Peut-on parler des jeux vidéo ? Je l’ai fait.

samedi 30 mai 2020.
 

Et de nouveau de la grande Révolution de 1789. Ici le point de départ est le soutien que j’ai apporté à une saine interpellation lancée par mon ami Alexis Corbière sur son blog à propos d’un jeu vidéo situé dans cette période-là. Cela m’a valu une masse considérable de commentaires sur les sites spécialisés comme sur d’autres supports. Je suis très heureux du défi intellectuel que cela a représenté pour moi. J’ajoute que souvent grâce à la violence des répliques qui me furent faites, je fus conduis à devoir non seulement clarifier mes idées, mais encore à faire un effort pour les exprimer aussi clairement que possible.

Je vais donc partir de ce que j’ai trouvé de plus fruste dans ce qui m’a été objecté. Je montre donc d’abord l’importance qu’a à mes yeux le cyberespace dans toutes ses composantes et je discute la distinction faite d’habitude entre le monde « réel » et le monde « virtuel ». Puis je montre pourquoi je prends le jeu en général au sérieux et ne partage pas non plus le point de vue qui distingue absolument les activités « sérieuses » et le jeu « futile ». Ensuite, j’en viens à ce que je pense du jeu vidéo que je considère comme un art à part entière. Et de ce fait, le droit à la critique sur la forme comme sur le fond, loin d’être un mépris est, à l’inverse, une reconnaissance. Pour moi donc, ceux qui m’ont prié de ne pas m’en mêler, s’ils sont sincères, tirent une balle dans le pied de leur propre passion. Pourquoi la critique sur le fond et la forme d’une œuvre serait-elle réservée à certains arts et serait-elle futile pour d’autres ? Je persiste et signe. D’ailleurs je vais m’offrir une console de jeu.

Le nombre des commentaires est, à lui seul, est une indication très précieuse. Elle confirme l’étendue du cyberespace à l’intérieur du monde dans lequel nous évoluons. Il prouve sa forte capacité de réaction et d’interactivité en son sein et dans le monde réel. Pour une partie de ceux qui me lisent à cet instant, tout cela est parfaitement clair. Pour d’autres, ce que je dis est à peu près incompréhensible. Ce que j’ai à expliquer à présent s’adresse pourtant aux deux catégories de personnes. Je ne suis pas sûr d’être aussi clair qu’il le faudrait et je prie mes lecteurs de m’en excuser. J’appelle cyberespace l’ensemble des « lieux » sur Internet ou s’opèrent les relations interactives entre ceux qui s’y connectent. Pour résumer, cela concerne à la fois, bien sûr Facebook et les réseaux sociaux, mais aussi tous les lieux de réalité virtuelle comme par exemple l’espace de jeu vidéo puisque c’est d’eux dont il s’agit à présent. Ce cyberespace est capable d’englober toute la réalité connue de chacun d’entre nous puisqu’il la pénètre de mille et une manières. L’arrivée des objets connectés va étendre ce cyberespace dans des proportions désormais inouïes. Cet exemple des objets connectés permet d’ailleurs de comprendre à quel point la frontière entre le « virtuel » et le « concret » n’a pas le sens l’on pourrait d’abord croire. Bien des choses seront désormais à la fois virtuelles et réelles.

J’ai déjà eu l’occasion de décrire ici même comment un réseau « virtuel » du type de Facebook est souvent plus réel, humainement parlant, qu’un réseau « concret » comme celui que constitue un immeuble pour l’ensemble des voisins qui y vivent. En effet votre voisin, pourtant bien concret, peut être parfaitement virtuel dans la mesure où vous ne le rencontrez jamais, vous ne lui adressez peut-être jamais la parole, parfois vous ne connaissez même pas son visage. A l’inverse, un ami de Facebook, que vous n’avez jamais rencontré, échange avec vous, parfois chaque jour, des images, des impressions, il partage avec vous des centres d’intérêts politiques ou culturels, vous connaissez sa date d’anniversaire et ainsi de suite. Vu sous cet angle, l’« ami Facebook » est ainsi devenu plus concret et votre voisin plus virtuel qu’il n’y paraissait d’abord.

Dès lors, en ce qui concerne les jeux vidéo, il ne faut pas du tout commencer par se dire qu’il s’agit d’un espace « irréel » dont l’expérience serait sans impact sur la personne réelle qui joue. Et je ne vise pas seulement le fait que ces jeux donnent à ceux qui les pratiquent mille occasions d’en parler avec les autres joueurs « virtuels » ou « concrètement » connus. La raison la plus importante à évoquer concerne la pratique du jeu lui-même. Le jeu a toujours été une affaire très sérieuse. Contrairement aux apparences superficielles le jeu n’est jamais gratuit au sens où il serait sans motivation, sans finalités et sans résultat. Pour les enfants le jeu est indispensable dans la construction de soi. Il est un mode d’apprentissage social essentiel. Pour l’adulte le jeu est toujours l’occasion d’une réalité augmentée en émotion et en empathie. Qu’il s’agisse de jouer ou de regarder jouer, il s’agit d’obtenir des sensations d’un registre particulier, mais toutes aussi réelles que les autres sensations de l’existence. En ce sens, le jeu est une fin en soi comme activité et c’est aussi vrai qu’il s’agisse de poker ou de jeu vidéo, de la marelle ou de la belotte.

S’il fallait être provocateur pour surligner le trait, je dirai qu’on ne joue pas parce qu’on s’ennuie, mais qu’on s’ennuie parce qu’on ne joue pas, que la réalité du jeu n’est pas un pauvre à côté pour personnes inapte à la vie sociale réelle. A l’inverse, il est le fait de ceux qui cherchent une vie sociale augmentée par les émotions du jeu. La 3D et l’implication personnelle du joueur donne à l’expérience du jeu vidéo une force qui se distingue que fort peu de l’expérience réelle. Attention, ce surlignage ne doit pas conduire à une autre erreur d’évaluation. Le jeu n’est pas meilleur que la vie, mais il n’est pas moins bon que la vie réelle. Il en est une composante et, comme tel, discutable non parce que c’est le jeu et que « ce n’est pas sérieux » mais parce que n’importe quelle préférence d’activité faite à un instant se discute. D’ailleurs chacun d’entre nous le fait en soi avant de décider ce qu’il va faire. Il n’y a pas de hiérarchie entre les activités sinon relativement au moment et aux enjeux qu’elles comportent. Entre donner à manger aux gamins et jouer il y a une évidence : il faut donner à manger. Mais cela ne veut pas dire que jouer soit futile. La preuve : on peut le faire ensuite sans dommage mais utilement pour son plaisir.

J’en viens maintenant à la place du jeu vidéo comme art. Le mot fera peut-être bondir. En ce qui me concerne, le refus de hiérarchiser les genres d’expression et de création est ancien et il s’applique « tous azimuts ». J’ai expliqué dans une note sur ce blog il y a déjà quelque temps le rôle qu’a joué dans mon auto-éducation ce que certains appellent avec mépris « la littérature de gare ». C’est de cette façon que j’ai découvert toute la science-fiction et la plupart des auteurs américains qui ont structuré ma manière d’écrire et de représenter les choses vues ou senties. J’attends à présent celui qui viendra m’expliquer que Philip K. Dick n’est pas un génie de la littérature. Et, après avoir vu « Blade Runner », je demande au même si la puissance philosophique du roman de Dick dont il est tiré, « les androïdes rêvent-ils de moutons électriques », lui parait aussi dérisoire que le titre pouvait le lui faire penser. J’ai même avoué la futilité de mes motivations d’achat et j’ai expliqué pourquoi, réflexion faites, elles me semblent tout à fait respectables : oui j’ai acheté des livres et découvert des auteurs à cause du dessin de la couverture ! Et c’est comme ça que j’ai acheté mon premier Erskine Caldwell qui a provoqué sur mon sens esthétique de littéraire le même choc que Marx sur ma vision du monde social ! J’ai eu une autre occasion de vivre moi-même la séquence mépris avant adulation dans un autre genre. Je lisais Mickey et Tintin. J’étais pressé de savoir lire couramment pour suivre les aventures des héros quand j’ai commencé à voir les vignettes dont j’essayais de deviner les liaisons. Puis quand advint « Pilote » et même « Harakiri hebdo » (les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître), je me souviens de l’insondable océan de mépris que ces « lectures » suggéraient à maintes belles personnes. Aujourd’hui, elles considèrent Corto Maltese comme un sommet du minimalisme graphique et Enki Bilal comme un Rembrandt de la vignette. Elles donnent des sommes folles pour avoir des originaux ou des premières parutions. Pour eux le marché a tranché. Je l’ai vérifié : on m’a cambriolé sans prendre mes romans reliés cuir mais en emportant mes BD de Tintin pourtant en loques. Je ne finis pas ce tour d’horizon des « genres mineurs » sans dire que pour moi, le zapping est une « écriture » à plusieurs niveaux d’entrée et le tumblr bien davantage qu’une pure rigolade même si on s’amuse bien avec.

Tous ces genres, toutes ces écritures, ne se hiérarchisent pas. Les critiquer c’est les apprécier les unes par rapport aux autres au hasard de nos appétits changeants et entre elles a l’intérieur d’un même domaine. On ne peut pas comprendre la splendeur de « Out of Africa » si l’on n’est pas capable de comprendre que « Les bidasses en folie » jettent un maximum de pâté. Mais demain les étudiants vont peut-être se jeter sur « Les bidasses en folie » comme sur un monument de l’humour troupier, lui-même issu de la longue tradition du comique troupier, genres aujourd’hui incompréhensibles depuis que la conscription a été abandonnée… Il n’est donc pas certain que le pâté d’aujourd’hui ne soit pas demain le morceau de bravoure qu’il faudra avoir vu pour être honnêtement informé des avatar de l’humour dans nos familles. Dans ce domaine, la liste est longue des réhabilitations tardives. Les « arts premiers » d’aujourd’hui sont les gribouillis de sauvages d’hier. Je reviens de l’exposition « Hokusai » au Grand Palais. Je n’y ai pas seulement rencontré l’un des ancêtres au dix-huitième siècle de la bande dessinée, auteur d’innombrables mangas aujourd’hui encore bien méprisées. J’y ai trouvé la production dont l’arrivée en Europe provoqua un choc esthétique dont l’un des enfants est sans doute l’impressionnisme. Je dis donc à ceux qui me soupçonnent de regarder de haut le jeu vidéo qu’ils ignorent combien l’honnête homme de la fin du vingtième siècle que je suis a appris à se départir de tout académisme. Et je forme le vœu que tous les « gamers » aient pour la contemplation des colonnes de Buren et sur les colonnes elles-mêmes le respect et la curiosité émotionnelle qu’ils demandent pour leur jeu.

Pour moi, je ne dis pas seulement qu’il faut accepter toute licence en art mais que tout art ne peut être que licence devant ce que nous croyons d’abord être le réel. Car plus cette liberté est grande et plus la complexité et la splendeur du réel nous est révélée. La « vérité » du bombardement de Guernica est davantage dans le tableau de Picasso que dans n’importe quelle photo ou film faits le jour même et même que dans le vécu de quelqu’un qui se trouvait, ici ou là, ce jour-là, sous les bombes. Ce qui est dit du monde par un air de Claude François et ce qui nous en est dit par Mozart ne diffère que par son but. Non par son instrument. On n’écrit pas à son patron pour une augmentation de salaire comme à la personne qu’on aime pour lui dire ses sentiments. La confusion serait audacieuse mais sans doute très contre performante. Les deux réalités se distinguent par leur mode d’accès. Entre autres choses bien sûr, mais aussi par eux ! Le jeu vidéo a d’ores et déjà ses chefs d’œuvre. Le graphisme et l’histoire, et sans doute la musique et les bruitages sont autant de composantes qui ont chacune leurs critères d’évaluation exactement comme au cinéma. Un jeu s’apprécie donc dans diverses directions, non ? Pourquoi celle du sens, de la signification politique serait la seule à devoir rester par définition hors débat ? Peut-on discuter le tableau « La Liberté guidant le Peuple » sans tenir compte ni du contexte dans lequel il fut fait, ni de ses finalités, ni de sa signification ? On parlerait de quoi alors ? Du tour de main du pinceau ? Des seins de la Liberté ? De l’impression reçue sans la décortiquer, comme si nous étions des animaux ? Qui connait les entreprises qui réalisent un jeu de cette nature sait qu’elles mettent un soin fantastique à leur préparation historique et contextuelle. La reconstitution du Paris de la Révolution dans le jeu qui nous occupe est considérée par mes amis historiens comme un pur tour de force.

Dans ces conditions, comment espère-t-on me faire croire à la neutralité purement ludique du jeu ? Il y a un parti pris idéologique. Le nieriez-vous si vous veniez à apprendre que tel ou tel personnage clef de cette entreprise ou de la réalisation a des liens personnels avec l’extrême droite ? Non, vous seriez troublés, n’est-ce pas ? Mais pourquoi le seriez- vous ? Parce que le rapport entre ces personnes bien réelles et la trame ludique virtuelle exposée vous sauterait aux yeux. Je vous propose de vous dispenser de cette preuve. Contentez-vous de voir ce qui est dit, raconté et mis en scène. S’agit-il de découvrir qui complote contre la vie de Robespierre ? Où est l’armoire de fer secrète où Louis XVI et Marie Antoinette cachent leurs correspondances avec le roi d’Autriche pour lui suggérer d’envahir la France ? S’agit-il de découvrir des preuves des complicités dans le parti révolutionnaire dont a bénéficié le Chevalier de Maison Rouge qui tenta de faire s’enfuir la reine ? Cherche-t-on les preuves de l’argent qui a circulé pour convaincre de voter la guerre alors que Robespierre défendait le contraire de peur que le régime républicain ne s’effondre, soit sous les coups de l’envahisseur, soit sous la botte d’un général ? Qui a tué Lepelletier de Saint-Fargeau, ancêtre de monsieur Jean d’Ormesson, notre actuel académicien, ami de Robespierre et rapporteur sur l’éducation ? Qui a payé Vadier, président du comité de sureté générale, élu de l’Ariège, qui se vantait de « faire tomber les têtes comme des tuiles », pour monter le complot contre Robespierre et faire croire qu’il agissait sur les suggestions d’une diseuse de bonne aventure, Catherine Théot, dite « la mère de dieu » ?

Je pourrai en écrire des pages où l’on verrait que l’époque permet des milliers d’enquêtes où les grands hommes (et femmes) de la Révolution sont pris en tenaille entre des « exagérés » violents et le parti monarchiste des traitres à la patrie. On ne cherche pas à savoir combien Barras, « le prince des corrompus », Carrier, l’homme qui noyait les prêtres à Nantes, ou Fouché, celui qui décida de raser Lyon, ont payé pour former une majorité qui décrète l’arrestation de Robespierre le jour où il avait prévu leur élimination ? Ce n’est pas cette trame-là qui est proposée. Et ce n’est pas sans raison. Les gentils, ici, ce sont la reine, cette infâme traitresse et corruptrice, le roi, ce mollasson vendu, les aristocrates agents des autrichiens, des anglais et de n’importe qui qui soit contre le peuple, voilà les héros, subliminaux ou bien déclaré. Il suffit de voir le « trailer », écrit par un débile américain, pour comprendre le mal que fait ce genre de scénario à l’image de la France populaire et historique ! Que la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, et donc de l’égalité en droit de tout être humain, soit présentée comme l’œuvre de brutes sanguinaires et absurdes ne peut-être un hasard ludique. Aux « gamers » je leur dis : cette version de l’Histoire vous manipule. Que ça ne vous empêche pas de jouer ! Au contraire, ça rajoute au jeu. Essayez de repérer les manipulations en cours de route… Un bon début est de visionner ce bref résumé des bobards de la légende noire de Robespierre.

Et voici un autre jeu. A vos heures libres, essayez de savoir « qui est qui », politiquement, parmi les décideurs de ce jeu. Ce n’est pas trop dur à éclaircir, croyez moi. Et ça vous explique la violence de certaines réactions contre moi parce que j’ai dit mon accord avec la critique qu’Alexis Corbière, le premier, a fait de ce jeu. Là non plus, il n’y a pas de débiles qui jouent sans cervelle. Ce sont des militants politiques qui font exprès de confondre la mise en cause d’un scénario avec la mise en cause du jeu vidéo, parce qu’ils considèrent les autres « gamers » comme des gens incapables de faire la différence ! Quant aux historiens qui minaudent, demandez aussi lesquels travaillent pour les sociétés de jeu et pour combien. Et je m’empresse de dire que je souhaite beaucoup la participation des historiens à ces scénarios car leur implication permet qu’à la fin quelque chose de vrais passe du virtuel au réel par l’intermédiaire des temps de cerveau disponible. Quant à moi je n’en fait pas mystère : l’occasion est bonne pour faire naître, dans une bataille culturelle, des consciences politiques.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message