Covid-19 : « La responsabilité de l’Union Européenne est engagée »

jeudi 14 mai 2020.
 

Entretien avec Manuel Bompard député européen (LFI)

Tout le continent est bousculé par la pandémie. L’Europe a-t-elle une responsabilité dans la crise actuelle, et dans l’état d’impréparation de nos institutions ?

La responsabilité de l’Union Européenne est clairement engagée sur plusieurs points.

D’abord dans l’affaiblissement de nos systèmes de santé, mis à mal par des années de politiques d’austérité : ainsi, depuis plusieurs années, dans le cadre du « semestre européen », la Commission européenne formule aux États membres des recommandations de politiques à mettre en place pour respecter des critères budgétaires. Nous avons fait les comptes : depuis 2011, 63 recommandations concernaient la privatisation de certains pans du secteur de la santé ou la réduction des dépenses publiques dans ce domaine. Ces compressions budgétaires ont eu un impact très fort, et des effets très clairs : manque de lits, trop faibles rémunérations des personnels de santé... Il y a une forme d’indécence à voir aujourd’hui la présidente de la Commission européenne saluer le dévouement des soignants : elle devrait commencer par s’excuser.

Ensuite, le dogme du libre-échange et le refus de toute forme de protectionnisme ont permis la multiplication des délocalisations et des fermetures d’unités de production sur le sol européen. On pense bien sûr à la production de masques, de matériel médical ou encore de médicaments, pour lesquels 80% des principes actifs sont aujourd’hui produits en Inde et en Chine. On en mesure les conséquences aujourd’hui : les capacités de production nationale sont très faibles et les importations difficiles en raison d’une demande mondiale surchargée.

Enfin, on sait que la multiplication de ces épidémies est liée aux impacts de l’activité humaine sur la biodiversité, au trafic d’animaux et à la déforestation qui favorise le transfert de l’animal vers les êtres humains. Or il est clair que sur ce sujet non plus, l’Union européenne n’a pas été à la hauteur. Comment penser autrement quand on constate qu’un accord de libre-échange avec le Mercosur est encore en négociation, alors même que la destruction de la forêt amazonienne atteint des records ?

Comment jugez-vous la réaction de l’UE (et singulièrement de l’Eurogroupe et de la BCE) à la crise ?

La réaction de l’Union européenne a d’abord été inexistante. Alors que l’Italie, puis l’Espagne, étaient frappées massivement, aucune initiative de solidarité n’a été prise. Face à la diffusion du virus dans toute l’Europe, des stratégies différentes et non coordonnées ont été décidées par les États membres, alors que nous sommes pourtant tous interdépendants.

Lorsque la Commission européenne s’est décidée à réagir, elle l’a fait de manière tout à fait insuffisante. Bien sûr, des fonds européens ont été débloqués en urgence, notamment à l’initiative du président de la commission du développement régional, notre camarade Younous Omarjee. Bien sûr, des dogmes sont tombés, comme les règles de déficit budgétaire. Mais cette réponse est restée en grande partie prisonnière de la doctrine de l’ordo-libéralisme.

Ainsi, l’Eurogroupe a validé une proposition de soutien aux dispositifs nationaux de chômage partiel, ce qui est positif. Il a communiqué autour d’un dispositif de prêts aux entreprises via la Banque européenne d’investissement (BEI) qui était déjà prévu et qui risque de ne financer que les entreprises très rentables, car la BEI fera le maximum pour conserver sa note AAA. Il a également décidé d’activer le Mécanisme européen de stabilité (MES) pour pouvoir prêter aux États membres à des taux faibles, dans la limite de 2% de leur PIB.

Mais les montants alloués sont dérisoires : on parle en tout de 540 milliards d’euros, qui sont essentiellement des prêts et des garanties, alors que la France, à elle seule, a mis sur la table plus de 300 milliards d’euros de garantie. Surtout, les fonds relatifs au MES, en dehors des dépenses directes de santé, seront conditionnés au respect de trajectoires budgétaires, c’est-à-dire de nouvelles mesures d’austérité. C’est la même recette que celle qui a été appliquée pour la Grèce.

Pourtant, l’accord européen a été présenté comme un « excellent accord » par Bruno Lemaire…

C’est de la langue de bois. Toute mesure ambitieuse a été bloquée par le « club des radins » emmené par l’Allemagne et les Pays-Bas. Et comme souvent, la France préfère se soumettre que de résister. Il existe pourtant une opportunité unique de fédérer un bloc de l’Europe du Sud pour peser dans ces négociations.

Quelles alternatives proposent la FI et la délégation européenne à laquelle vous appartenez ?

À l’image de ce qu’ont fait nos députés à l’Assemblée nationale, notre délégation a adopté une démarche de proposition. Nous avons mis sur la table 25 mesures d’urgence à prendre immédiatement à l’échelon européen pour répondre au défi sanitaire. Cela concerne par exemple la mise en place d’une véritable planification sanitaire européenne ou la protection des travailleurs en distinguant les activités essentielles à la bataille sanitaire et celles qui ne le sont pas.

Nous nous sommes aussi mobilisés pour augmenter les fonds d’aides aux plus démunis, pour défendre les travailleurs les plus précaires comme ceux des plateformes qui ne sont pas éligibles aux mesures de chômage partiel, pour soutenir le milieu de la culture ou pour appeler à la suspension des accords de libre-échange et à une stratégie de relocalisation industrielle. Nous avons également demandé que toute mesure de relance soit alignée sur les accords de Paris sur le climat, ce qui a malheureusement été refusé par une majorité du Parlement européen, dont les eurodéputés de La République en Marche.

Et concernant les dettes publiques ?

Nous nous sommes prononcés pour une intervention directe de la Banque centrale européenne avec l’objectif d’annuler une partie des dettes publiques. En effet, celles-ci vont logiquement exploser dans les prochains mois. Elles vont placer les États sous des contraintes budgétaires totalement intenables. Pourtant, les enjeux qui sont devant nous sont majeurs, et bien plus enthousiasmants. Nous devons conforter nos systèmes de santé publics fragilisés par les politiques d’austérité. Nous devons reconstruire notre tissu industriel, pour reconquérir une souveraineté qui nous manque tant face à ce virus. Nous devons financer et planifier la conversion écologique de nos économies.

Or, il est clair que nous ne pourrons pas faire tout ça si nous sommes écrasés par le poids de la dette. La Banque centrale européenne possède déjà un cinquième des dettes des États européens dans ses coffres. Elle peut transformer ces titres en « dettes perpétuelles », ou à très long terme. Du fait de leur taux d’intérêt nul et avec l’inflation, elles fondraient progressivement. Nous pourrions ainsi annuler ces dettes à hauteur de ce que les États ont dû dépenser pour faire face aux crises sanitaire et sociale et pour engager les défis industriels et écologiques qui sont devant nous.

C’est cette solution que nous proposons. Elle a été refusée, à ce stade, par les institutions européennes. Mais elle est défendue aujourd’hui par de plus en plus d’économistes, de toutes obédiences, qui appellent à briser les verrous idéologiques. Au Royaume-Uni comme aux États-Unis, les banques centrales ont d’ailleurs déjà rompu plusieurs tabous en décidant de financer directement les États. Il est temps que l’Union européenne en fasse de même, pour ne pas offrir aux peuples européens le remboursement de la dette comme seul horizon.

Propos recueillis par Antoine Prat.


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