Olivier Besancenot : « Le danger fasciste est réel » (extraits)

jeudi 25 janvier 2024.
 

Lucide sur l’avancée de l’extrême droite, l’ancien candidat d’extrême gauche à la présidentielle appelle à refuser la « dictature du fait accompli » : à condition d’éviter le sectarisme, le camp de l’émancipation peut se ressaisir.

L’ancien candidat à la présidentielle de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) en 2002 et 2007 qui a récemment proposé à La France insoumise (LFI) de faire liste commune aux élections européennes de 2024, porte un regard inquiet sur la situation en France et dans le monde.

Sans céder aux « fatalistes de l’Histoire » qui veulent imposer le récit d’une victoire inexorable de Marine Le Pen en 2027, il alerte sur ce « danger réel » et invite toutes les forces de gauche à reprendre le flambeau de l’antifascisme « au-delà de la seule question électorale ».

Les nombreux coups portés par le camp présidentiel sur la question sociale, dans une ambiance internationale sombre, pourraient susciter davantage d’abattement que de révolte. Comment percevez-vous le climat du pays ?

Un récit nous est imposé sur le thème de l’inexorable ascension du RN au sommet de l’État. Je suis plutôt du côté du révolutionnaire Auguste Blanqui, qui pourfendait les fatalistes de l’Histoire. La responsabilité première à gauche, quelle que soit sa sensibilité, est de refuser cette dictature du fait accompli et de faire en sorte que ce récit soit démenti par les faits. Je suis conscient de l’évolution du rapport de force, et je sais qu’on ne l’inversera ni par des postures ni par de la gonflette, mais l’Histoire n’est pas une construction linéaire, elle est faite de bifurcations.

Il faut rassembler les forces sur des batailles essentielles, dont la lutte contre l’extrême droite et ses idées. S’il existe un drapeau qui permet de rassembler toute la gauche sociale et politique anticapitaliste, c’est le drapeau commun de l’antifascisme. Un tournant mondial nauséabond s’opère, auquel il faut opposer un large front d’actions et de résistance à l’air du temps.

À quoi attribuer ce tournant qu’on constate en Europe, mais aussi en Amérique latine avec Javier Milei en Argentine, ou en Israël avec Nétanyahou ?

Ce qui se passe en Israël, ce qui se passe en Europe et ce qui se passe en Amérique latine, au-delà des singularités propres à chaque situation, témoigne de la fin d’un cycle. Celui de la mondialisation libérale telle que nous l’avons connue depuis quarante ans, et cela renvoie aux contradictions profondes et inhérentes au système capitaliste.

Comme toujours, une fin de cycle n’est pas synonyme de retour à la situation antérieure : c’est une situation nouvelle qui s’ouvre, marquée par des intérêts nationaux aiguisés, des compétitions interimpérialistes et des guerres locales de très haute intensité qui mettent en péril le reste du monde à chaque instant. C’est comme si le monde avait perdu le contrôle de sa propre marche, comme un train fou qui roulerait à vive allure vers un précipice. La catastrophe écologique et climatique ou même la récente crise liée au narcotrafic en Équateur vont dans ce sens.

Politiquement, cela produit des courants d’extrême droite, néofascistes ou fascistes – l’heure n’est plus aux colloques sur leur dénomination. Marx comparait la révolution à un train qui tire l’humanité vers l’avant. Walter Benjamin, lui, tout en faisant sienne la rhétorique marxienne, comparait la nécessité révolutionnaire au signal d’alarme de ce train que l’humanité devait tirer au plus vite et en conscience, avant qu’il ne s’écrase. La tâche du mouvement d’émancipation tient aujourd’hui précisément à cela : tirer ce signal d’arrêt d’urgence !

L’extrême droite a fortement progressé tant électoralement que sur le plan culturel depuis 2002, où l’extrême gauche représentait un débouché politique important – avec Arlette Laguiller de Lutte ouvrière, vos deux candidatures cumulaient 10 % des suffrages exprimés à la présidentielle. Comment expliquer cette extrême droitisation, et le fait que la gauche de rupture soit moins identifiée comme un débouché politique aujourd’hui ?

D’abord, il y a eu des défaites sociales sur le terrain de la lutte de classes, dont très récemment celle sur la bataille des retraites. Dans ces circonstances, l’idée que la solidarité paye est plus compliquée à démontrer. Les discours émancipateurs ne sont jamais aussi forts que lorsqu’ils sont portés par des périodes de victoires par l’action. Or, compte tenu de la crise globale que nous traversons, les luttes ne sont pas derrière nous. Tout reste ouvert.

Mais il y a aussi des tendances de fond, notamment une aspiration à l’ordre que les discours simplistes remplissent facilement de haine. Hannah Arendt l’a analysé à maintes reprises : il existe une base sociale au mouvement totalitaire, qui ne s’explique pas seulement par le haut et le jeu des classes dominantes. Elle évoque un terreau : un phénomène de « désolation », sorte de stade suprême de l’individualisation et de la fragmentation des relations sociales. Face à cela, tout projet émancipateur doit partir de cette terrible réalité pour espérer être en phase.

Dans ce contexte, nous sommes obligés de tirer les bilans de notre propre histoire, même si celle-ci ne se répète jamais à l’identique. Nous ne vivons pas une redite des années 30, car ce n’est pas tant le « péril rouge » qui inquiète la classe dominante que le désordre globalisé qui menace ses affaires à terme. Mais le danger fasciste est réel du point du vue du racisme anti-immigrés et des attaques antidémocratiques. Les erreurs tragiques du mouvement ouvrier propres aux années 30, elles, menacent de se reproduire à l’identique : le sectarisme, la fragmentation, l’aveuglement.

C’est cette analyse qui a conduit le NPA à proposer une campagne commune avec LFI aux européennes de 2024 ?

Je ne suis plus à la direction du NPA, mais j’accompagne cette démarche qui consiste en effet à interpeller les forces de la gauche de rupture. Cela étant, au-delà de la seule question électorale, il y a une nécessité de dépassement et de rassemblement des forces sociales et politiques anticapitalistes, tout en plaçant au centre le front unique contre la droite et l’extrême droite. Une unité sur une démarche d’actions concrètes qui puisse alimenter le retour nécessaire des questions stratégiques pour incarner une alternative de masse – ce que nous n’avons pas réussi jusqu’ici.

L’extrême droite mène à sa façon une bataille pour l’hégémonie culturelle de manière décomplexée depuis trente ans ! À nous de mener la nôtre. Pour l’heure, nous traversons un énorme trou d’air idéologique où les gauches en France semblent perdre leurs boussoles, au point de devenir parfois méconnaissables...

Le pire des risques pour la gauche aujourd’hui, c’est le sectarisme ?

Il ne faut céder ni au sectarisme ni à l’opportunisme. Affirmer sa solidarité avec le peuple palestinien est un minimum, quelle que soit notre obédience, et quelles que soient les pressions exercées par le courant dominant. Nous avons, par exemple, des désaccords politiques connus avec LFI, mais la diabolisation et la cornérisation dont cette organisation fait l’objet devraient tous nous alerter.

De même, lorsque le NPA a été convoqué par la police judiciaire et entendu dans le cadre d’une enquête préliminaire pour « apologie du terrorisme », les soutiens ont été discrets. La gauche peut s’en laver les mains, ou se les frotter, sur le thème « ils l’ont bien cherché », mais si par malheur le cours politique dominant réussissait à nous mettre au ban, c’est tout le mouvement ouvrier et syndical qui pourrait être emporté par la suite. Et même une partie de la macronie – souvenez-vous de cette scène où le député RN Laurent Jacobelli traite de « racaille » le député de la majorité Belkhir Belhaddad…

Loin des écuries présidentielles, il existe pourtant un renouvellement dans les combats de l’heure, marqués par une nouvelle génération qui s’est exprimée dans les luttes ouvrières, dans le syndicalisme, sur le terrain de l’écologie avec les Soulèvements de la Terre, dans les luttes LGBT… Les potentialités et les ressources existent. Mais en se privant sciemment d’horizons et d’espérances politiques, au nom des petits calculs électoralistes de la Ve République, la gauche continuera à creuser sa propre tombe avec enthousiasme.

J’espère que la bataille sur la loi immigration nous servira d’électrochoc. Et que le danger fasciste nous poussera à nouveau à nous serrer les coudes. Être révolutionnaire, répétait Alain Krivine, c’est aussi résister au fait de devenir cynique ou blasé. Nous sommes nombreuses et nombreux à avoir un rôle à jouer pour qu’un courant anticapitaliste unitaire, large, fasse entendre sa voix.

Mathieu Dejean


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