Sur l’effondrement de la civilisation industrielle et ce qui lui succédera

mercredi 11 août 2021.
 

Pablo Servigne a défini la collapsologie comme l’étude de l’effondrement de la civilisation industrielle et de ce qui lui succédera. De quoi mettre en récit la catastrophe, dans l’espoir d’un sursaut individuel et collectif.

Pablo Servigne est chercheur indépendant, ingénieur agronome et docteur en science de l’Université libre de Bruxelles. Il est l’auteur de Comment tout peut s’effondrer (avec Raphaël Stevens, éd. Seuil, 2015) et Une autre fin du monde est possible. Vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre) (avec Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle, éd. Seuil, 2018).

Regards. Vous affirmez que l’effondrement a déjà commencé et qu’il pourrait déboucher sur la fin de l’espèce humaine. Ce discours n’est-il pas démobilisateur ?

Pablo Servigne. Le monde est beaucoup plus vulnérable qu’il n’y paraît. Une succession d’indices scientifiques montrent qu’il existe d’ores et déjà des petits et moyens effondrements, à commencer par la disparition massive des oiseaux et des insectes. Du côté de la faune, de la flore, des champignons et des micro-organismes, c’est l’hécatombe. Le dernier mâle rhinocéros blanc du Nord s’est récemment éteint, par exemple, rejoignant la liste des animaux imaginaires qui illustrent les histoires qu’on lit le soir à nos enfants. Ce constat irréfutable laisse entrevoir la possibilité d’un effondrement systémique global de notre civilisation thermo-industrielle, mais peut-être aussi d’écosystèmes entiers, voire de la biosphère dans son ensemble, ou même de l’espèce humaine. Mais à ce stade, on est dans l’incertitude. La science n’a pas les moyens d’affirmer que de tels événements arriveront, ni qu’ils n’arriveront pas. Tout dépend des choix que l’on fait aujourd’hui. Et cette incertitude est fondamentale car elle nous met en mouvement. Si on était sûrs qu’une météorite vienne détruire la terre en 2043, on ne ferait rien. Si on était convaincus que la terre est vouée à croitre à l’infini, on ne ferait rien non plus. Il est déjà trop tard pour éviter une trajectoire climatique catastrophique, mais il est encore temps pour limiter les dégâts et détruire le système politique qui en est à l’origine.

Cette menace d’une catastrophe globale semble désormais faire l’objet d’un consensus scientifique après avoir été longtemps placée sous le sceau de l’irrationalité…

Le discours a changé, en effet. En 1992, au Sommet de la Terre à Rio, plus de 1700 scientifiques signaient un texte commun alertant l’humanité sur l’état de la planète. Ils craignaient que l’humanité ne pousse les écosystèmes au-delà de leur capacité à entretenir le tissu de la vie. À l’époque, c’était un événement sujet à controverse : 2500 autres scientifiques leur ont répondu en mettant en garde la société contre « l’émergence d’une idéologie irrationnelle qui s’oppose au progrès scientifique et industriel ». Vingt-cinq ans plus tard, il n’y a plus de débat. 15.364 scientifiques de 184 pays ont cosigné en novembre 2017 un manifeste dans lequel ils affirment qu’en l’absence de mesures rapides et radicales, de nombreuses formes de vie risquent de disparaître totalement. En omettant de prendre les mesures urgentes indispensables pour préserver la biosphère en danger, expliquent-ils, l’humanité met en péril son avenir. Leur texte est resté sans réponse. Les climato-négationnistes sont désormais hyper-minoritaires. Bien qu’elle continue de baigner dans le mythe du progrès infini, la science a découvert les catastrophes, donc les discontinuités. Tout en étant le fruit de la rationalité des Lumières au XVIIIème siècle, elle a réveillé l’inconscient de l’apocalypse. C’est fascinant ! D’autant que c’est sur ce terrain de l’imaginaire, de la croyance, de la mythologie que s’inscriront les grands combats à venir.

Pour le christianisme, de la catastrophe peut émerger le salut collectif. Saint Jean et saint Paul promettent l’avènement d’un état meilleur du monde. Que reste-t-il de ce substrat religieux dans les discours de la collapsologie ?

La question est bizarrement formulée. Elle pourrait laisser penser que la collapsologie possède une dimension religieuse intrinsèque, alors que c’est un domaine qui relève de la science, du logos, de la raison. L’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle et de ce qui pourrait lui succéder s’appuie sur des travaux scientifiques reconnus. Après, il est sûr que si l’on réfléchit à son impact potentiel sur l’imaginaire des individus, le récit de la catastrophe peut faire écho à l’apocalypse comme révélation : l’effondrement en cours constitue une opportunité de déverrouillage rapide du système. Autrement dit, on peut voir dans l’effondrement thermo-industriel à la fois la fin d’un monde et la possibilité de quelque chose de nouveau. Quand on vient comme moi de la biologie, on a l’habitude de penser le couple effondrement/renaissance. Un organisme vit, meurt, se reproduit. Il existe toujours ce qu’on appelle des cycles adaptatifs, des enchaînements de vie et de mort. L’après peut être pire, pareil ou mieux.

Cette incertitude étant particulièrement anxiogène, peut-elle susciter un sursaut ?

L’effondrement est un récit qui a ceci de stimulant qu’il comporte des risques, comme celui de déboucher sur des massacres et des formes de fascismes, mais renferme aussi des promesses de changement. Car une désintégration est toujours suivie d’une réorganisation, laquelle peut offrir l’occasion de basculer vers une autre forme d’organisation sociale, en tout cas sans la dépendance aux combustibles fossiles, et si possible compatible avec le vivant. Edgar Morin résume bien cette idée lorsqu’il définit l’histoire comme « des émergences et des effondrements, des périodes calmes et des cataclysmes, des bifurcations, des tourbillons, des émergences inattendues ». Parfois, poursuit-il, « au sein même des périodes noires, des graines d’espoir surgissent ». La mise en récit optimiste des chiffres catastrophiques permet d’entrevoir une forme de révélation : un monde qui meurt et un autre qui naît. Cela ne se fera pas sans souffrance, mais on peut imaginer un après. Le sociologue allemand Ulrich Beck, qui s’est rendu célèbre pour avoir formalisé une théorie générale du risque global dans les années 1990, avançait lui aussi que les catastrophes majeures ont la capacité de produire un « choc anthropologique » capable de réorienter les visions du monde et de provoquer un changement politique radical. Il s’agissait pour lui de « réconcilier l’émergence de changements positifs à partir des ombres que nous offrent les catastrophes ».

Ce récit de la catastrophe ne risque-t-il pas d’abord de produire des réactions de peur et de repli ?

Un des écueils de ce discours, c’est de stimuler les discours réactionnaires voire les politiques fascistes. Parmi les plus riches de ce monde, certains font construire, à l’abri des regards indiscrets et sur tous les continents, de gigantesques et luxueux bunkers high-tech souterrains pour protéger leur famille des catastrophes de toutes sortes. Je suis conscient que le récit de la catastrophe peut être dangereux – le récit du progrès l’est aussi –, mais le déni n’est pas la solution. Quand on vous diagnostique un cancer, vous devez l’accepter pour pouvoir vivre le reste de votre vie, et peut-être améliorer votre état. On doit faire la même chose au niveau sociétal. Devant la dévastation et les violences causées par notre civilisation, il ne faut pas oublier que partager sa peine avec d’autres peut souder les communautés et provoquer un profond soulagement. Celui de se savoir entouré et de créer du sens commun. Le récit de l’effondrement oblige à repenser notre manière d’être au monde. Il fissure les imaginaires et révèle que partout, pour survivre, les êtres vivants s’entraident et sont impliqués dans des interrelations mutuellement bénéfiques. Plutôt que d’entrer en compétition avec les humains et les autres qu’humains, il est temps de prendre conscience des relations fertiles que l’on peut développer y compris avec les plantes, les champignons, les bactéries… La perspective de la catastrophe laisse entrevoir non pas un avenir rose bonbon d’entraide et d’altruisme, mais un avenir où les groupes humains qui ne s’entraident pas auront moins de chance de s’en tirer.

Ce nouveau rapport au monde confine pour vous au sacré. Qu’entendez-vous par là ?

Ce n’est ni un dogme ni un sentiment religieux, mais le sentiment d’être en contact avec quelque chose de plus grand. Un lien avec ce qui compte vraiment au plus profond de nous, et avec l’invisible, ce qui existe au-delà de nous. Il y a un lien à faire avec ce qui dépasse notre petite puissance humaine, les quatre milliards d’années qu’il reste à vivre à la Terre, le fonctionnement de la nature, la mort qui nous dépasse. Il y a quelque chose d’arrogant dans la volonté de la modernité des Lumières de tout désacraliser et de tout maîtriser. Découvrir sa propre vulnérabilité confère cette humilité qui est un ingrédient de la spiritualité. Nous vivons dans une société adolescente, qui rêve d’être indépendante, de ne pas mourir, de ne pas souffrir… Devenir adulte, c’est accepter la finitude et développer des relations d’interdépendance. Si la question de la politique de l’effondrement est la plus intéressante, ce n’est pas la plus urgente. À défaut de revoir notre rapport au monde, les politiques que l’on mettra en œuvre ne pourront être que catastrophiques.

Est-ce que la catastrophe oblige la science à se repenser ?

Les scientifiques n’ont pas été habitués à gérer une réalité aléatoire, erratique, floue et imprévisible. Les phénomènes aussi complexes et incertains que le changement climatique, lequel implique des millions de personnes, sont difficilement préhensibles par les outils classiques de la science. Il faut faire évoluer ces derniers. Ce qu’on appelle les « hyper objets » ou les « problèmes pernicieux » appellent des sciences dites de la complexité, encore baptisées « applications de la théorie des systèmes complexes ». Cette branche pluridisciplinaire n’étudie pas seulement les éléments d’un système, mais les relations entre ces éléments. C’est le cas notamment de l’écologie qui s’intéresse aux relations entre les êtres vivants. L’autre levier consiste à décloisonner les disciplines scientifiques, à les faire dialoguer et à faire participer la société civile à la fabrique comme à l’interprétation des résultats – à l’image de ce qui se pratique avec la bioéthique. Cette science post-normale n’est pas une antiscience. Au contraire !

Propos recueillis par Marion Rousset


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