils dans leurs maisons et lors d’une soirée de fête et de danse dans la nature - a brisé l’orgueil démesuré d’Israélien.nes et mis en évidence sa faiblesse structurelle en tant que puissance militaire. En quoi consiste cette faiblesse ? Dans son refus et son incapacité à comprendre que la domination exercée sur le peuple palestinien, tout en niant son histoire en tant que nation indigène, ses droits en tant que peuple et sa liberté, n’est pas viable à perpétuité. La confiance inébranlable, la certitude arrogante qu’il est possible de vivre une vie bonne et heureuse tout en contrôlant, opprimant et emprisonnant plus de deux millions de Gazaouis - et en tirant profit de cette oppression et de cette exploitation - a volé en éclats le 7 octobre lorsque plusieurs centaines de militants du Hamas et un nombre inconnu de civils palestiniens ont abattu les murs de la plus grande prison du monde, même si ce fut juste pour quelques heures. Dans les annales des luttes de libération nationale, cela pourrait certainement être considéré comme une réussite.

Pourtant, mon sentiment de défaite est fort et persistant, et il est triple. Pendant des décennies, les Palestinien.es et les militant.es de gauche en Israël, moi y compris, ont averti les Israélien.nes et les États soutenant Israël que l’oppression continue et la domination impitoyable conduiraient à une explosion épouvantable, préjudiciable à toutes et tous, à des effusions de sang et à des souffrances intolérables. Mais l’attrait des privilèges matériels et des avantages qu’Israël offrait aux Juifs et juives (citoyen.nes israéliens et citoyen.nes d’autres États) qui s’installaient dans le territoire palestinien occupé s’est avéré plus fort. Il s’agit notamment de villas à des prix avantageux, de subventions et d’exonérations fiscales, d’une meilleure qualité des services d’éducation et de santé, ainsi que de terres agricoles et d’autres projets d’entreprise pouvant être obtenus gratuitement ou pour un prix symbolique. Ajoutez à cela le fait que le territoire occupé est devenu un immense laboratoire pour l’industrie de l’armement israélienne et les technologies de surveillance de pointe, deux des biens d’exportations les plus rentables de l’économie israélienne. Les carrières et les revenus de personnes de toutes les couches de la société sont étroitement liés à ces industries liées à l’occupation et à la machinerie bureaucratique nécessaire au maintien d’un régime répressif imposé à plus de cinq millions de Palestinien.nes.

Les Juives et Juifs israéliens savent que tout accord de paix passerait par l’égalité des droits pour les citoyen.nes palestiniens d’Israël, l’indemnisation ou la restitution de leurs terres et de leurs biens volés par Israël en 1948, ainsi que la répartition égale des ressources en eau entre Juifs et Arabes dans l’ensemble du pays. Ainsi, la fin de l’occupation et l’égalité des droits sont consciemment ou inconsciemment conçues comme une menace pour la vie et le bien-être de nombreux Israélien.nes. Tout cela a été renforcé par des théories et des prêches racistes messianiques. Ces théories (y compris le sexisme) se développent et se répandent pour justifier l’exploitation, les discriminations de toutes sortes et la répression, mais à un certain stade, elles acquièrent une vie propre, se propageant comme un poison à mesure qu’elles sont perçues par de plus en plus dans les générations nouvelles comme des lois irréfutables de la nature.

Nous, à gauche, lorsque nous affirmions qu’il n’y avait rien de « naturel » à imposer sa domination sur un autre peuple, nous nous appuyions sur les valeurs universelles et juives ; nous rappelions ce que l’histoire nous enseigne quant à l’échec des excès du pouvoir ; nous avons essayé d’en appeler à la raison et de faire valoir qu’il était dans l’intérêt d’Israël de mettre fin à l’occupation - en vain. J’ai moi-même écrit et dit plus d’une fois que nous pourrions atteindre un niveau de brutalité qui ne permet plus de revenir en arrière.

C’était un avertissement dont je ne pouvais imaginer qu’il deviendrait une prophétie : aussi bien planifiée et méticuleuse qu’ait été l’attaque du Hamas sur le plan militaire, elle a également libéré la rage, personnelle et collective, accumulée par des milliers de personnes et leur désir de vengeance à l’égard des Israélien.nes (y compris les citoyens étrangers travaillant en Israël et les citoyens palestiniens d’Israël). Les militants du mouvement de résistance islamique et les civils de Gaza qui les ont rejoints n’ont fait aucune distinction entre les soldat.es et les civils, les adultes, les enfants et les bébés, pour la plupart juifs, mais aussi non juifs. Les proches d’environ 1400 familles ont été blessé.es ce jour-là, tué.es ou faits prisonniers. Il existe également des preuves de violences sexuelles et de viols. Des milliers d’autres personnes ont été blessées ou ont pu s’échapper de justesse. (Le nombre de victimes du Hamas à partir du 7 octobre est estimé à un millier). On considère qu’il s’agit de la pire défaite et du pire traumatisme subis par les Israélien.nes depuis 1948.

Deux jours après le massacre, dans une grande douleur qui ne m’a pas quitté depuis, j’ai écrit : « En un seul jour, les civils israélien.nes ont enduré ce que les Palestinien.nes ont subi pendant des décennies et continuent de subir comme une routine : l’invasion militaire, la mort, les brutalités, les enfants tués, les corps jetés sur la route, le siège, la peur paralysante, la crainte pour le sort des êtres chers, leur arrestation, l’envie de se venger, l’envie d’infliger de faire mourir en masse ceux qui sont impliqués (militants) tout comme ceux qui ne le sont pas (civils), le sentiment d’infériorité, la destruction de bâtiments et les fêtes et les cérémonies gâchées , la faiblesse et l’impuissance face à une force armée toute-puissante, les humiliations cinglantes. Encore une fois : Nous vous l’avions bien dit. L’oppression et l’injustice sans fin prévisible finissent par éclater à des moments et dans des lieux inattendus. Comme la pollution, les bains de sang ne connaissent pas de frontières ».

Israël a réagi comme on pouvait s’y attendre et a immédiatement entamé une campagne de dévastation génocidaire et vengeresse qui, à l’heure où nous écrivons ces lignes, se poursuit. Le nombre de Palestinien.nes tués par les bombardements et les tirs d’artillerie israéliens et l’ampleur inimaginable des destructions augmentent chaque jour. À la fin du mois de janvier, l’armée israélienne avait tué plus de 26 000 Palestiniens, dont plus de 10 000 enfants. Des milliers d’autres sont portés disparus. Le nombre de combattants palestiniens tués au combat à l’intérieur de la bande de Gaza n’est pas connu, et il n’est pas certain qu’ils soient inclus dans le décompte officiel. Au moins la moitié des bâtiments de Gaza ont été détruits par les bombardements et les combats entre l’armée israélienne et les militants du Hamas. Au moins deux tiers des habitants de la bande de Gaza, soit environ 1,7 million de personnes, ont été déplacés. Des dizaines de milliers de personnes ont fui leurs maisons dans le nord et le sud du pays. Tant de vies précieuses et de souffrances auraient pu être épargnées s’ils avaient écouté. Mais ils ne l’ont pas fait.

La deuxième raison de mon sentiment de défaite est moins personnelle, mais non moins douloureuse : l’échec de la lutte populaire de masse contre l’oppression israélienne. Contrairement à la lutte armée, la révolte populaire non armée implique tout le peuple : femmes et hommes, jeunes et vieux, ouvriers, fonctionnaires et universitaires, comme lors du soulèvement de 1987-1991, de la première Intifada et des premiers jours de la seconde Intifada en 2000. Une révolte de masse qui englobe de nombreuses couches sociales sera inévitablement diversifiée et efficace grâce à la diversité de ses moyens d’action : confrontation de masse avec les forces d’occupation, désobéissance civile à la bureaucratie de l’occupation, activités culturelles, initiatives d’éducation et d’apprentissage populaires, initiatives politiques à la base, comités populaires de soutien et d’assistance mutuelle, volonté consciente de sacrifier la vie normale et de prendre des risques, et large participation à la planification et à l’élaboration d’une stratégie à long terme. Tout cela confère à la lutte un caractère démocratique par essence.

Il n’est pas difficile d’expliquer la grande dépréciation de la notion de lutte populaire parmi les Palestinien.nes : à chaque fois, cette grande entreprise collective a engrangé des récoltes endommagées, politiquement, nationalement et sur le plan personnel.

La première Intifada a débouché sur des négociations entre Israël et les Palestiniens, qui ont abouti aux accords d’Oslo. Ceux-ci étaient définis comme un accord de paix et les Palestiniens étaient convaincus qu’en 1999, ils auraient pour résultat la création d’un petit État indépendant aux côtés d’Israël. Bien qu’ils aient fait un compromis douloureux en acceptant que seulement 22 % de la Palestine historique ne leur revienne, ils ont soutenu les accords pour épargner aux générations futures la douleur et les privations de la vie sous l’occupation. Cependant, dès la signature, Israël a exploités les accords pour rendre impossible la mise en place d’un tel État en construisant des colonies et en comprimant les Palestiniens dans de petites enclaves à l’intérieur de la Cisjordanie, les séparant de l’enclave de Gaza.

Les militants qui ont souscrit au principe de la lutte non armée pour s’opposer à l’expansion des colonies, ainsi que les militant.es juifs de gauche, ont été et sont soumis au harcèlement des services de sécurité israéliens, qui les intimident, procèdent à des arrestations, portent des accusations sans fondement et exercent une violence physique entraînant des blessures, voire la mort.

Les Palestinien.nes de Gaza ont commencé à protester en masse contre le siège et pour le droit au retour dans leurs villages détruits en 2018 et cela a continué pendant plus de deux ans. Il y a eu des jets de pierres, de cocktails Molotov et des ballons incendiaires qui ont brûlé des champs de l’autre côté de la frontière, mais cela n’a pas mis de vies humaines en danger. Pourtant, les soldats qui ont tiré de derrière la clôture qui marque la frontière ont tué de nombreux manifestants et en ont blessé des dizaines d’autres, entraînant des incapacités permanentes et des amputations.

Israël a présenté la campagne citoyenne visant à imposer le boycott, le désinvestissement et les sanctions ainsi que les actions juridiques internationales contre ses crimes de guerre comme étant motivées par un pur et simple antisémitisme, tout en utilisant cyniquement le génocide des Juifs de 1939-1945 pour inciter les pays occidentaux à criminaliser la campagne.

Le message politique clair de porté par ces initiatives non violentes a été rejeté par Israël, et le soulèvement non armé n’a eu que peu d’impact sur les occupants et l’occupation. Pour de nombreux Palestinien.nes, l’étape logique suivante était évidente : il fallait infliger davantage de souffrance à l’occupant jusqu’à ce qu’il comprenne. Telle a été la conclusion en 2000, lorsque l’armée israélienne a tué des manifestants non armés et imposé de sévères restrictions de mouvement à l’ensemble de la population au début de la deuxième Intifada. Les organisations palestiniennes armées, dirigées par le Hamas, ont repris leurs tactiques des années 1990 pour s’opposer aux négociations avec Israéliens : attentats suicides dans des bus, sur des marchés et dans des restaurants, qui ont tué de nombreux citoyen.nes israélien.nes. Au fil du temps, le Hamas a développé et perfectionné sa capacité à tirer des roquettes sur Israël, tout en envoyant des messages politiques et religieux contradictoires sur l’avenir du pays et des deux peuples qui y vivent.

Les attentats suicides des années 1990 et 2000 et la guerre des roquettes ont-ils réussi à stopper l’expansion des colonies israéliennes et la volonté d’Israël de parquer les Palestinien.nes dans des enclaves tout en leur volant davantage de terres, de ressources et d’espace ? Non, c’est tout le contraire. Elles ont réussi comme moyen terrifiant de vengeance, c’est vrai, mais elles n’ont pas réussi à stopper le processus de colonisation. Pourtant, l’aura de la résistance armée ne fait que briller davantage pour de nombreux Palestinien.nes et leurs partisans dans le monde.

C’est la troisième raison du sentiment de défaite qui me ronge, en tant que féministe socialiste : la pratique profondément masculiniste qui consiste à développer et à produire des armes, à les commercialiser, à engranger des profits et à les faire circuler est considérée comme un axiome et un point de départ indiscutable - que ce soit en tant que mesure de la puissance nationale, de la souveraineté et du explicite à la violence légitimée ou en tant que moyen suprême et révéré de résistance à l’oppression. Mais contrairement à ce qu’il en était au 16e ou au 19e siècle , les armes d’aujourd’hui et l’escalade dans la concurrence ont la capacité de conduire à la destruction du monde et de l’humanité dans son ensemble.

La bande de Gaza que nous connaissions a été détruite et sa communauté a été démantelée par la machine de guerre israélienne. Israël a tué et blessé un nombre incalculable de civils. Nous n’avons pas encore commencé à prendre la mesure du traumatisme. Les diplômé.es, les riches, ceux qui ont des relations à l’étranger et de l’ingéniosité quittent Gaza et continueront à le faire. La reconstruction prendra des décennies. Verrons-nous un jour un bouleversement politique et social radical qui amènerait à reconsidérer cette effroyable destruction et la stratégie de résistance armée du Hamas comme « valables » ? Il est trop tôt pour le dire.

Amira Hass

P.-S. • Traduit de l’hébreu en anglais par Riva Hocherman. Traduction de l’anglais pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l’aide de DeepLpro.

Source : Hammer and hope. NO. 3. PRINTEMPS 2024 : https://hammerandhope.org/article/a...

• Amira Hass est la correspondante de Haaretz pour les territoires occupés. Née à Jérusalem en 1956, Amira Hass a rejoint Haaretz en 1989 et occupe son poste actuel depuis 1993. Elle a vécu trois ans à Gaza, qui a été à l’origine de son livre Drinking the Sea at Gaza (Boire la mer à Gaza), largement salué par la critique. Elle vit à Ramallah, en Cisjordanie, depuis 1997. Elle est également l’auteur de deux autres livres, qui sont tous deux des compilations de ses articles.


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