François Thuillier : « Entre l’extrême droite et le libéralisme autoritaire, c’est comme s’il n’existait qu’une seule politique antiterroriste possible »

dimanche 13 septembre 2020.
 

Au moment du procès de l’attentat contre Charlie Hebdo et des débats lancés par le gouvernement sur le « séparatisme » ou encore l’« ensauvagement », Le Monde en Commun s’est entretenu avec François Thuillier, auteur de La Révolution antiterroriste - ce que le terrorisme a fait de nous, et du tout récent Homo Terrorismus (tous deux aux éditions Temps Présent).

François Thuillier, aujourd’hui chercheur, a travaillé pendant une trentaine d’années dans les services de renseignement et de lutte contre le terrorisme, à de nombreux postes de responsabilité. Il décrit dans son livre l’évolution de la politique antiterroriste française depuis les années 2000, marquée notamment par « l’abandon d’un modèle français qui avait fait ses preuves ». Face à l’instrumentalisation bruyante du terrorisme par les gouvernements néolibéraux, soucieux de créer de la « cohésion nationale » quand leur politique de concurrence généralisée a fragilisé les sociétés, il propose une méthode de lutte mêlant connaissance de l’adversaire et respect des principes universalistes, « afin d’allier efficacité et dignité, protection et respect ». Entretien réalisé par Arnaud Le Gall, avec l’aide d’Alek Piguet.

Arnaud Le Gall : La première partie de votre ouvrage est consacrée aux transformations du modèle français de renseignement depuis une vingtaine d’années. Opérées en lien avec la révolution néoconservatrice aux États-Unis accélérée par le 11 septembre 2001, ces transformations rappellent certains pans de la doctrine française de guerre contre-révolutionnaire des années 1950. Pourriez-vous revenir sur les principales caractéristiques de ces changements doctrinaux et pratiques, et sur la manière dont ils ont été imposés en France sous l’effet de forces internes et externes ?

François Thuillier : Oui. La révolution néoconservatrice a précédé d’une bonne vingtaine d’années les attentats du 11 septembre. Mais elle s’est en effet ajustée au nouvel ordre stratégique qui en a résulté. A ce titre, je crois que l’année 1989 est plus importante encore que l’année 2001, parce que c’est l’année de la chute du mur de Berlin, mais également celle de l’affaire Salman Rushdie. Les think-tanks néoconservateurs américains, aux mains du complexe militaro-industriel du pays, ont forcément vu dans cette simultanéité une opportunité de renouveler l’axe géopolitique de cette révolution conservatrice.

A la même période, en France, vielle terre de violences politiques, une décroissance sécuritaire était tentée, notamment avec la suppression de la Cour de sûreté de l’État en 1981-1982, pour les affaires de terrorisme en tous cas. On a certes connu ensuite une crispation, au moment des attentats de 1986, puis de 1995/96, mais le modèle français de lutte anti-terroriste – que j’appelle modèle latin dans mon livre – tenait encore bon.

On en trouve d’ailleurs une dernière trace dans le livre blanc de 2006 sur le terrorisme, un des derniers vestiges de la doctrine française : il avait en effet été refusé d’y faire figurer les termes de « guerre contre le terrorisme » et d’« islamisme ». Il y avait encore une certaine prudence au sein des arbitrages interministériels à se lancer d’une part dans une guerre contre le terrorisme complétement inadaptée, et à utiliser d’autre part des mots vagues renvoyant potentiellement à l’islam en général, par égard pour la population musulmane présente sur notre sol, pour maintenir des relations de bon voisinage avec un certain nombre de pays du sud de la méditerranée, et surtout par respect de nos principes laïcs.

Et puis en 2007, on assiste à l’arrivée de Nicolas Sarkozy au pouvoir. C’est sans doute là le moment charnière car dès 2008 parait un autre livre blanc, qui ne concerne certes pas directement le terrorisme mais qui va traiter notamment de « défense et de sécurité nationale ». Cette introduction de la notion de « sécurité nationale » témoigne d’un changement complet de la doctrine française qui va se manifester dans différents domaines. D’une part, ce concept, aux références douteuses, aboutit à une confusion des menaces dites « intérieures » et « extérieures » et, en conséquence, à faire des forces de sécurité française des forces supplétives des États-Unis, seuls capables d’imposer leur agenda sécuritaire à leurs « alliés » et de faire de la question du terrorisme un outil d’influence. La coopération anti-terroriste a été depuis le plus puissant instrument de soft power au profit des États-Unis. C’est également à ce moment qu’est apparue la notion de « contre-terrorisme », inspirée des méthodes de la guerre contre-insurrectionnelle évoquée dans votre question, dont l’exemple type est la bataille d’Alger [NDLR : Le film La bataille d’Alger, de Gillo Pontecorvo, sorti en 1966 et interdit en France jusqu’en 1971, décrit avec une grande précision les méthodes de la guerre contre-révolutionnaire]. En quelques mois, entre 2008 et 2010, on a donc basculé dans une doctrine que nous avions refusée pendant des dizaines d’années. On peut ajouter qu’après l’affaire Merah en 2012, on a également importé la lutte contre la « radicalisation », directement inspirée de régimes communautaires avec religion d’État, soit tout l’inverse de ce qu’est notre République. On a donc adopté quasiment à front renversé cette lutte contre la radicalisation pensée pour et par les pays anglo-saxons. Ce tournant s’est opéré sur fond de martialisation et de virilisation du discours anti-terroriste. Or la brutalité n’est pas la force, elle est plutôt un aveu de faiblesse. Tout ceci est allé de pair avec l’émergence d’un capitalisme sécuritaire dont les agents se trouvent directement intéressés à la dramatisation de la menace terroriste, puisqu’ils vont trouver dans sa riposte des débouchés en matière de conseils, d’industries de sécurité, d’audience publicitaire pour les médias qui en tirent parti, de suffrages pour les leaders politiques qui s’y abandonnent, etc.


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