Face à la crise du capitalisme et au retour des monstres Penser le futur

mardi 12 novembre 2019.
 

Par Olivia Carolino Pires, économiste et chercheuse à l’institut de recherche Tricontinental au Brésil. Elle était l’invitée des AmFis d’été 2019 à Toulouse pour participer à la conférence « des résistances aux révolutions citoyennes dans le monde ».

Avec cet article, suite aux AmFis, Olivia Carolino Pires nous parle de l’Institut Tricontinental réparti sur les trois continents du Sud Global, des enjeux de la lutte contre le capitalisme aujourd’hui, la montée des fascismes dans le monde et de la confluence des luttes populaires latino-américaines avec la révolution citoyenne

La conférence « des résistances aux révolutions citoyennes dans le monde » a permis la rencontre de la révolution soudanaise avec la perspective des processus révolutionnaires en Amérique latine, grâce à la France Insoumise, qui a développé le concept de révolution citoyenne. Nous avons eu l’honneur d’écouter le témoignage de Rachida Shams Al Din sur le processus révolutionnaire en cours au Soudan et avons eu l’occasion de présenter le travail de l’Institut Tricontinental de recherche sociale.

L’institut Tricontinental est un centre de recherche au service des mouvements populaires du sud global, actif en Amérique latine, en Afrique du Sud et en Inde. C’est une initiative récente qui naît dans le cadre de l’assemblée internationale des peuples (AIP) pour se consacrer à la bataille des idées en lien avec collectifs de communication populaires et avec les écoles de formation politique des trois continents.

Nous avons emprunté à la Révolution cubaine le nom de l’Institut, qui fait référence au « message au peuple par le Tricontinental » d’Ernesto Che Guevara dans les années 1960. Le terme de Bataille des idées était aussi utilisé par Fidel Castro dans les années 1990. Notre objectif est de diffuser la vision du monde de la classe ouvrière, de combler le fossé entre la pensée académique dans les universités et les mouvements sociaux, et de construire une théorie du futur à partir de la pratique des mouvements populaires.

Je viens du Brésil, un pays qui est en train de réapparaître sur la carte mondiale de la faim, avec des taux toujours plus élevés de chômage et de violence. Un pays dont l’ancien président est prisonnier politique depuis plus de 500 jours, alors qu’il a été condamné sans preuves. Il y a quelques mois, la ville dans laquelle je vis était recouverte de cendres provenant de l’incendie de la forêt amazonienne. Ce n’est pas simplement un problème pour ma fille ou d’autres enfants de São Paulo. C’est un problème pour l’humanité. Voilà les principaux enjeux de la conjoncture brésilienne et qui animent en ce moment nos dirigeants des mouvements populaires.

C’est pourquoi les mouvements populaires ont créé l’institut de recherche Tricontinental. Faire la médiation entre la conjoncture politique et la théorie révolutionnaire. Les chercheurs de l’institut sont des militants issus des mouvements sociaux et jouent un rôle de premier plan dans cette tâche de réflexion sur notre pratique, de systématisation et d’organisation des arguments pour mener la bataille des idées.

Le principal problème des révolutionnaires du Brésil et de l’Amérique latine est l’impact de la crise mondiale qui favorise une offensive néolibérale et des gouvernements autoritaires. Et c’est autour de ces thèmes que se déploient les trois axes de l’agenda mondial de l’Institut.

La crise du capitalisme mondial

Le capitalisme est donc l’un des axes de la recherche. Le capitalisme mondial n’a aucun moyen de sortir de sa propre crise. Nous la comprenons comme une crise du modèle d’accumulation du mode de production capitaliste, qui se traduit par une offensive prédatrice sur la richesse nationale et la main-d’œuvre. Dans d’autres crises structurelles du capital, telles que dans l’entre-deux guerres (1929), confrontées à une situation internationale défavorable, des pays sous-développés tels que le Brésil, l’Argentine et le Mexique ont trouvé l’occasion de développer un processus d’industrialisation dépendant. Dans la crise actuelle, ces pays traversent un processus intense de désindustrialisation.

Il est important d’appeler les choses par leur nom : il s’agit d’une offensive de l’impérialisme avec un agenda néolibéral à satisfaire. Je soulignerai trois points de cet agenda du capital pour lesquels l’Amérique latine et le Brésil sont stratégiques.

Le premier est la transformation des droits en marché. L’exploitation accrue de la main d’œuvre (classe ouvrière) se produit par la suppression des droits conquis par le passé, la désorganisation des relations de travail qui jette les travailleurs vers le chômage, le travail informel et la précarité. Aujourd’hui, au Brésil, nous luttons contre les effets nocifs de la réforme du travail menée par le gouvernement putchiste de Michel Temer.

La deuxième dimension de l’agenda capitaliste en Amérique latine est le contexte de dispute pour l’État. Elle se produit d’une part sur le plan politique pour chercher à adapter les cadres juridiques de l’État et ses institutions aux exigences de l’accumulation de capital. D’autre part sur la plan économique, à travers la privatisation des entreprises et des banques publiques et le conflit sur la valeur sociale à travers la privatisation et la capitalisation des fonds publics. Aujourd’hui, au Brésil, nous luttons contre la réforme des retraites du gouvernement Bolsonaro, qui impose une véritable destruction du système de sécurité sociale.

Le pillage des biens naturels est la troisième dimension stratégique de l’offensive néolibérale que je souhaite mettre en évidence. Cela se traduit concrètement par des conflits sur les territoires pour l’accaparement privé des ressources énergétiques telles que le pétrole, les minerais, la terre, l’eau et la biodiversité. Il convient de noter que sous les sols de toutes les nations en guerre il y a du pétrole ou une autre ressource stratégique.

Le retour des monstres

Le deuxième axe de recherche de l’Institut Tricontinental, que nous appelons « les monstres », désigne l’état de zombies des démocraties. Dans cet axe, nous produisons une réflexion sur le contrôle idéologique de l’offensive néolibérale qui crée les conditions pour des gouvernements autoritaires.

Il y a une guerre de l’impérialisme contre les peuples qui résistent. La résistance des peuples est réprimée soit par des mensonges, par de fausses informations, la décrédibilisation des dirigeants, soit par la répression, la criminalisation et la judiciarisation de la lutte proprement dite.

La défaite des USA au Vietnam a montré que la résistance des peuples peut imposer une défaite à la technologie de guerre. Agir sur le terrain économique, diplomatique ou militaire n’est pas suffisant pour exercer une domination, il faut exercer une domination également dans le domaine de la culture et des valeurs. Ainsi, dans les années 1990, le Pentagone a développé la doctrine dite de la « domination du spectre complet », cherchant le plein contrôle des émotions, des désirs, de la langue, de la culture, des marchés : tous les domaines de la reproduction et de l’organisation de la vie pour dominer les cœurs et les esprits et les ajuster aux normes du capital. En d’autres termes, la domination n’est pas seulement extérieure, elle vient de l’intérieur lorsque les opprimés finissent par voir le monde selon les critères de l’oppresseur.

Une autre dimension est la destruction de la culture des classes populaires qui favorise un processus de fascisation de la société. Aujourd’hui, le téléphone est le principal accès des classes populaires à la culture et, via ce téléphone, elles assimilent la domination des grandes corporations. La restructuration des processus de production entraîne l’atomisation de la classe ouvrière dans la représentation politique de sa propre sociabilité.

La destruction et la précarité du travail génèrent un énorme contingent humain brutalisé, apte à être éliminés soit par le suicide, le génocide ou la migration forcée de réfugiés. C’est un terrain fertile pour élire des gouvernements de droite allant de Bolsonaro au Brésil à Modi en Inde.

Penser le futur

Le troisième axe de recherche de l’Institut Tricontinental est une invitation à penser le futur via une réflexion sur les conditions nécessaires à la mise en place d’un processus révolutionnaire en Amérique latine. Pour penser radicalement à l’avenir, nous allons à la « racine » de la tradition révolutionnaire latino-américaine. Les peuples latino-américains ont un véritable patrimoine de résistance théorique et de pratique marxiste forgé dans les luttes de libération nationale.

Dans l’histoire des peuples d’héritage colonial, il y a une lutte constante pour la démocratie et la justice sociale. Contrairement aux processus classiques, tels que la Révolution française qui inaugure dans la modernité les notions de République et de citoyenneté, l’Amérique latine se heurte à une lutte permanente pour que le peuple puisse entrer dans l’histoire de la construction nationale.

Le fait que le peuple n’ait pas participé aux mouvements d’indépendance du XIXe siècle a engendré une déformation de l’État-nation dans nos pays. Les idéaux de la modernité synthétisés dans le lemme d’égalité et de liberté n’ont pas germé dans l’État bourgeois latino-américain. La bourgeoisie de ces pays a renoncé à un projet national et s’est historiquement associée à l’impérialisme. Notre démocratie a un défaut de naissance dans notre formation nationale, ce que le politologue brésilien Florestan Fernandes qualifie de démocratie asphyxiée.

Notre développement économique est dépendant et sous-développé. Plus les revenus se concentrent, plus les inégalités augmentent, ce qui est largement abordé dans les théories de la dépendance et du sous-développement. Le vide de la question nationale dans la constitution de l’État fait que cette question nationale en Amérique latine est un des thèmes de la lutte révolutionnaire.

Il appartient au peuple, dans un mouvement en tant que classe, de réaliser les aspirations à l’égalité (universalisation des droits civils) ; liberté (appropriation du territoire par le peuple) dans un processus de nécessaire de transition vers le socialisme.

Révolutions citoyennes ou populaires ?

Depuis la révolution cubaine, révolution socialiste de libération nationale, le lit historique révolutionnaire latino-américain a montré qu’on ne sépare pas une lutte anti-impérialiste d’une lutte socialiste et de la lutte pour la démocratie, au sens de la prééminence de la participation populaire.

Ainsi les principales contributions du marxisme latino-américain aux révolutions populaires dans le monde se situent dans la synthèse entre la question nationale et l’internationalisme prolétarien ; et la synthèse entre le peuple et la classe populaire en tant que catégories d’analyse de la réalité pour penser la lutte révolutionnaire.

J’estime important de noter que cette « pensée critique » forgée dans les processus de lutte latino-américains n’annule pas le marxisme universel, mais constitue un exercice de pensée autonome, une méthode d’appropriation rigoureuse de la théorie universelle et de son application créative pour transformer la réalité concrète.

L’expérience du Venezuela a montré un processus par lequel le peuple entre dans l’histoire de la construction nationale et exerce sa souveraineté. L’expérience de l’organisation populaire dans ce pays est l’expérience d’un peuple qui, depuis vingt ans, a appris à exercer le pouvoir et à assumer le destin de la construction du pays. Pour cette raison, le Venezuela dispose des conditions nécessaires pour résister à l’offensive impérialiste. Des processus constituants tels que l’État plurinational de Bolivie et le processus de constitution citoyenne en Équateur ont permit concrètement l’avènement de la citoyenneté pour la lutte populaire.

Nous trouvons le débat proposé par la France insoumis sur la Révolution Citoyenne très intéressant. La notion de citoyenneté dans la culture politique du Brésil est une catégorie qui peut être utilisée aussi bien à gauche comme à droite. Dans cette matrice d’interprétation théorique, nous comprenons que les plus pauvres du Brésil n’ont pas été élevés au rang de la citoyenneté ou n’y ont été admis que de manière incomplète. Nous utilisons le terme Révolution à caractère national et populaire, qui souligne le droit du peuple à entrer dans l’histoire, organisé en tant que classe, afin d’exister en tant que peuple et de devenir un État-Nation. De même, le terme « populaire » dans la culture politique française peut être approprié à la fois à gauche et à droite.

Promouvoir la rencontre de ces conceptions nous a permis, dans le dialogue fraternel, de comprendre que la Révolution Démocratique Nationale et Populaire (au Brésil) et la Révolution Citoyenne (en France) ont en commun le même contenu d’émancipation.

Au nom de l’Institut Tricontinental, nous voudrions vous remercier pour l’invitation à participer aux AMFis 2019 à Toulouse. Une rencontre qui nous a permis d’échanger des conceptions et des pratiques de transformation de la société avec beaucoup d’internationalisme. Une rencontre qui nous permet de mieux comprendre où nous allons et en même temps de comprendre que nous luttons pour toute l’humanité. Une réunion pour conspirer, c’est-à-dire pour respirer le même air avec des camarades du monde entier qui construisent un processus unique d’émancipation des peuples.


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