Les limites d’une rénovation urbaine

vendredi 4 août 2023.
 

par Catherine Tricot

À l’automne 2015, Regards consacrait le dossier « BANLIEUES : CE QUE LES RÉVOLTES ONT CHANGÉ » à sa revue, 10 ans après les « émeutes ». En 2023, après le meurtre du jeune Nahel, la France semble rejouer inlassablement la même tragédie. Voilà pourquoi nous désarchivons, cet été, tous les articles de ce dossier toujours brûlant d’actualité.

Dix ans après la révolte des banlieues, que s’est-il passé ? Alors que des milliards ont été mobilisés dans la transformation des cités, le sentiment d’abandon et de discrimination n’a jamais été aussi fort. Autre paradoxe : alors que le FN donne le ton, les jeunes issus de l’immigration finissent par s’imposer dans l’espace public et politique. Une chose est sûre : ces révoltes ont produit leurs effets.

En ce mois de novembre 2005, deux gosses, Zyed et Bouna, poursuivis par des policiers se réfugient dans un poste transfo et sont électrocutés. Leur mort, cette injustice de plus, va déclencher plusieurs jours d’émeutes dans de nombreuses cités populaires de France. Des voitures, des équipements publics sont brûlés. Les policiers sont attaqués. Pour la première fois depuis la guerre d’Algérie, l’État déclare un couvre-feu et mate les rebelles. La gauche ne va rien dire, ou si peu. Une manifestation est organisée : elle sera bien maigrelette. Arlette Laguiller, Clémentine Autain sont là. Aucun autre responsable politique n’est venu. Dans la foulée, les tribunaux jugent en comparution immédiate des jeunes, la plupart inconnus des services de police, bien souvent apprentis et salariés. Des peines de prison fermes sont prononcées. Mais les pouvoirs publics ne s’en tiendront pas à la seule répression des émeutiers. La politique urbaine qui sommeillait va devenir la réponse essentielle à la révolte des banlieues.

UNE TRANSFORMATION VISIBLE

En une décennie, les mots “banlieue” et “territoire” ont envahi le débat public. Une réalité éclate au grand jour : la France n’est pas une et indivisible, elle est constituée de territoires extrêmement inégaux, des centres, des quartiers, des cités, des zones périurbaines. En Seine-Saint-Denis, si emblématique de la banlieue, les parents et les enseignants parviennent à faire entendre une réalité : ce département est moins bien doté que les autres. Ils ont fait le calcul, un enfant du 93 perd une année de cours du fait d’absences de profs entre le CP et le bac. Les inégalités sont fortement territoriales. Les chercheurs en sciences sociales précisent : l’idée que chacun se fait du monde dépend de sa classe, de son âge, de ses convictions religieuses éventuelles… et de son lieu de vie. Les politiques l’ont compris et ils adaptent leurs discours à ces réalités contrastées. Marine Le Pen laboure le terrain des laissés pour compte.

Le changement n’est pas que dans la prise de conscience d’une question “banlieue”. Un plan de rénovation urbaine est conduit par l’État. 40 milliards. C’est la plus grande mobilisation de moyens pour les banlieues jamais vue. Son principe n’est toutefois pas né dans la chaleur de l’hiver 2005. L’ANRU, Agence pour la rénovation urbaine, est la réponse chiraquienne au coup de tonnerre de 2002 et à la poussée lepéniste. Elle est d’abord de modeste envergure. Mais après 2005, ce sera l’arme massive des pouvoirs publics. L’habitat individuel, les petits immeubles et la mixité sociale doivent sauver notre société malade de ses grands ensembles. Jean-Louis Borloo, ministre de la Ville, est chargé de leur destruction.

Au total, en dehors des guerres, il n’aura jamais été détruit plus de bâtiments.

Tous les moyens de l’État convergent alors vers ces opérations labélisées. Pour les villes, c’est l’ANRU ou rien. Les communes parviendront plus ou moins à s’écarter de la stricte application des préceptes qui décident de l’attribution des crédits. Elles négocieront le nombre de démolitions, de reconstructions et la part de logements sociaux. Mais au total, en dehors des guerres, il n’aura jamais été détruit autant de bâtiments. Les cités sont remplacées par de petits immeubles cernés de grilles avec digicodes. Les grandes pelouses et les halls traversants et ouverts disparaissent. C’est la “résidentialisation”.

UNE NORMALISATION DE LA BANLIEUE Les premières démolitions furent l’objet de mises en scène spectaculaires. Parfois, sur la musique de Jean-Michel Jarre, la population est invitée à assister à l’implosion d’une barre ou d’une tour. Il s’agit d’ancrer dans la conscience de tous une haine de ce que furent les grands ensembles, ces constructions d’après-guerre. D’en terminer à grand bruit avec une période unique, celle de la politique du logement pour tous. Le traumatisme vécu par les habitants spectateurs, leur effroi, leurs larmes, ont eu raison de ces sons et lumières. Mais le processus a continué : grignoteuses et pelleteuses se sont substituées à la dynamite.

« Il y a une très forte inégalité de traitement entre les territoires. Cette violence se banalise, s’accroît. Les gens se sentent délaissés, niés dans ce qu’ils sont. »

Adjera Lakehal-Brafman, Association des femmes du Franc-Mo Pour rendre acceptable ces destructions, l’État finance le manque à gagner des bailleurs sociaux et achète l’accord des habitants : en cas de démolition, leur relogement est assuré à loyer constant. Pour les anciens occupants, pas pour les suivants ! C’est une bombe à retardement. L’ANRU se traduit au fil des destructions et des départs des “ayants droit” par la perte massive de logements bon marché. Il provoque une baisse du nombre total de logements sociaux, alimentant la rareté et la hausse des loyers.

Cette normalisation volontariste de la banlieue et de son espace s’est produite au moment même où les villes deviennent des acteurs majeurs de la mondialisation. La métropolisation est une forme contemporaine de la compétition internationale. Paris, Lille, Lyon veulent grossir pour gagner en poids économique, démographique, politique. Les banlieues doivent y être intégrées. La métropolisation passe par l’absorption des banlieues, le dépassement des frontières du périphérique, la continuité de l’espace public. Certes, on reste toujours très loin de cette utopie bourgeoise d’une ville pacifiée, homogène, mais les transformations institutionnelles, l’ANRU et le développement considérable des transports en commun travaillent à cette intégration. Les tramways, qui desservent autant qu’ils redessinent l’espace public, en sont une autre expression. L’espace public est devenu un enjeu. Les habitants veulent des places, des rues entretenues et des jardins. Ils se mobilisent pour cela. Les promoteurs aussi. Les élus locaux embrayent. En dix ans, la transformation urbaine est devenue un immense enjeu économique et politique.

LE PÉRIURBAIN, L’AUTRE RELÉGATION Ces grands investissements dans les lieux de la révolte sont-ils venus à bout de la ségrégation des cités ? Le constat est unanime : les milliards mobilisés n’ont pas remis en cause les situations d’injustice et de discrimination. « La rénovation urbaine a permis aux gens de vivre plus décemment, juge Mohamed Mechmache, fondateur et porte-parole d’AClefeu. Elle a changé le paysage urbain. Mais elle n’a pas résolu les problèmes de fond. On a beaucoup parlé de mixité sociale, mais celle-ci est impossible si les infrastructures de base sont délaissées, dans la santé, l’école, la culture, l’emploi. » La technocratisation de la politique de la ville se traduit par la focalisation sur la seule transformation du cadre de vie, au détriment de l’action sur le social. Et de fait, par exemple, les associations ont vu fondre leurs subventions. Elles qui assuraient l’aide aux devoirs, le soutien parental, la vie commune, n’ont souvent plus les moyens de continuer.

La rénovation urbaine, le désenclavement ne sont pas généralisés. « Certaines villes comme Clichy-sous-Bois, Montfermeil restent bien coupées. Les banlieues de la première ceinture ont connu une modernisation sensible, et on vit sans doute mieux aujourd’hui dans une cité de la Courneuve que dans de nombreuses villes éloignées des grands centres urbains. Mais la pauvreté s’est aussi enkystée dans bien des quartiers. Une ville comme Saint-Denis vit ces deux réalités en même temps, ce qui provoque de très fortes tensions internes, palpables au centre-ville », observe la sociologue Marie-Hélène Bacqué. Adjera Lakehal-Brafman, directrice et pilier depuis trois décennies de l’Association des femmes du Franc-Moisin, à Saint-Denis, tire, elle, un autre bilan : « Les conditions sont encore plus difficiles qu’il y a dix ans. À Saint-Denis, le fossé entre centre-ville et cité est réduit, mais à une échelle plus globale, par exemple avec Paris, il s’est accru. Il y a une très forte inégalité de traitement entre les territoires. Cette violence se banalise, s’accroît. Les gens se sentent délaissés, niés dans ce qu’ils sont. Cela crée de l’agressivité. ».

Il y aurait donc deux banlieues, l’une acceptée et intégrée, l’autre reléguée et oubliée ? Pas si simple. L’éloignement toujours plus accentué de catégories populaires, qui aspirent souvent à devenir propriétaires d’une maison avec jardin, a fait émerger un nouvel espace : le périurbain. Dans le discours politique, c’est lui qui devient l’archétype de la relégation. On l’oppose aux banlieues des cités. La compétition des délaissés de la République est mise en scène : elle devient obsédante à droite, à l’extrême droite. Et même parfois à gauche. Dans cette partition, les cités ont la fonction du bouc émissaire. « La peur d’une sécession cultuelle et culturelle hante le corps social, alimentant en retour des réflexes identitaires », souligne la sociologue. « Les attentats de janvier 2015 l’ont prouvé : on va toujours chercher les coupables au même endroit : dans les banlieues », relève Mohamed Mechmache.

PERSISTANCE DES DISCRIMINATIONS La cité continue de cristalliser les peurs françaises. Ses habitants sont toujours en butte aux regards inquiets. La persistance des discriminations est la face contrastée des grands travaux urbains. « Ces dix dernières années, on a subi une discrimination renforcée, confirme le fondateur d’AClefeu. Sur la question de l’islam, on a vécu un faux débat. On nous parle sans arrêt de vivre-ensemble, mais en même temps on divise les gens avec des discours contraires aux valeurs de la République. On exclut une catégorie de Français ! »

En 2005, la France avait pourtant commencé à se voir métissée, mélangée, colorée. Zinédine Zidane et Yannick Noah sont au sommet de la popularité dans le pays. Mais il faudra attendre le lendemain de la révolte des banlieues pour que la place des “minorités visibles” se retrouve au sommet de la représentation, dans les médias et en politique. Les “minority studies”, les études post-coloniales imposent une lecture de la réalité sociale qui ne peut plus occulter l’histoire et les discriminations. L’affaire devient clairement un enjeu politique. Désormais, il est à peine concevable qu’un parti, un gouvernement ne soit pas mixte. Femmes et minorités visibles côte-à-côte. Femme d’une minorité visible, c’est encore mieux. Sarkozy en a promu à ses côtés et en a fait un symbole. Hollande en fera autant. Rama Yade, Rachida Dati, Fadela Amara pour l’un. Najat Vallaud-Belkacem, Myriam El Khomri, Fleur Pellerin pour l’autre. Elles n’ont pas pour autant la vie facile et sont souvent attaquées, moquées au triple titre de leur genre, de leur âge et de leurs origines. Mais tous ces affichages au sommet de l’État ne remplacent pas une politique active contre les discriminations. Et là, c’est le quasi néant. Passés les discours et les promesses, la gauche au pouvoir ne se montre pas à la hauteur. Oubliés les récépissés en cas de contrôle d’identité, le vote des étrangers, l’abrogation de la circulaire Chatel qui écarte les femmes voilées des sorties d’école.

Si les filles de l’immigration et des cités semblent plus visibles et acceptées, les garçons restent affublés de l’image du bad boy, un peu dealer, un peu violeur. Les groupes de rap contestataires ont payé cash les stéréotypes. Le procès n’est pas neuf. Nacira Guénif-Souilamas et Eric Macé ont publié en 2004 Les féministes et le garçon arabe, dans lequel ils analysent cette construction malveillante de l’image du garçon arabe. La marche “Ni putes ni soumises” surenchérit. La différenciation entre filles et garçons s’accentue. Les femmes semblent aujourd’hui les seules autorisées à parler au nom des quartiers dans l’espace public. On les retrouve au premier rang des mobilisations à Marseille comme à Saint-Ouen, à Saint-Denis ou Montpellier. On ne compte plus les associations de femmes et de mamans engagées contre la drogue, la violence, les discriminations. Les sœurs et les compagnes des émeutiers ont repris le combat après qu’on leur a cloué le bec.

LUTTER ENCORE La poursuite du combat ne fut pas sans embûches et la route reste escarpée. Dès les lendemains de révolte, les jeunes, les parents, les élus locaux se mobilisent. L’espoir grandit d’être, enfin, considérés comme des citoyens à part entière. Un espoir douché par les présidentielles de 2007. La situation des quartiers s’est alors dégradée. Le thème de l’identité nationale s’est imposé, ceux du chômage et de la précarité se sont envolés. « Les institutions ont répondu avec des policiers, au lieu de répondre avec des services publics », résume Amar Henni, membre de l’Observatoire international des banlieues et des périphéries. Avec derrière lui une longue carrière d’éducateur à Grigny, mais aussi un bagage de chercheur, l’homme connaît le terrain comme sa poche. « Aujourd’hui, les gens désertent. Ils fonctionnent à l’écart, n’attendent plus rien des institutions. Il n’y a, de toute manière, plus rien à espérer. Il faut inventer une nouvelle société. Le positif, c’est que l’avenir est ouvert. La crainte, c’est le FN. Le gouvernement lui ouvre une autoroute. »

« Les partis de gauche sont confrontés à la grande question de la représentation des classes populaires. Or ils ne font aucune place à la jeunesse issue de l’immigration. »

Marie-Hélène Bacqué, sociologue Amar Henni semble partagé entre pessimisme et espoir d’un nouveau sursaut collectif : « J’ai le sentiment qu’il y a des gens qui sont prêts à devenir acteurs, pour l’instant à l’échelle individuelle. Je ne sais pas encore quoi, mais il va se passer quelque chose. Ça ne viendra pas des institutions mais des gens, qui ne souhaitent pas le déclenchement d’une guerre. Mais celle-ci reste une possibilité. En fait, elle existe déjà, même si elle est pour l’instant déguisée ; c’est la maltraitance des ouvriers, des pauvres. Sa couleur est économique, sociale, sécuritaire. Là, c’est le calme avant la tempête. On ne sait plus où on en est. Mais ça ne peut pas continuer comme ça. »

NOUVEAUX ACTEURS POLITIQUES À côté de cette colère qui couve, des enfants des quartiers gagnent enfin un accès aux formations supérieures. Science Po en fait sa pub. Même la sphère économique s’ouvre. Malgré la persistance des discriminations, une première génération de jeunes issus de l’immigration accède aux métiers de cadre. Du coup, on les rencontre davantage dans la vie locale. Marie-Hélène Bacqué a fait les comptes : « en 2001, en Seine-Saint-Denis, il y avait 10 % d’élus municipaux issus de l’immigration. En 2014, ils sont 30 % ». Un seuil a été franchi. Pas encore celui de premier magistrat. « Un seul maire est maghrébin, Azzédine Taïbi, le maire communiste de Stains ». Mais on assiste bien à une entrée significative en politique de jeunes issus de l’immigration désormais qualifiés, à la recherche de reconnaissance et d’une place dans la société. Ils sont nombreux à se faire élire lors des dernières élections municipales et ils s’investissent dans leurs mandats. Sans doute seront-ils également présents sur les listes des régionales. Peut-être même sur des listes autonomes.

Ces premiers pas politiques sont chaotiques. L’enchevêtrement du débat sur la banlieue, les discriminations, les conceptions de la République ont installé la défiance avec la politique “vue à la télé”. Le fossé entre la gauche et les quartiers ne se comble pas. Plus grave, le lien entre immigration et gauche a été cassé : il n’y a plus d’automaticité au vote à gauche. La droite, voire l’extrême droite, rencontre désormais un écho notamment parmi les jeunes. Parallèlement, les tentatives pour faire émerger une parole autonome des quartiers sont légion. Elles se fracassent sur le jeu des ego et sur des tensions redoutables entre affirmation identitaire et relation avec les institutions « Les partis de gauche sont confrontés à la grande question de la représentation des classes populaires. Or ils ne font aucune place à la jeunesse issue de l’immigration. C’est une équation impossible. Les classes populaires d’aujourd’hui ne peuvent se reconnaitre dans cette gauche qui fait sans eux. Au XIXème siècle, la réponse politique a mis du temps à s’imposer. Il en faudra autant. C’est aussi ce qui se joue là », résume Marie-Hélène Bacqué.

Transformation urbaine, centralité nouvelle du débat sur les minorités et les discriminations, émergence de nouveaux acteurs politiques dans les villes : la révolte des banlieues s’avère être un moment clé de l’histoire de notre pays. Inscrit dans des transformations qui lui préexistent, l’événement a été un catalyseur, une onde de choc. Dix ans après, la France n’est plus la même. Mais la gauche reste sur le flanc, faute, aussi, d’avoir su comprendre ce moment.

Catherine Tricot


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