La loi de sécurité globale : vers l’État policier

mercredi 25 novembre 2020.
 

- par Denis Collin. La Sociale

La loi dite « sécu­rité glo­bale » que le gou­ver­ne­ment est en train de faire voter est révé­la­trice d’une orien­ta­tion déjà bien enga­gée depuis des décen­nies : on se sou­vien­dra des « lois anti­cas­seurs » de feu Marcelin, de la loi « sécu­rité liberté » de Peyrefitte, des très nom­breu­ses lois anti­ter­ro­ris­tes, de l’ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion de l’état d’urgence, etc. Toutes ces lois met­tent pro­gres­si­ve­ment en pièces les liber­tés publi­ques fon­da­men­ta­les, dans l’indif­fé­rence de la classe poli­ti­que et de la plus grande partie de nos conci­toyens. En fait, on étrangle la liberté, len­te­ment, un clic après l’autre, la corde se res­serre. La loi pré­sen­tée au Parlement en cet automne (pro­po­si­tion 3452) ne pré­sente donc pas une grande nou­veauté, mais fait de nou­veaux pas vers l’ins­tau­ra­tion d’un État poli­cier, c’est-à-dire d’un État où le pou­voir exé­cu­tif et sa police peu­vent agir sans contre-pou­voir et sans contrôle de quel­que ins­ti­tu­tion répu­bli­caine que ce soit.

Typique de l’état d’esprit de ce genre de loi et des clas­ses diri­gean­tes et de leur « Parlement » crou­pion, l’exposé des motifs défi­nit… un champ indé­fini de la loi : il s’agit en effet de répon­dre à la menace que font peser toutes les formes d’insé­cu­rité, « depuis les inci­vi­li­tés dans les trans­ports jusqu’aux vio­len­ces graves sur les per­son­nes en pas­sant par les tra­fics — notam­ment de stu­pé­fiants — en bas des immeu­bles, les vio­len­ces urbai­nes ou les rixes entre bandes. » Le légis­la­teur écarte d’emblée ce fait majeur que la pre­mière insé­cu­rité » qui touche tous les Français est l’insé­cu­rité sociale, la dégra­da­tion de la santé publi­que, les mena­ces sur les retrai­tes, la pré­ca­rité de l’emploi et le chô­mage galo­pant. Voilà un pre­mier point qui méri­te­rait à lui seul toute une réflexion. La notion d’insé­cu­rité est elle-même peu défi­nie. L’impo­li­tesse, stricto sensu, est une inci­vi­lité, mais on se sou­vient aussi que le minis­tre de l’Intérieur, Darmanin, avait qua­li­fié d’inci­vi­lité le meur­tre d’un chauf­feur de bus par une bande de voyous. Concernant les vio­len­ces graves sur les per­son­nes le légis­la­teur a-t-il en vue les vio­len­ces exer­cées contre les mani­fes­tants Gilets jaunes, gazés, éborgnés, ampu­tés par des forces de police déchaî­nées, à qui un autre minis­tre de l’inté­rieur, qui connaît bien les métho­des des voyous, avait lâché la bride.

Deuxième remar­que concer­nant l’exposé des motifs. On n’y parle pas seu­le­ment de l’auto­rité de l’État ni de l’ordre public. Désormais, selon les normes du jargon à la mode, les « acteurs de la sécu­rité » sont consi­dé­rés à l’égal des agents de l’État, ainsi les 165000 agents privés de sécu­rité. C’est par­fai­te­ment révé­la­teur de la pri­va­ti­sa­tion en cours des fonc­tions dites « réga­lien­nes ». Et les dépu­tés LREM ajou­tent : « toutes ces forces échangent et coo­pè­rent entre elles. Or, ce sont leur arti­cu­la­tion et les condi­tions de leur col­la­bo­ra­tion qui font une partie impor­tante de la qua­lité de la copro­duc­tion de sécu­rité dans notre pays et donc, de la sécu­rité de toutes et tous. » La sécu­rité est donc bien une sorte de PPP (par­te­na­riat public privé) d’un nou­veau genre. Demain ce sera le tour de la jus­tice — ici le « cheval de Troie » est l’infor­ma­ti­que, puis­que l’on teste des pro­gram­mes d’aide à la déci­sion (IA). Dans la défense, les choses sont déjà bien enga­gées, même si offi­ciel­le­ment des opé­ra­tions de guerre ne sont pas encore sous-trai­tées à des agen­ces pri­vées. Le cadre « sécu­rité glo­bale » permet donc main­te­nant de délé­guer des tâches de main­tien de l’ordre à des socié­tés pri­vées de sécu­rité qui doi­vent être « arti­cu­lées » aux forces de l’ordre étatiques et muni­ci­pa­les. De là découle l’objec­tif de la loi : « savoir être inven­tif et inno­vant afin de ren­for­cer le conti­nuum de sécu­rité, tout en res­pec­tant plei­ne­ment les iden­ti­tés et les mis­sions de chacun des acteurs qui y contri­buent. » Là encore le voca­bu­laire, propre à l’époque, est entiè­re­ment issu du monde de LREM, c’est-à-dire le monde du mar­ke­ting — car la vic­toire de LREM a été le triom­phe des com­mer­ciaux sur les énarques et, plus ancien­ne­ment, les ingé­nieurs de la Ve répu­bli­que encore jeune. Mais le mot impor­tant est « conti­nuum ». Ceux qui atten­daient que soient réglés les graves pro­blè­mes posés par l’usage incontrôlé d’armes léta­les contre les mani­fes­tants ou par les abus de pou­voir de la police en seront pour leurs frais : ce qui est visé est « une sécu­rité plus effi­cace, en trai­tant également la ques­tion du recours à de nou­veaux moyens tech­no­lo­gi­ques pour les forces ». Efficacité et tech­no­lo­gie, là encore les mots clés sont clairs et foin des consi­dé­ra­tions de droit et de liberté. Le main­tien de l’ordre n’est pas au ser­vice de la liberté, mais il devient une fin en soi, ce qui est carac­té­ris­ti­que de l’État poli­cier. D’ailleurs dans ce texte, la liberté et les liber­tés sont à peine évoquées sinon sous l’angle (on y revient) des res­tric­tions à appor­ter à la liberté de la presse. Ou encore, concer­nant la pos­si­bi­lité de filmer par drones les mani­fes­ta­tions, le texte « pré­voit d’auto­ri­ser les ser­vi­ces de l’État concou­rant à la sécu­rité inté­rieure et à la défense natio­nale et les forces de sécu­rité civile à filmer par voie aérienne pour des fina­li­tés pré­ci­ses, ce en fixant les garan­ties qui assu­rent le res­pect des liber­tés publi­ques. » Il s’agit bien de limi­ter « pour des fina­li­tés pré­ci­ses », les liber­tés publi­ques. Et tout est à l’ave­nant.

Le pre­mier titre com­mence par un élargissement des pou­voirs des poli­ces muni­ci­pa­les. Pour l’ins­tant, il ne s’agit que d’une expé­ri­men­ta­tion qui n’a donc pas valeur pour l’ensem­ble du ter­ri­toire et ne concerne que les com­mu­nes employant plus de vingt agents dans leur police muni­ci­pale. Là encore, c’est un mou­ve­ment en cours depuis long­temps — l’arme­ment des poli­ces muni­ci­pa­les a été un tour­nant. Cela s’ins­crit dans le désen­ga­ge­ment de l’État cen­tral et de la mise en place d’un véri­ta­ble plan « police par­tout ». Jadis, les élégantes « auber­gi­nes » venaient coller des papillons sur les pare-brise des voi­tu­res mal garées. Désormais des patrouilles pati­bu­lai­res, à qui ne manque que le casque inté­gral pour avoir l’air de tor­tues ninjas, font régner l’ordre sur la voie publi­que. On étend leur champ d’inter­ven­tion à toutes sortes de délits réels ou sup­po­sés — notam­ment ceux concer­nant le trafic de drogue. Pour la répres­sion du trafic de drogue, il est pos­si­ble que ce ne soit pas très effi­cace et contri­bue à semer la pagaille, mais l’effet « police par­tout » est la seule chose vrai­ment recher­chée.

Concernant les socié­tés pri­vées de sécu­rité, les pou­voirs de leur agents sont étendus. Ainsi sous cer­tai­nes condi­tions, ils peu­vent rete­nir (c’est-à-dire arrê­ter) une per­sonne sus­pecte d’un délit. Si de nou­vel­les dis­po­si­tions régle­men­tai­res enca­drent les acti­vi­tés de ces socié­tés, c’est seu­le­ment pour pren­dre en compte l’exten­sion de leurs pou­voirs et de leurs domai­nes de com­pé­tence.

Le titre III du projet de loi porte sur la vidéo­sur­veillance et la cap­ta­tion d’images. On peut résu­mer d’un mot ce que se pro­pose celui qu’on appelle encore « le légis­la­teur » : « en avant vers le modèle chi­nois ! » On com­mence par étendre à des « agents indi­vi­duel­le­ment dési­gnés et dûment habi­li­tés » la pos­si­bi­lité d’exer­cer des mis­sions de sur­veillance réser­vées jadis aux forces publi­ques. La léga­li­sa­tion de dis­po­si­tifs de vidéo­sur­veillance aujourd’hui plus ou moins légaux est actée ainsi que la pos­si­bi­lité de la sur­veillance par drones. Là encore, tout était anti­cipé dans la pra­ti­que : la sur­veillance des plages par drones a été mise en œuvre dans le cadre de l’état d’urgence sani­taire. La loi « sécu­rité glo­bale » vient ainsi pour enté­ri­ner l’exten­sion indé­fi­nie de la sur­veillance poli­cière déjà mise en œuvre sous cou­vert d’état d’urgence, de lutte contre le ter­ro­risme, etc. Un arti­cle d’une tar­tuf­fe­rie sin­gu­lière d’ailleurs nous pré­vient : « Le public est informé par tout moyen appro­prié de la mise en œuvre de dis­po­si­tifs aéro­por­tés de cap­ta­tion d’images et de l’auto­rité res­pon­sa­ble, sauf lors­que les cir­cons­tan­ces l’inter­di­sent ou que cette infor­ma­tion entre­rait en contra­dic­tion avec les objec­tifs pour­sui­vis. » (art. L242-3)

Vient ensuite le très contro­versé arti­cle 24 qui modi­fier l’arti­cle 35 de la loi 1881 sur la liberté de la presse : « Est puni d’un an d’empri­son­ne­ment et de 45 000 euros d’amende le fait de dif­fu­ser, par quel­que moyen que ce soit et quel qu’en soit le sup­port, dans le but qu’il soit porté atteinte à son inté­grité phy­si­que ou psy­chi­que, l’image du visage ou tout autre élément d’iden­ti­fi­ca­tion d’un fonc­tion­naire de la police natio­nale ou d’un mili­taire de la gen­dar­me­rie natio­nale lorsqu’il agit dans le cadre d’une opé­ra­tion de police. » Autrement dit, filmer et dif­fu­ser des images de poli­ciers en train de tabas­ser des mani­fes­tants peut coûter un an de prison ! Poutine et Xi Jinping ont fait des émules.

On nous objec­tera que c’est seu­le­ment si on filme un poli­cier « dans le but qu’il soit porté atteinte à son inté­grité phy­si­que ou psy­chi­que », mais la for­mu­la­tion est si vague qu’elle per­met­tra s’envoyer tout auda­cieux sous les ver­rous pour un an. Une autre modi­fi­ca­tion n’est pas moins inquié­tante : « II. — L’arti­cle 35 quin­quies de la loi du 28 juillet 1881 sur la liberté de la presse ne font pas obs­ta­cle à la com­mu­ni­ca­tion, aux auto­ri­tés admi­nis­tra­ti­ves et judi­ciai­res com­pé­ten­tes, dans le cadre des pro­cé­du­res qu’elles dili­gen­tent, d’images et éléments d’iden­ti­fi­ca­tion d’un fonc­tion­naire de la police natio­nale ou d’un mili­taire de la gen­dar­me­rie natio­nale. » Autrement les jour­na­lis­tes devront com­mu­ni­quer aux jour­na­lis­tes les images qui pour­raient être dif­fu­sées et la police est inves­tie d’un droit de cen­sure ces images.

L’arti­cle 25 dont on a beau­coup moins parlé est tout aussi inquié­tant. Il modi­fie ainsi le code de la sécu­rité inté­rieure : « “Art. L. 315 — 3. — Le fait qu’un fonc­tion­naire de la police natio­nale ou un mili­taire de la gen­dar­me­rie natio­nale porte son arme hors ser­vice, dans des condi­tions défi­nies par arrêté du minis­tre de l’Intérieur, ne peut lui être opposé lors de l’accès à un établissement rece­vant du public.” On a bien lu : “hors ser­vice”. Un poli­cier n’est plus un citoyen ordi­naire qui accom­plit un office public. En tant qu’homme privé (ce qu’il est hors ser­vice »), il pos­sède un droit exor­bi­tant du droit commun. Tout cela confirme bien notre diag­nos­tic : marche forcée vers l’État poli­cier.

Les dis­po­si­tions par­ti­cu­liè­res concer­nant la SNCF et la RATP et per­met­tant d’assu­rer la sur­veillance des ces réseaux sont étendues à la route, c’est-à-dire d’abord aux socié­tés pri­vées exploi­tant les auto­rou­tes en atten­dant la pri­va­ti­sa­tion des routes natio­na­les qui est main­te­nant pos­si­ble léga­le­ment et tech­ni­que­ment. L’arti­cle 30 nous indi­que que l’achat de pétards du 14 juillet sera soumis à un examen de com­pé­tence (c’est inclus dans le code l’envi­ron­ne­ment). Et enfin le coût de cette loi sera financé par une hausse des taxes sur tabac et les alcools…

D’autres points méri­te­raient d’être ana­ly­sés. Le défen­seur de droits, nommé par Macron, Claire Hédon, s’exprime sans amba­ges dans un com­mu­ni­qué en date du 5 novem­bre :

“La Défenseure des droits, Claire Hédon, consi­dère en effet que cette pro­po­si­tion de loi sou­lève des ris­ques consi­dé­ra­bles d’atteinte à plu­sieurs droits fon­da­men­taux, notam­ment au droit à la vie privée et à la liberté d’infor­ma­tion.

Elle est par­ti­cu­liè­re­ment préoc­cu­pée par les res­tric­tions envi­sa­gées concer­nant la dif­fu­sion d’images des agents des forces de sécu­rité dans l’exer­cice de leur fonc­tion. Elle demande à ce que ne soient, à l’occa­sion de ce texte, entra­vés ni la liberté de la presse ni le droit à l’infor­ma­tion. Elle tient en effet à rap­pe­ler l’impor­tance du carac­tère public de l’action des forces de sécu­rité et consi­dère que l’infor­ma­tion du public et la publi­ca­tion d’images rela­ti­ves aux inter­ven­tions de police sont légi­ti­mes et néces­sai­res au fonc­tion­ne­ment démo­cra­ti­que, comme à l’exer­cice de ses pro­pres mis­sions de contrôle du com­por­te­ment des forces de sécu­rité.

Dans son avis, la Défenseure des droits sou­li­gne également les points sui­vants comme étant sus­cep­ti­bles de porter atteinte à des droits fon­da­men­taux :

La possibilité pour les policiers municipaux et les agents de la ville de Paris de consulter les images des caméras de vidéo protection — habilitation jusque-là strictement encadrée — porterait une atteinte disproportionnée au droit à la vie privée. Ces images étant de nature à permettre l’identification des personnes, cette disposition serait contraire à nos engagements européens comme à nos obligations constitutionnelles.

L’exploitation en temps réel des images des caméras-piéton des policiers, sans objectif explicite dans le texte, est susceptible de porter une atteinte disproportionnée au respect de la vie privée.

Enfin, le recours aux drones comme outil de surveillance ne présente pas les garanties suffisantes pour préserver la vie privée. En effet, les drones permettent une surveillance très étendue et particulièrement intrusive, contribuant à la collecte massive et indistincte de données à caractère personnel.

La Défenseure des droits suivra avec la plus grande vigilance la suite des discussions parlementaires.”

Comme le dit la chro­ni­queuse Anne-Sophie Chazaud, ce serait une faute cri­mi­nelle de lais­ser à l’extrême gauche mono­pole de la lutte contre cette loi.


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