Les salaires, grands perdants de l’évolution économique

samedi 21 octobre 2023.
 

Alors que s’ouvre ce lundi une conférence sociale sans espoir, une étude indique que la dynamique des salaires réels est clairement à la baisse, depuis 1978 et encore plus depuis 2017.

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L’inflation a fait réémerger avec éclat dans le débat public la question des salaires, dont la valeur réelle, comparée à la hausse des prix, a beaucoup baissé depuis la fin de la crise sanitaire. Au point que le ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, à maintes reprises, en a « appelé » aux entreprises et leur a « demandé » de « relever les salaires ». Et que, pour faire bonne figure, cette question devrait être au cœur de la « conférence sociale » qui s’ouvre ce 16 octobre – et dont personne n’attend grand-chose de concret.

L’empressement du gouvernement à faire croire qu’il se soucie des salaires en dit surtout long sur son embarras : il est le reflet de l’échec de la politique économique déployée en France depuis des décennies, centrée sur la modération salariale et sur la « baisse du coût du travail », ainsi que sur la promotion des réformes qui attaquent le marché du travail, l’assurance-chômage ou l’âge de départ à la retraite.

Entre le discours et les actes, il y a quatre décennies d’échecs. Ennuyeux, pour des politiques qui ont pourtant été accélérées depuis 2017. C’est ce constat implacable que vient de dresser une intéressante étude de l’Ires, un think-tank au service des syndicats. Conduite par le chercheur Pierre Concialdi et publiée le 11 octobre, elle porte sur la dynamique et l’évolution des salaires réels en France depuis 1950. Et montre un affaiblissement continu de la dynamique salariale et du coût du travail depuis 1978 avec une accélération de cette tendance à partir de 2017.

Son originalité et son intérêt consiste à prendre en compte les modifications de la structure de l’emploi en France pour tracer la dynamique sous-jacente des salaires. C’est un élément extrêmement important, car, depuis les années 1980, on assiste à une nette montée en compétence des emplois proposés dans l’économie française. Ces emplois sont logiquement mieux payés et se traduisent donc statistiquement par une augmentation des salaires moyens.

L’étude de l’Ires estime que ce phénomène, que l’on appelle « l’effet de structure », a contribué « pour plus de 45 % à la progression du salaire moyen ». Depuis le milieu des années 1980, cet effet apporte environ 0,5 % par an au salaire moyen.

Mais ces chiffres ne décrivent qu’une partie de la réalité. Pour la plupart des salariés, une fois entrés sur le marché du travail ou une fois la montée en compétence réalisée, les perspectives de hausse de salaire sont très réduites. Pour les entreprises, la question des rémunérations est aussi moins en rapport avec ces effets de structure, car leurs activités sont souvent liées à des compétences fixes.

En regardant l’évolution des salaires réels en dehors des effets de structure, on dispose donc d’une meilleure compréhension de l’évolution sous-jacente des salaires, celle qui concerne les individus et les entreprises. L’étude est donc précieuse pour révéler la dynamique interne des salaires, et aussi le ressenti des salariés.

Elle l’est d’autant plus que, à partir de 1996, elle s’appuie sur l’indice des prix harmonisé, plus précis pour rendre compte de l’inflation ressentie parce qu’il prend en compte, notamment, l’évolution des reste à charge dans la santé, plutôt que la simple évolution du prix des produits.

Les salaires en position de faiblesse depuis près de 50 ans

Que montre cette étude ? Entre 1950 et 1978, la dynamique des rémunérations totales réelles (comprenant le salaire brut et les cotisations patronales, ce qui permet d’avoir une idée du coût total du travail), comme des salaires nets réels, est forte. En équivalent temps plein, la hausse est de 4,3 % pour les premières et de 3,5 % pour les seconds en moyenne annuelle.

Mais à partir de 1978, la tendance change brusquement. La croissance des rémunérations recule fortement : + 0,4 % par an en moyenne entre 1978 et 1993, et + 0,1 % entre 1993 et 2017. Les salaires nets réels, eux, accusent une baisse réelle moyenne de - 0,1 % par an sur l’ensemble de la période.

Le choc est donc profond. Il signifie que la seule voie d’augmentation de salaire est la montée en compétence. Mais même cette dernière ne change pas vraiment le constat. À structures de travail variables, la croissance des salaires réels oscille entre 1978 et 2017 entre 0,2 % et 0,6 % par an, contre 4,1 % avant 1978.

Ces chiffres racontent donc une autre histoire que le récit néolibéral… qui domine depuis des années les cercles des économistes orthodoxes et des dirigeants politiques qu’ils conseillent. Selon ce récit, les salariés français prendraient une part trop importante dans le « partage de la valeur ». La force relative des salaires français ferait peser un poids trop lourd sur la rentabilité des entreprises françaises, leur compétitivité et leur capacité d’investissement.

Ainsi, tous les maux du pays viendraient de l’« avidité » des salariés français, soit indirectement par la Sécurité sociale et le salaire socialisé qu’elle organise, soit directement par des salaires nets trop forts.

Les deux phases des réformes néolibérales en France correspondent aux offensives contre ces deux parties du salaire : à partir de 1993, les cotisations sont réduites, impliquant un détricotage de la sécurité sociale ; à partir de 2017, les réformes du marché du travail visent à réduire le salaire net réel.

Dans les livres de théorie économique orthodoxes (souvent rédigés par des conseillers du gouvernement actuel, comme Olivier Blanchard, par exemple), la libéralisation du marché du travail aurait dû permettre de modérer les salaires pour augmenter les profits. Ces profits auraient alors été réinvestis et auraient augmenté la productivité, permettant d’augmenter « sainement » les salaires. Un conte conforme à l’adage selon lequel « il faut produire de la richesse avant de la partager ».

Mais ce beau récit ne tient la route ni sur le plan théorique ni sur le plan empirique. Les réformes qui visent à abaisser le coût du travail n’ont pas fini par favoriser la croissance des salaires. Sur le plan théorique, c’est une impasse, puisque la « richesse » produite ne l’est que par le travail humain, lequel ne participe pas au partage de la richesse, mais à sa production.

Au reste, l’idée que seule la question de l’offre, donc du coût de production, déciderait de l’investissement, est très largement contestable : une décision d’investissement est le fruit de perspectives de débouchés, donc de la demande, et c’est pour cette raison que la majorité des investissements sont financés par de la dette. En faisant pression sur la demande, on obère les besoins d’investissement.

Les données empiriques, comme celles de l’Ires, tendent à confirmer cette impasse théorique. « Quel que soit l’indicateur de salaire retenu, on observe à partir de 1978 un affaiblissement considérable du rythme de variation des salaires », résume l’étude.

Par ailleurs, ajoute l’auteur, on constate « un décrochage durable entre la dynamique des salaires et celle de l’économie dans son ensemble ». Entre 1985 et 2007, par exemple, le revenu national par habitant a progressé de 1,9 % alors que les salaires moyens nets réels ont augmenté de 0,6 % sans prendre en compte les effets de structure et de 0,1 % à structure variable. Cette différence traduit une répartition croissante de la « richesse créée » au détriment des salaires.

La dynamique salariale est des plus faibles depuis le début de l’ère néolibérale. Et les réformes, loin de la redresser, l’ont encore affaiblie.

Ce mouvement semble s’accélérer à partir de 2017, alors que la croissance économique décroche à nouveau et que les salaires réels plongent, qu’on les calcule à structure variable (- 0,4 %) ou à structure constante (- 0,9 %). Ce nouveau décrochage brutal s’inscrit évidemment dans le contexte de la crise sanitaire de 2020-2021, mais il ne peut être résumé à cette dernière.

Les chiffres trimestriels des années 2017-2023 excluant les années 2020 et 2021 permettent ainsi de parvenir à la même constatation : ils confirment « sans ambiguïté la rupture inédite depuis 2017 dans la dynamique des salaires ».

En cumulé, la rémunération réelle totale entre le deuxième trimestre 2017 et le deuxième trimestre 2023 a reculé de 10 % en équivalent temps plein, et le salaire brut réel a reculé de 7,1 %. L’auteur de l’étude se veut certes prudent et affirme qu’il est « encore trop tôt pour dire si cette bifurcation […] est le signe d’un changement structurel ». Mais, prévient-il, « le caractère persistant et remarquablement régulier de la baisse du pouvoir d’achat observée depuis 2017 tend à accréditer cette hypothèse ».

La conclusion est donc sévère pour le récit dominant : la dynamique salariale est, depuis le début de l’ère néolibérale, des plus faibles, et les réformes, loin de la redresser, l’ont affaiblie encore. Au point que désormais les salaires réels affichent une baisse persistante. Cette réalité, très largement niée par les responsables politiques et économiques, expliquent une grande partie des tensions sociales et politiques actuelles, ainsi que la grande désaffection dont souffre le travail.

Les causes de la baisse structurelle des salaires réels Quelles en sont les causes ? L’Ires n’évoque pas cette question, mais il est possible d’identifier deux hypothèses complémentaires. D’abord, c’est la tendance lourde à l’individualisation des relations de travail. Cette tendance conduit le salarié à négocier seul son salaire et son évolution.

La lourde tendance à la désyndicalisation, mais aussi la stratégie des syndicats à épouser en interne le chantage à l’emploi des dirigeants et, enfin, les évolutions de la législation qui ont tendance à affaiblir la sécurité du contrat de travail sont autant d’éléments qui favorisent cette individualisation et bloquent tout rapport de force favorable aux salariés. C’est d’ailleurs sans doute pour cette raison que la situation des salaires réels décroche à partir de 2017, donc de l’offensive contre le droit du travail.

La seconde cause est l’affaiblissement continu des gains de productivité. Sans gains de productivité, les entreprises assurent leur rentabilité par une pression de plus en plus forte sur les salaires et la redistribution. Une étude récente de l’institut Rexecode, plutôt proche du patronat, fait explicitement le lien entre baisse de la productivité depuis 2019 et baisse des salaires réels pendant la période d’inflation.

Qu’est-ce que la productivité du travail ?

La productivité du travail est le rapport entre la « richesse créée » et la quantité de travail nécessaire à cette création. Lorsque la productivité augmente de plus en plus, une heure de travail produit de plus en plus de valeur, et donc de profits. C’est un des éléments principaux du processus d’accumulation capitaliste en complément ou en remplacement de la pression directe sur les travailleurs.

Un des moyens classiques d’augmenter la productivité est bien entendu le machinisme et le changement technologique. Mais dans la vision classique de l’économie, ces gains de productivité en sont aussi la source. Lorsque l’économie réalise des gains de productivité importants, une partie de ces gains sont réinvestis et doivent, en théorie, permettre de maintenir la croissance de la productivité.

Concernant les salaires, les gains de productivité représentent en théorie la marge de manœuvre de l’augmentation salariale des entreprises. Lorsque les salaires augmentent plus vite que les gains de productivité, la rentabilité décroît ; dans le cas contraire, elle progresse.

Depuis la fin des années 1960, les gains de productivité se réduisent fortement dans les économies occidentales. Ils atteignaient 6 à 7 % en France à cette époque et se sont réduits à environ 1 à 2 % dans les années 2000. Entre 2019 et 2023, la productivité a baissé en France de 4,9 % selon Rexecode.

Mais ses explications sur les sources de cette baisse ne sont pas convaincantes. L’étude considère que la baisse de la productivité est due à un effet sectoriel : les secteurs les moins productifs auraient embauché davantage. Ce constat est un peu tautologique : la productivité baisse parce que les secteurs les moins productifs progressent. Mais pourquoi l’économie dans son ensemble n’est-elle plus capable de dégager des gains de productivité ? L’économie dominante n’a pas de réponse convaincante à cette question.

En réalité, l’affaiblissement des gains de productivité est une tendance de long terme du capitalisme mondial qui n’a pas été freinée, mais plutôt accélérée par les changements technologiques et par la baisse du coût du travail. Tout se passe comme si le capitalisme mature avait perdu un de ses moteurs, les gains de productivité. La baisse du coût du travail n’est, comme la financiarisation, qu’une tentative de compensation qui a eu un effet contraire au final.

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Le récit néolibéral est donc là pour tenter de justifier par une hypothétique, mais improbable, reprise des gains de productivité de nouveaux affaiblissements des salaires réels. C’est d’ailleurs la conclusion de Rexecode qui demande une « baisse du coût du travail » dans sa note, ressortant cette même histoire.

Dans ces conditions, les salariés sont bien le maillon faible du capitalisme contemporain parce qu’ils en sont la principale variable d’ajustement. L’étude de l’Ires appuie cette réalité en montrant que la dynamique réelle des salaires est fortement et structurellement négative.

Certains éléments peuvent rendre temporairement cette tendance plus ou moins supportable, comme la montée en compétence, l’endettement privé ou les soutiens monétaires divers de l’État, mais leur effet est nécessairement limité dans le temps. La crise sociale et politique actuelle est d’abord la crise d’un système économique à bout de souffle qui n’a d’autre recours que la pression sur les salariés. Poser la question salariale, c’est donc inévitablement poser la question du mode de production. Autant dire qu’il n’en sera pas question durant la « conférence sociale » de ce 16 octobre…

Romaric Godin


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