Retrouver la République et la lutte de classe

samedi 9 novembre 2019.
 

Le climat politique se fait décidément mauvais. Les mots haineux, les théories stigmatisantes, les appels plus ou moins assumés à la purification ethnique de notre pays ne font pas qu’enfiévrer les esprits, ils encouragent le passage à l’acte. Ce qui s’est passé, ce 28 octobre, devant la mosquée de Bayonne, est à cet égard un signal d’alarme.

La xénophobie, le racisme antimusulmans tout autant que l’antisémitisme ne sont pas de simples opinions dérivantes. Ils conduisent certains secteurs de la société, et non simplement quelques esprits égarés, à les traduire en volonté de tuer. Prenons bien garde à cette américanisation de notre existence collective : outre-Atlantique, les prêches suprémacistes qu’a libérés l’accès de Donald Trump à la Maison Blanche font des mosquées ou des synagogues des cibles régulières.

Foin de la langue de bois : la responsabilité du président de la République est ici directement engagée. En choisissant, au début de ce mois, de désigner « l’immigration » comme l’un des fléaux qu’affrontent les « classes populaires », il a ouvert une fatale boîte de Pandore. Non que d’autres n’aient déjà dit la même chose avant lui, mais c’est le premier magistrat du pays qui, cette fois, s’est aventuré sur ce terrain marécageux, conférant à ce genre de propos une tout autre portée. Je le soulignais, pour cette raison, dans mon rapport sur le moment politique présent, devant le conseil national du Parti communiste français, le 12 octobre : « On voit bien le but recherché. Il veut faire diversion sur les questions identitaires pour ne pas avoir à parler de la question sociale. Il cherche à détourner l’exaspération des citoyens contre les migrants. mais on voit bien aussi les dégâts que peut provoquer une stratégie qui s’emploie délibérément à empuantir le débat public. Le parti de Le Pen n’a presque plus rien à dire, sinon aller jusqu’au bout de sa proposition d’épuration de la société française, d’autres parlent avec ses mots. Et à ses franges, les pires discours trouvent une légitimité à s’exprimer sans complexe. Comme lorsqu’un Zemmour reprend à son compte une rhétorique tout droit sortie des factions antisémites du XIX° siècle et des ligues fascistes de l’Entre-Deux guerres, pour s’en prendre aux étrangers, aux musulmans, à ce qui n’est pas son fameux ‘’homme blanc, hétérosexuel et catholique’’, bref pour s’en prendre à tout ce qui fait l’identité républicaine de la France. »

S’engouffrant dans la brèche, non seulement ledit Zemmour mais les partisans nationaux-libéraux de Madame Maréchal ont promptement retrouvé les accents du fascisme. Ce dernier ne saurait, en effet, s’imaginer de nos jours dans les formes qu’il revêtit dans les années 1920 et 1930. Les temps ont changé et l’affaiblissement du mouvement ouvrier autorise l’extrême droite à remiser (au moins pour un temps…) les défilés aux flambeaux et les gourdins de ses détachements sombres. Elle n’en poursuit pas moins l’objectif du remodèlement ethnique de la nation, lequel suppose la désagrégation de la République et de ses principes fondateurs. Gérard Noiriel, dans son excellent pamphlet Le Venin dans la plume (aux éditions La Découverte), est parfaitement fondé à souligner ce qui relie Édouard Drumont, grand pourfendeur de la « France juive » à la fin des années 1800 et l’un des principaux inspirateurs de Mein Kampf ultérieurement, à un Zemmour aujourd’hui. De l’un à l’autre, on retrouve la même vindicte délirante, les mêmes obsessions complotistes, la même détestation de la modernité, le même appel à la restauration des ordres et hiérarchies de l’Ancien Régime, la même attente d’une régénération par la lutte contre « l’Anti-France ».

Et lorsque le chroniqueur du Figaro-Magazine, désormais salarié de CNews où il a chaque soir antenne ouverte, en vient à se réclamer du général Bugeaud qui, au début de la colonisation de l’Algérie, « commence à massacrer les musulmans et même certains juifs », c’est l’apologie délibéré du crime de masse qui fait son grand retour dans notre vie publique. On ne peut considérer comme une pure coïncidence que, quelques jours plus tard, un ancien candidat du Front national en arrive à ouvrir le feu sur un lieu de culte musulman…

Bien des commentateurs en viennent à présent au constat que la controverse sur les dangers attribués à l’immigration a échappé au premier personnage de l’État. Je le crois volontiers. D’autant qu’un gouffre sépare les sentences apocalyptiques de la réalité des chiffres : on ne dénombre présentement que 11% de personnes nées à l’étranger, ce chiffre incluant celles et ceux qui ont obtenu la nationalité française ; 33 500 individus seulement entrent chaque année sur ce sol au titre de l’immigration « économique » ; et les premiers concernés par la concurrence si souvent dénoncés comme pénalisant les salariés, sont… le plus souvent les immigrés des années précédentes.

Reste, tout de même, que Monsieur Macron ne songe nullement à changer de braquet, réservant le second passage de sa lame accusatrice à Valeurs actuelles, hebdomadaire officieux de l’ultradroite occidentaliste. Tout à son entreprise de « triangulation » du débat politique, à travers laquelle il cherche à couper l’herbe sous le pied de Madame Le Pen, il va jusqu’à reprendre à son compte la phraséologie de cette dernière, s’en prenant par exemple aux « droits-de-l’hommistes main sur le coeur » et à un « tiers-mondisme non-aligné aux relents marxistes ». L’objectif est clairement réaffirmé d’une remise en cause des dispositifs d’accueil des réfugiés et, singulièrement, de l’aide médicale d’État. Sa démarche l’amène, presque inévitablement, à amorcer une véritable bombe à fragmentations, lorsqu’il explique que s’additionneraient désormais « fait migratoire » et « fait religieux ». Il contribue, ce faisant, à cette dérive porteuse de guerre civile qui amalgame immigration, droit d’asile, islam, intégrisme et terrorisme.

Il suffit, désormais, qu’un fonctionnaire, rallié au salafisme mais ayant échappé à la vigilance de son administration, assassine quatre de ses collègues au coeur de la préfecture de police de Paris, pour que l’on en appelle à une « société de vigilance » destinée à traquer les « signaux faibles » de radicalisation religieuse, le ministre de l’Education nationale allant jusqu’à s’alarmer des « petits garçons qui refusent de tenir la main des filles ». Il suffit qu’un élu lepéniste de la Région Bourgogne-Franche-Comté invective, en pleine assemblée, une femme voilée accompagnant une sortie scolaire, ce qui met ce conseiller hors-la-loi, pour que des éminences gouvernementales s’aventurent, contre les principes codifiées de la laïcité, à dénoncer « la pratique régulière et ostentatoire de la prière » ou assènent que « le voile n’est pas souhaitable dans notre société » (propos allant très au-delà de l’interdiction, parfaitement justifiée elle, de marques d’appartenance religieuses dans l’institution scolaire ou, s’agissant de leurs agents, dans les service publics). Force est ainsi de constater que l’on glisse insidieusement de l’encouragement à la « vigilance » de chacun et chacune face à des comportements proto-terroristes (encouragement qui, en lui-même, pose déjà un problème considérable en ce qu’il confie à la population une mission relevant prioritairement de la puissance publique) à une société de la suspicion généralisée, voire de la délation, d’où ne peuvent sortir que des communautarismes exacerbés, se dressant les uns contre les autres.

Jusqu’ici, notons-le quitte à déplaire aux théoriciens du « grand remplacement » ou aux contempteurs d’une « islamophobie » qui gagnerait tout le corps social, la digue républicaine a plutôt résisté. Le sondage dont le Journal du dimanche a cru bon de faire sa manchette, le 27 octobre, en atteste. Certes, une très grande majorité de nos concitoyens (très au-delà, donc, des « Français de souche » chers à certains ou des « Blancs dominants » que fustigent d’autres à longueur de temps) se disent favorables à l’interdiction des signes religieux pour les parents accompagnateurs de sorties scolaires, mais ils étendent leur refus à l’ensemble des pratiques confessionnelles et non au seul voile islamique. Plus significativement encore, la question identitaire agitant les plateaux télévisuels se voit supplantée, dans les préoccupations des Français, par les problèmes de santé, d’emploi, de pouvoir d’achat, de sécurité ou de défense de l’environnement. 62% des sondés se montrent en outre favorables aux repas de substitution dans les cantines pour les élèves musulmans ou juifs ne consommant pas de porc. Comme quoi, la volonté d’intégration de tous les citoyens, quelles que soient leurs convictions intimes, continue de s’opposer aux opérations de diversion etc de division.

La digue tient… mais pour combien de temps ? Petit à petit, soyons lucides, se resserre sur notre Hexagone le piège qui peut le désagréger et ouvrir le chemin à n’importe quelle aventure. Entre un néo-fascisme qui exploite cyniquement le mal-vivre afin d’empêcher le peuple de trouver une solution collective aux maux qui l’assaillent, et un intégrisme totalitaire qui prétend substituer la loi de Dieu à celle des humains, ce n’est certainement pas grâce à des néolibéraux aspirant à réduire toujours davantage le périmètre de l’État et les droits sans lesquels la justice est un vain mot, que l’horizon s’éclaircira. À preuve, à mi-mandat, l’écrasante majorité de nos compatriotes considèrent que l’élection d’Emmanuel Macron ne fut pas une bonne chose, ce qui permet au Rassemblement national de se retrouver au coude-à-coude avec la République en marche, dans les enquêtes d’opinion, en vue de la prochaine présidentielle.

Il est grand temps de retrouver la République. Celle qui consacre la nation comme une communauté politique, et non ethnique ou religieuse, de citoyens que ne distinguent ni leurs origines ni leurs croyances. Celle qui ne peut exister que par l’égalité et la fraternité imbriquées, lesquelles supposent que le combat contre l’inégalité triomphe de toutes les logiques de morcellement et de replis identitaires. Celle qui, grâce à une laïcité ne se confondant ni avec un subtile équilibre de la liberté de conscience avec la liberté de culte, ni avec l’exclusion de plusieurs millions d’hommes et de femmes, veut émanciper en aidant le corps citoyen à se soustraire à l’emprise des religions, des dominations ethniques et des dogmes aliénants.

Il est plus que temps, aussi, de replacer au coeur du débat public les véritables défis que doit relever notre société, si elle veut s’extraire de la spirale des régressions de toute sorte et des paniques idéologiques. Un an après le surgissement du mouvement des « Gilets jaunes », ces défis restent le chômage et la précarité, le pouvoir d’achat, le besoin de services publics étendus afin que chacune et chacun trouve sa place dans la collectivité, le droit à la santé et à une retraite permettant de vivre dignement, une nouvelle industrialisation favorisée par la conversion écologique de l’économie, la reconquête de l’égalité territoriale et de la démocratie citoyenne afin de recoudre la cohésion de la nation…

Ce sont toutes ces questions, loin des démagogies occupant le devant de la scène, que mettent à l’ordre du jour les rendez-vous sociaux et politiques des prochains mois, de la lutte des personnels de la santé à celle des privés d’emplois, de la journée du 5 décembre en défense des retraites aux élections municipales. C’est à elles que la gauche, si elle veut redevenir une grande force d’espérance, doit consacrer tous ses efforts. Car c’est de cette manière que les Lumières éclaireront de nouveau l’avenir…


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