L’amour, invariant universel ?

dimanche 24 mars 2024.
 

Auteur avec son complice Rageau du premier « Atlas stratégique » dans les années 1980, Gérard Chaliand qui a passé sa vie à décortiquer le monde des guerres est un touche-à-tout : théâtre, poésie, romans… À l’aube de ses 90 ans, son « Anthologie universelle de l’amour » donne une autre facette sensible du personnage. (Gilles Fumey)

« J’ai élaboré cet ouvrage consacré à l’amour à travers l’espace et le temps, parce que les voyages très prolongés que j’ai menés à travers les conflits politiques et militaires m’ont familiarisé avec des sociétés autres qu’occidentales, dont j’ai étudié, par ailleurs, les cultures », prévient-il. Les puissants aux commandes des armées, Chaliand les connait bien. Mais le commun des mortels devant le combat, l’amour, la mort ? Un géostratège comme lui peut-il donner à voir les règles sociales des relations amoureuses ?

Pas de science sociale globale de l’amour

Universel, a-géographique, l’amour – ou si l’on veut, la passion amoureuse – n’en est pas moins bordé de constants interdits sociaux et psychologiques qui entravent son épanouissement. On pourrait cartographier les féminicides, faire l’inventaire des disparitions, des dépressions, des désastres conjugaux que cela n’est pas l’amour, mais la mort. Pourrait-on regrouper les pays où tout est permis dans l’amour et et les pays qui prohibent tout ce qui se voit ? Chaliand préfère proposer une anthologie. Il traduit pour nous de fabuleux textes sur l’émerveillement des êtres humains qui se rencontrent, se désirent, se découvrent et rêvent de l’amour toujours. « On est transporté, projeté hors de soi-même et jamais aussi heureux d’être soi pour s’offrir à quelqu’un qui, de son côté, se donne à vous sans réserve. » Partout dans le monde ? À toutes les époques ?

Non, mais lorsqu’il cite le Kirghize Tchinghiz Aïtmatov dont Aragon disait qu’il écrivait « la plus belle histoire d’amour du monde », on tient là un universalisme. Mais beaucoup de textes parlent d’amour entravé, impossible, d’amour fugace et tragique. De regrets et de nostalgie. De rêves et de séductions. La géographie ? Elle apparaît dans les lois qui codifient les comportements sociaux.

L’éveil de l’amour ouvre l’anthologie, avec la confession de Kim Lefèvre, une jeune fille née de l’union illicite d’un militaire français qu’elle n’a pas connu et d’une mère tonkinoise. La citation est extraite de Métisse blanche, un livre sur les premiers signes du désir. Bouleversant. Dans cette série sur l’éveil, Chaliand reprend Tourgueniev, cite les poètes Maurice Scève et deux Iraniens. Il explore aussi d’autres « continents » de l’amour comme le coup de foudre, « l’amour tel qu’on le rêve entre les moulins d’Espagne » (Cervantès, forcément), l’amour imaginé (Éluard). Ses citations sur le désir (D.H. Lawrence), « la folie destructrice » (Médée, traduit par Chaliand lui-même), l’amour partagé avec des textes du Kurdistan, avec le Cantique des cantiques, voire des vers de Louise Labé, on passe des continents ouverts à ceux qui sont interdits : Gilgamesh et Enkidu, Sappho, Shakespeare, Racine... Les unions « imposées » au Kurdistan, Mali, Cameroun, Éthiopie tracent une limite avec le monde occidental où ces pratiques sont rares. Alors que l’amour jaloux du Ramayana indien fait écho à celui d’Othello, franchissant là toutes les barrières géoculturelles.

« Pervers », « frustré », « fraternel », « paternel », « tragique », l’amour se décline à l’infini chez Tanizaki, Homère, Sophocle, Tchekhov, Tolstoï. Chaliand sort de sa bibliothèque Boitelle de Maupassant pour évoquer le racisme, et pour rappeler le combat des femmes pour la liberté avec Carmen de Mérimée et le Préambule à la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne d’Olympes de Gouges. Sans oublier l’amour « onirique » chez Jorge Amado, Dona Flor et ses deux maris. Vous voulez l’amour « mystique » ? Prenez Thérèse d’Avila, Soumnoun poète abbasside.

Mais cette saison qui voit les Manouchian entrer au Panthéon, rien ne dépasse cette dernière lettre de Missak à Mélinée, qui brûle toutes les frontières spatio-temporelles[1]. En cela, Gérard Chaliand est un stratège de l’intime qui nous épate.


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