Comment reconstruire la gauche ? ( Entretien Lienemann, Aguiton, Bessac, 2ème partie)

jeudi 12 juillet 2007.
 

Marie-Noëlle Lienemann Je ne suis pas d’accord pour dire qu’un certain nombre de concepts historiques de la gauche ne sont pas adaptés à la mondialisation. Je crois à l’économie mixte. Pourquoi renoncerait-on à une appropriation nationale, collective ou socialisée de tout ou partie du capital ? Je milite pour changer les conditions de travail dans le tiers-monde, mais la course de vitesse n’attend pas : la déstructuration de notre modèle social est en jeu. Ce ne sont pas les mobilisations en Chine ou en Inde qui vont changer tout de suite notre situation. Ne les sous-estimons pas, mais la priorité en France reste la perméabilité au capital étranger : on est en train de vendre Danone aux Américains. D’ici à trois ans des pans entiers de notre industrie agroalimentaire vont disparaître si on ne lance pas des stratégies de recaptation du capital par la puissance publique permettant de reprendre pied dans certains secteurs. L’effet de serre aussi repose la question du développement autocentré, de cette espèce de folie furieuse du transport à bas prix. Un monde géré par le marché qui serait naturellement en voie d’harmonisation ? Personne n’y croit. Partout les inégalités s’accroissent. L’alternative, c’est un monde multipolaire, mais organisé, où l’on négocie les équilibres des modèles sociaux à construire de part et d’autre. On a la chance en France d’être dans un pays historiquement matricé par l’idée républicaine. On s’est rarement montré à la hauteur de cette ambition. Or, il faut bien le dire, le camp progressiste qui a abandonné à Sarkozy le thème d’Alsthom, de l’identité nationale (avec toute l’ambiguïté qu’il lui a donné) n’apparaît pas comme le meilleur garant d’une lutte contre la mondialisation libérale : c’est une des raisons de son échec dans le monde ouvrier et parmi les couches populaires.

Patrice Bessac L’élection présidentielle confirme au moins une donnée : il n’y avait pas d’issue pour la gauche dans l’acceptation et l’accompagnement de ce libéralisme. Ensuite dans le rapport au changement à la gauche. Je suis en overdose de discours sur les valeurs et les bons sentiments. Nous devons affronter la contestation du capitalisme sur le terrain de l’efficacité et du pragmatisme. Par exemple, on nous sert en ce moment une théorie sur la baisse des prix de l’énergie, mais tout le monde sait que la libéralisation va entraîner à la fois une augmentation du coût pour les usagers et de moindres investissements pour affronter les mutations énergétiques. C’est la preuve de l’efficacité de la socialisation du service public. Il faut s’attaquer à la libre circulation des capitaux dans le monde.

Christophe Aguiton Laisser à Sarkozy le monopole de la défense d’Alsthom est complètement suicidaire. La gauche doit être capable d’intégrer trois niveaux de réponses. Le niveau national : je suis d’accord avec ce que vous avez dit. Un autre niveau, oublié par la gauche, est celui du socialisme de Marx, Proudhon ou Bakounine : les coopératives, avec l’idée de redonner du pouvoir aux salariés producteurs, mais aussi aux consommateurs. Le troisième niveau est contemporain à l’altermondialisme, c’est l’extension des domaines du bien commun pour l’humanité. Je pense au logiciel libre et à tout ce qui se joue autour de la propriété intellectuelle. C’est une question clé dans le capitalisme mondialisé ou, plus encore que le processus de fabrication, c’est la propriété intellectuelle qui fait la richesse des firmes.

Marie-Noëlle Lienemann En effet, la question centrale est celle des ouvriers et employés qui pour une part avaient voté Le Pen et cette fois Sarkozy. La gauche n’a pas été capable de les capter. Ils doivent être pourtant son coeur de cible. Comment les reconquérir ? Si on s’autodénigre, on risque de ne pas les convaincre. J’ai des tas de critiques à faire sur les 35 heures. Et nombreux étaient ceux qui, au PC et au PS, ont vu le problème sans réussir à réorienter la politique de la gauche. Il faut une structure politique unitaire qui, au-delà des compromis de gouvernement, fasse régulièrement le point. Sinon, c’est la force dominante du parti dominant qui l’emporte. Sur le champ des biens communs mondiaux, certaines valeurs ne correspondent pas forcément à l’attente des salariés, mais sont fondamentales. Cela rejoint un combat comme celui de la gratuité de biens qui ne sont pas marchands. À qui appartiennent les brevets d’une entreprise ? Les salariés doivent avoir un droit de préemption en cas de coup dur. C’est une façon de se réapproprier les richesses créées. Il est terrible de voir que la gauche a reculé sur ce concept de gratuité. Ce qui est gratuit nous rendrait irresponsable ! Comme si l’argent était une responsabilisation... Enfin, il y a les droits fondamentaux de la personne humaine. J’ai été révoltée par le discours de Ségolène Royal sur le donnant-donnant. C’est l’importation du modèle anglo-saxon : un droit s’accompagne d’une compensation. Le modèle français, lui, considère qu’il y a des droits fondamentaux de la personne dans un pacte politique, un contrat social. La gauche a tous les ressorts pour être totalement moderne.

Reconstruire la gauche, cela passe par quoi ? Un programme ? Une coalition ? Revisiter des valeurs ?

Christophe Aguiton Il faut apprendre des mouvements sociaux. Les partis n’ont pas l’habitude de le faire. C’est le revers de la médaille de la charte d’Amiens sur l’indépendance syndicale et associative que je ne remets absolument pas en cause. Ensuite, il faut refonder la gauche en recréant des cadres unitaires sans affaiblir et affadir la réflexion stratégique. Nous avons besoin d’unité, mais aussi de confrontation, c’est le seul moyen de reprendre le fil des grandes questions que se posent nos concitoyens, des grands défis pour l’humanité que nous venons d’évoquer : questions urbaines, énergétiques, sociales.

Marie-Noëlle Lienemann Pour refonder la gauche, il faut prendre appui sur les mobilisations, nous opposer radicalement à ce que va faire Sarkozy. Et le faire en construisant des réponses unitaires. Je rêve d’un grand congrès d’unification. Mais cela ne sert à rien de décréter des formes organisationnelles. Aujourd’hui, nous devons donner du sens à nos perspectives à partir de nos valeurs. Et cette rénovation doit se faire en filiation avec l’identité républicaine française. Ce n’est pas un hasard si Sarkozy a cité Jaurès, Guy Môquet ou Blum. Sans nous fermer à ce que font les autres, copier ce qui se fait en Amérique latine ou dans les social-démocraties européennes me paraîtrait une erreur stratégique. La gauche française a des caractères particuliers.

Patrice Bessac Des divisions issues du XXe siècle n’ont pas vocation à durer éternellement. Mais elles ne sont pas simplement des héritages. Elles sont ancrées dans des conceptions de l’avenir : est-il possible ou pas de dépasser le capitalisme ? L’unité est une des grandes questions à affronter. Mais sauter comme un cabri en disant : nouveau parti, nouveau parti, sans mesurer l’ampleur du débat d’idées et du besoin d’anticipation idéologique, c’est se condamner à rester englué dans les difficultés. Le plus important, c’est la reconstruction de la matrice idéologique du changement. Nous ne sommes pas des voyageurs sans bagage. De Marx en passant par Proudhon, à aujourd’hui, nous avons un héritage à faire fructifier. Celui de penseurs, d’intellectuels, du travail que nous avons réalisé. Mais il faut inventer. Le point de vue critique sur le rôle des partis ne doit pas cacher la nécessité d’un regard critique sur l’ensemble de la gauche. Le mouvement social et syndical est lui aussi face à de très lourdes questions. Je pense que le Parti communiste doit absolument assumer son rôle. En travaillant avec d’autres, il doit être à l’initiative d’un grand effort intellectuel et théorique. Et il faut tirer les enseignements du mouvement antilibéral, de l’échec de l’expérience de 2007. Je pense qu’il vaut mieux réussir un peu qu’échouer beaucoup. Je suis donc pour une politique des petits pas qui nous permette de trouver des formes de coalition, d’alliance, de rassemblement populaire sans courir le risque d’un nouvel échec.

Christophe Aguiton Mais si on ne fixe pas des perspectives et des cadres un peu plus larges, on court le risque de ne jamais avancer. Je vois deux préalables. D’abord tirer le bilangauche à l’étranger et en France (gouvernement Jospin compris) pour savoir si on peut ou non travailler ensemble au regard de notre approche des questions gouvernementales. Ensuite, oui, le syndicalisme n’est pas au mieux de sa forme. Avec la transformation rapide du capitalisme dans la mondialisation il a beaucoup de questions à se poser. Malgré tout, le mouvement social a su trouver des formes nouvelles. Ainsi, Attac a joué un grand rôle à la fin des années quatre-vingt-dix et au début des années 2000. Les mutations sont plus difficiles sur le terrain politique en raison des expériences récentes de la de l’encastrement des partis dans les processus institutionnels. C’est d’autant plus compliqué qu’ils ont beaucoup d’élus comme le PCF, les Verts et évidemment le PS, mais c’est vrai aussi pour LO et la LCR. Les partis ne sont pas au bout de leurs crises et de leurs difficultés. Pourtant, il m’apparaît important de ne pas se contenter de la situation actuelle d’éparpillement. Si elle perdure dans les prochaines échéances municipales, régionales ou européennes l’avenir de la gauche du parti socialiste sera plus que compromis.

Patrice Bessac Cela fait dix ans qu’on parle mutation, renouvellement de la démocratie de parti, primauté du mouvement. À force de déconstruire sans boussoles on s’affaiblit. Je crois par exemple que nous surestimons beaucoup la démarche de démocratie participative. La France n’est pas un canton suisse, le moment politique de l’expression de la souveraineté populaire autour de grands choix est incontournable. Le coeur du problème n’est pas seulement dans le renouvellement de fond en comble des formes de l’action politique, mais aussi dans la capacité à énoncer des choix clairs qui permettent aux citoyens de retrouver leurs marques. Nous avons la responsabilité d’être capables de porter une ambition majoritaire qui amène la gauche au pouvoir sur un programme de changement. Sinon nous renforcerons le bipartisme.

Marie-Noëlle Lienemann Le déficit de la gauche n’est pas tant un déficit de discours que d’action. Tant que les gens n’ont pas le sentiment que des actions concrètes améliorent leur sort, la gauche peut être sympathique, utile pour faire un contre-feu, mais elle ne peut pas gouverner et changer les choses. Je suis autogestionnaire et je crois à des formes de démocratie participative. Mais je crois fondamentalement à la démocratie représentative. C’est le meilleur système même s’il a besoin de contre-pouvoirs. Et je crois aux partis comme la forme la plus aboutie d’action collective. C’est vrai qu’il y a une inertie propre aux appareils qui, s’ils ne sont pas régénérés de l’extérieur, se sclérosent. Mais une recomposition ne peut se faire sans dynamique nouvelle. Des clubs ont souvent joué le rôle de creuset d’une unité politique potentielle en créant des passerelles. L’étape actuelle est celle des débats de fond. Et ce n’est pas le parti dominant à gauche qui peut dicter les termes du rassemblement. Mais sa disponibilité à la dynamique unitaire est fondamentale car s’il est tourné vers le Modem plutôt que vers l’unité des forces de gauche, celle-ci ne reviendra pas au pouvoir et, quoi qu’on dise, la gauche de la gauche ne pèsera pas.

Entretien réalisé par Lucien Degoy et Jacqueline Sellem.


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