Désindustrialisation de la France : pour une approche multilatérale dans un contexte de capitalisme financiarisé et mondialisé

jeudi 26 janvier 2023.
 

Nous avons constitué un dossier sur la destruction des emplois industriels conduisant à une désindustrialisation de la France. Ce dossier est constitué de 13 documents et de quelques liens permettant d’aborder ce phénomène économique dont les implications sociales et politiques sont considérables.

La diversité des sources permet une pluralité d’analyses tant sur le plan économique que sur le plan sociologique et politique.

Ce dossier peut évidemment être lu en plusieurs fois en choisissant les articles dans l’ordre qui convient le mieux au lecteur.

La désindustrialisation peut s’examiner dans le cadre de la mondialisation des échanges, de la division internationale du travail et de la financiarisation de l’économie capitaliste.

Il nous a paru nécessaire d’utiliser une ressource traitant du taux de marge (et de son évolution) des entreprises du secteur industriel. L’amélioration de ce taux de marge peut s’effectuer par les délocalisations et la hausse de la productivité. Mais dans un système où le capitalisme financier devient dominant, les placements spéculatifs dans la sphère financière peuvent être souvent considérablement plus avantageux que l’investissement dans la sphère industrielle de l’économie réelle.

C’est donc essentiellement dans la recherche d’un taux de profit optimal que réside la cause fondamentale de la désindustrialisation en France.

Remarquons que la frontière entre secteur industriel et secteur tertiaire des services est de plus en plus floue et que, par exemple, les services comptables et de gestion de nombreuses entreprises industrielles ont été externalisés pour finalement intégrer le secteur tertiaire. Ce transfert explique en partie la diminution de l’emploi industriel.

Notons aussi que la notion d’ouvriers s’est diversifiée : chauffeurs de camions, manutentionnaires dans une plate-forme logistique ou une grande surface, personnel de ménage dans un hôtel, dans un l’hôpital, dans un établissement scolaire,…, employé municipal chargé des espaces verts ou du ramassage des ordures ménagères, etc. Inversement, des employés du secteur tertiaire peuvent être soumis à des cadences de travail infernales, à un stress analogues à ceux d’un ouvrier travaillant à la chaîne.

La désindustrialisation a pour conséquences la mise au chômage de milliers de travailleurs avec les drames humains que cela implique, la désertification de certaines communes ou régions avec l’effondrement du commerce et des services qui vont avec.

Une autre conséquence importante est la perte de savoirs-faire industriels incarnés par des machines et des qualifications ayant demandé souvent de très nombreuses années d’élaboration et d’expérience. Ce sont aussi des milliers de personnes qui perdent leur identité professionnelle et aussi des métiers qui disparaissent.

Une autre conséquence peut-être aussi une perte de l’indépendance nationale dans différents secteurs vitaux comme ceux de l’énergie, du transport, des télécommunications, etc. Ainsi, la France peut se trouver complètement vassalisée par les États-Unis ou la Chine par exemple. Une autre conséquence est l’impact écologique négatif occasionné par le « grand déménagement du monde » et la difficulté pour notre pays d’avoir les moyens industriels pour assurer la transition écologique et énergétique.

Après 30 ans de politique économique menée par les démolisseurs libéraux, la France est désormais l’un des pays les moins industrialisés d’Europe : l’industrie française est devenue un champ de ruines même s’il existe encore sur notre territoire des usines en fonctionnement.

Premier article : La grande braderie de l’économie française

Source : Le club de Mediapart https://blogs.mediapart.fr/pierre-s...

Blog : Le blog de PIERRE SASSIER 27 janv. 2019

"La France vendue à la découpe". C’est le titre d’un livre de Laurent Izard qui rappelle que depuis 30 ans, notre patrimoine industriel est vendu à l’encan. C’est aussi ce que rappelle l’affaire Alstom qui ressort aujourd’hui. Ces affaires obéissent à une logique de très court terme, la réduction de nos déficits budgétaires par la vente de "bijoux de famille".

Nous pouvons nous laisser guider par l’hebdomadaire Marianne, qui publie de larges extraits du livre de Laurent Izard, C’est dans tous les domaines que s’exerce cette grande braderie. On nous y apprend d’abord que le traité de Maastricht, entré en vigueur fin 1993, autorise les états à comptabiliser la vente de leurs actifs comme des "recettes normales", c’est à dire des entrées d’argent qui aident à respecter les critères imposés en termes de déficit budgétaire et de dettes publiques. La boîte de Pandore est ainsi ouverte, car cette clause du traité déclenche la grande braderie.

C’est d’abord la vente du patrimoine immobilier français à des fonds d’investissement - de préférence étrangers - qui revendent les immeubles d’habitation à la découpe après expulsion de leurs locataires. Marianne donne une longue liste d’avoirs vendus à des intérêts étrangers, quelquefois à des prix étonnamment bas. Cette tendance touche également les immeubles de bureau et les bâtiments publics.

La vente à l’encan des avoirs privés est également en cause, en particulier dans le domaine agroalimentaire. Les terres agricoles sont soumises à un phénomène de financiarisation internationale qui tend à donner à l’agroalimentaire une gestion actionnariale. Plus de 40% des terres agricoles françaises sont détenues par des sociétés anonymes, contre 10% il y a seulement 10ans. Ce phénomène de financiarisation internationale tend à donner à l’exploitation agricole une gouvernance marquée par une logique strictement financière, avec des conséquences méconnues qui peuvent se révéler, dès le court terme, dramatiques : d’abord l’augmentation mécanique du prix des terres agricoles dans un contexte où les investisseurs rachètent des terres à un prix équivalent à 3 fois ceux du marché, rendent de plus en plus difficile l’installation de jeunes agriculteurs qui, de plus, devront faire face à la concurrence de consortiums géants. Sur le long terme, il y a le risque que les racheteurs - essentiellement chinois - préfèrent servir en priorité les marchés de leur pays plutôt que le marché français, avec des risques de pénurie alimentaire qui sera organisé comme l’a été la grande famine en Irlande au 19ème siècle. Il y a un risque évident qui devrait pousser les pouvoirs publics à prendre des mesures de restrictions sur les achats de terres agricoles et de renforcement juridique et financier des SAFER ; Ici, l’état peut être mis en cause non pas directement, mais pour son inertie : c’était une promesse d’Emmanuel Macron dont on attend toujours l’ombre d’un début de réalisation.

Dans le domaine de l’industrie, la liste, illustrée par Marianne sous la forme de pierres tombales au nom des industries françaises, est vertigineuse. A la mémoire du commun des mortels s’imposent les cas d’Arcelor, cédé aux indiens et devenu depuis Arcelor Mittal, et d’Alstom, dont la partie énergie a été cédée aux américains contre de fallacieuses promesses de maintien d’emploi et la partie transports se trouve aujourd’hui sous la domination de Siemens.

Marianne consacre une interview au délégué CFE-CGC de Technip - une de ces entreprises bradées aux Américains. L’interviewé explique : "En 2016, lorsque Emmanuel Macron soutenait cette fusion [avec le texan FMC] ? Technip était deux fois plus gros de FMC. Nous souffrions alors de la crise pétrolière inattendue de 2015, mais notre trésorerie nous permettait d’attendre le redémarrage d’investissements gaziers en 2018, en Russie notamment". A cette vente injustifiée d’une entreprise en bonne santé financière s’ajoute la suppression de 100 emplois, mais également le transfert aux Etats-Unis de plus de 2000 brevets qui appartenaient à la société française. Et Macron a osé, à l’époque, parler de cette opération conne d’une "fusion entre égaux" ! Quand on nous dit par ailleurs que le PDG s’est fait attribuer "12.7 millions de dollars avec l’aval d’administrateurs dont les jetons de présence vont flamber de 80000 à 300000 euro", le mot qui vient à l’esprit esr corruption !

Pour compléter ce dossier de Marianne ( en pièce jointe), il y a également le témoignage livré par Frédéric Pierrucci, ancien dirigeant d’une filiale d’Alstom, dans son ouvrage intitulé "le piège américain 3". Il y raconte comment, un an avant l’opération Alstom-General Electrics, la justice américaine a déterré à son encontre une affaire de corruption vieille de 15 ans et l’a condamné à deux ans de prison. Obligé de transiger pour éviter une lourde peine, il a été froidement lâché par sa maison mère et licencié par Alstom pour avoir plaidé coupable. Cette histoire est donc celle d’un fusible du PDG Patrick Kron, qui, selon les mots de l’ancien cadre dirigeant, "imagine peut-être avoir trouvé la solution pour échapper aux procureurs : vendre à GE l’ensemble des activités énergies et réseaux que les Américains convoitent depuis tant d’années".

Une coîncidence qui interpelle et autorise le rapprochement avec le panier de crabes de l’affaire Carlos Gohsn, dans laquelle il est permis de voir un coup monté des japonais pour récupérer la direction de Nissan, voire prendre le contrôle de Renault. Pour Frédéric Pierrucci, la procédure judiciaire dont il a été victime avait pour but de faire main basse sur Alstom et c’est bien ce qui s’est passé. La justice américaine, qui abuse honteusement de la position prépondérante des Etats-Unis pour sanctionner toute transaction en dollars ou via l’envoi de mails au moyen des fournisseurs d’accès américains, a coûté aux entreprises françaises - rappelle l’auteur - 13 milliards de dollars. Pierrucci commente : "Ce racket, car c’est bien de cela dont il s’agit, est inédit par son ampleur", , rappelant que GE "a racheté quatre sociétés dans ces conditions en dix ans". C’’est pourtant Donald Trump qui parle de "déloyauté" européenne (!!) vis-à-vis des États-Unis et l’Union Européenne qui s’accroche à la notion bidon de "concurrence libre et non faussée (!!!).

Bien entendu, Kron réfute tout lien entre la vente d’Alstom à General Electrics et l’affaire Perrucci. De même, interrogée par la commission d’enquête parlementaire sur Alstom, la secrétaire d’État concernée répond que le groupe français "n’avait pas la taille critique pour faire face à la concurrence ; ses activités énergétiques n’étaient pas viables à long terme", point de vue que ne partage pas Perrucci (Il est plaisant d’entendre un membre de ce gouvernement parler de long terme, alors que sa politique industrielle ne vise que le court terme !). Mais l’affaire dépasse désormais le seul cadre d’une enquête parlementaire, car le parquet à été saisi, procédure qui pourrait même aller jusqu’à éclabousser Emmanuel Macron.

La vente à la découpe de nos équipements publics est également mentionnée. Avec la privatisation de l’aéroport de Paris, Macron n’en est pas à son coup d’essai puisqu’il y a cinq ans, il avait procédé à la privatisation de fait de l’aéroport de Toulouse au profit d’un fonds privé d’investissement chinois. Aujourd’hui ; les actions détenues par l’État (50,6%) pourraient être cédées au privé pour un montant de 8 à 10 milliards d’euro, alors que ce géant aéroportuaire est rentable. Maintenant, c’est au tour de l’aéroport de Paris, souligne Marianne dans un article titré "Et maintenant, on vent nos frontières. En effet, confie l’auteur du rapport de la commission sénatoriale sur le sujet : "Comment confier à une entreprise privée, peut-être étrangère, la gestion des aéroports au vu des problèmes de sécurité, de fuite d’information et d’accès à des données personnelles sans une très grande prudence ?"

Cette politique de "vente à la découpe" est extrêmement grave sur le plan stratégique, car elle a fait perdre à la France en quelques années sa masse critique industrielle, sans que nos pouvoirs publics ne prennent de mesures pour mettre fin avec cette vulnérabilité de l’économie. Et c’est un problème qui semble bien français, puisque l’autre grand pays de l’UE, l’Allemagne, n’y est pas confronté (en ligne pièce jointe, l’article de Marianne sur le sujet). Il faudrait se demander pourquoi.

Un seul en était conscient et un seul s’est opposé, Arnaud Montebourg, ministre des finances au moment des ventes d’Arcelor-Mittal et Alstom.

Deuxième article : 25 ans de déclin industriel en France.

Source : La Tribune https://www.latribune.fr/opinions/t...

Tribune publie chaque jour des extraits issus des analyses diffusées sur Xerfi Canal.

Le déclin industriel français ne date pas d’hier. Les années 90 s’ouvrent sur une chute brutale de la production manufacturière : -12,5% entre le 1er trimestre 90 et le 4ème trimestre 93. L’économie française comme celles des autres pays avancés tombe en récession. Récession amplifiée, en France, par le durcissement de la politique monétaire : les taux d’intérêt flambent et les entreprises comme les ménages doivent se désendetter d’urgence. Cela met à terre la construction, un débouché majeur de l’industrie, ce qui accentue sa chute.

Une descente aux enfers en dents de scie

Cette descente aux enfers va prendre fin début 1994. En moins d’un an, la moitié du chemin perdu est récupérée, et à l’été 95, le niveau de la production n’est plus qu’à 6% seulement de son dernier pic.

Mais l’élan va vite être brisé après les dévaluations en série du Royaume-Uni, de l’Italie, de l’Espagne qui vont provoquer une perte de compétitivité brutale et laminer des pans entiers de l’industrie française, notamment dans les biens de consommation : le textile-habillement, le cuir, la chaussure, l’électroménager. De plus, le tour de vis budgétaire du gouvernement Juppé, avec notamment la majoration de 2 points de la TVA, va casser la consommation des ménages. Une politique de rigueur qui s’inscrit dans la perspective de la mise en place de l’euro.

Mais l’industrie redécolle début 1997, soutenue par l’embellie de la demande extérieure et la chute des prix des matières premières et du pétrole. Va suivre la période de la « nouvelle économie ». La production manufacturière atteint son apogée, aidée par la faiblesse de l’euro qui tombe à 0,82 dollar en octobre 2000, et par une Allemagne qui paie au prix fort sa réunification et son entrée dans la monnaie unique à 2 deutsche marks pour 1 euro.

Le choix politique majeur de soutenir la consommation et l’immobilier

Cette période euphorique porte pourtant les germes d’un nouveau décrochage de l’industrie française. Certes, il y a un effet statistique avec l’externalisation des activités de services, qui sont massivement confiées à des sociétés sous-traitantes. Mais il y a surtout le choix politique majeur de stimuler la consommation et l’immobilier, quitte à se désintéresser de l’industrie et ses usines. Le fabless, c’est-à-dire l’industrie sans usine, est alors en vogue dans les esprits. Il y a aussi la montée des émergents à laquelle on n’est pas très attentif.

Le révélateur vient avec l’éclatement de la bulle internet en 2001. La production recule de 7,5% entre début 2001 et la mi-2003. Cette crise marque un vrai tournant. Les événements vont s’enchaîner avec l’entrée de la Chine dans l’OMC fin 2001, l’accélération de la mondialisation qui pousse les multinationales françaises à délocaliser, et la perte de contrôle de Pechiney en juillet 2003. Preuve que toute une filière, même en bonne santé, peut tomber sous l’effet de la prise de contrôle par un groupe étranger.

Le vrai révélateur, c’est notre incapacité à remonter la pente

La remontée entre 2004 et 2007 n’est qu’un sursis, tant les fondements de la compétitivité sont sapés en profondeur. Et en vérité, ce n’est pas l’effondrement de 17,5% de la production lors du krach de 2008-2009 qui constitue le révélateur de notre faiblesse industrielle. Tous les grands pays, même la Chine, même l’Allemagne, sont pris dans la même spirale. Non, le bon révélateur de notre faiblesse industrielle, c’est notre incapacité à réellement remonter la pente depuis.

Bien entendu, l’affaissement des demandes domestiques à la suite des cures d’austérités en France, et plus encore en Italie et en Espagne, deux débouchés importants de nos industriels à l’export, ont compliqué la tâche. Mais ni le CICE en janvier 2013, ni l’ensemble des mesures pro-offre inclues dans le pacte de responsabilité et de solidarité, n’ont permis de redorer le blason de l’industrie française depuis.

Résultat, en 2017, le niveau de production de l’industrie manufacturière française est inférieur de 13% à son pic de la fin 2000. Pire, il est inférieur de 12% à celui du début des années 90, il y près de 30 ans ! Il a fallu tout ce temps pour que l’on prenne conscience de l’exigence d’une politique de l’offre.

Commentaire : L’offre industrielle ? La politique de l’offre consistant à produire au moindre coût ? Or cette politique de l’offre au moindre coût a été mise en œuvre ces 20 dernières années et n’a abouti à aucun résultat probant pour le secteur industriel.

Troisième article : Les causes de la désindustrialisation en France

Source : Banque de France Par Yannick Kalantzis et Camille Thubin

https://blocnotesdeleco.banque-fran...

Pour consulter les graphiques illustrant cet article, se reporter sur le site source en utilisant le lien précédent.

La part de l’industrie manufacturière dans le PIB français a baissé de 9 points en quarante ans. Cette évolution s’explique surtout par le progrès technique et les préférences des consommateurs. Le commerce extérieur n’a joué qu’un rôle secondaire.

Comment expliquer le recul, de 19% en 1975 à 10% en 2015, de la part en valeur de l’industrie dans le PIB ? Trois facteurs sont généralement proposés : le progrès technique, les préférences des consommateurs et le commerce extérieur. Dans ce billet, leur impact est évalué en partant de l’idée simple selon laquelle la production industrielle nationale est soit i) consommée localement, soit utilisée par ii) les investisseurs ou iii) les autres firmes dans leur processus de production, soit iv) exportée ; nous analysons donc le recul de la part de l’industrie dans le PIB selon : le contenu de la consommation en biens manufacturés, celui de l’investissement, l’origine des intrants dans le processus de production et le commerce extérieur. Enfin, nous quantifions leurs contributions respectives.

Réduction de la part de l’industrie dans les dépenses des consommateurs

Les ménages ont réduit la part des biens manufacturés dans leurs dépenses de consommation depuis quarante ans, au profit des services (cf. graphique 1). Cette évolution peut provenir des préférences ou du progrès technique. Les quantités relatives de biens manufacturés et de services dépendent des préférences des consommateurs. Lorsque leur revenu augmente, les ménages consomment plus de services au détriment des biens industriels, conformément à la loi d’Engel. Celle-ci distingue les biens supérieurs (services et produits sophistiqués) dont la part dans le budget augmente avec le temps, des biens inférieurs (alimentation et produits à faible technologie).

Mais la baisse de la part en valeur des biens industriels dans les dépenses des ménages peut aussi être due au progrès technique. Grâce à l’innovation, l’industrie connaît des gains de productivité plus rapides qui se traduisent par une diminution de son prix relatif (cf. graphique 2 où le différentiel de productivité entre l’industrie et les services évolue de concert avec le prix relatif des services). Cette baisse des prix entraine un recul en valeur de la part de l’industrie dans la consommation pour peu qu’elle ne soit pas entièrement compensée par la hausse des quantités consommées.

D’après les données de comptabilité nationale, la baisse de la part en valeur des biens industriels dans la consommation provient presque autant de la baisse des volumes relatifs que de celle des prix relatifs. Le progrès technique a donc joué un rôle majeur dans cette évolution, de même que l’évolution des préférences car les quantités relatives ont bien diminué malgré la baisse de leur prix relatif.

Contribution négative des structures de l’investissement et de la production

Une évolution similaire à celle de la consommation s’observe dans la composition de l’investissement, davantage orienté vers les services (cf. graphique 1).

De même, l’évolution de la structure de la production a été défavorable à l’industrie. En particulier, les dépenses de services par la branche manufacturière ont augmenté. Cette évolution n’est pas le résultat d’une externalisation consistant à transférer vers les services des activités relevant auparavant de l’industrie (comptabilité, etc.). Elle traduit presque exclusivement une hausse du prix relatif des services, et non celle des volumes relatifs. Le progrès technique à l’origine de la hausse du prix relatif des services est le facteur à l’œuvre dans cette évolution.

Évolution de la spécialisation commerciale au détriment de l’industrie

Enfin, le commerce extérieur peut influencer le rythme de désindustrialisation par deux canaux distincts : la spécialisation commerciale et l’épargne nette de la nation. Chaque économie est plus ou moins spécialisée dans l’industrie selon ses avantages comparatifs : à solde commercial total donné, une économie spécialisée dans l’industrie aura un solde industriel plus élevé et un solde des autres secteurs plus faible ce qui est associé à une part plus élevée de l’industrie dans le PIB. Par ailleurs, pour une spécialisation donnée, le solde commercial total de l’économie reflète son épargne nette. Comme les échanges commerciaux restent dominés par les biens industriels, la part de l’industrie dans le PIB est donc également liée au solde commercial total – essentiellement constitué de biens manufacturés – c’est-à-dire à l’épargne nette.

Le solde commercial des biens manufacturés est plus détérioré aujourd’hui qu’il ne l’était il y a quarante ans, malgré une amélioration temporaire observée dans les années 1990 (cf. graphique 3). Sa contribution au processus de désindustrialisation résulte d’un effet de spécialisation plus que d’une détérioration du solde commercial total de la France (effet d’épargne nette). En effet, le contre-choc pétrolier du milieu des années 1980 et la moindre dépendance au pétrole de l’économie française ont contribué à résorber le déficit énergétique alors que le solde commercial total est revenu depuis une dizaine d’années à un niveau proche de celui des années 1975−1985. À niveau d’épargne nette inchangé, la France a donc besoin d’exporter moins de biens manufacturés pour financer une facture énergétique plus faible (voir graphique 3).

Progrès technique et préférences des consommateurs : les moteurs de la désindustrialisation

Pour quantifier les contributions de ces évolutions au recul de la part de l’industrie dans le PIB, nous utilisons un cadre analytique à 4 secteurs (industrie manufacturière, services marchands, construction, autres secteurs) qui distingue les composantes de la demande finale. Nous y injectons les données des tableaux entrées sorties de l’Insee de 1975 à 2015. La contribution du commerce extérieur est décomposée entre un effet spécialisation et un effet épargne nette en utilisant une méthode des avantages comparatifs révélés similaire à celle du CEPII. Nous obtenons les résultats suivants :

●Le changement dans la structure de la production, qui résulte presque exclusivement du progrès technique, contribue au recul de la part manufacturière dans le PIB à hauteur de 47% (dont 26% dus à la hausse des dépenses en services de l’industrie manufacturière).

●Le changement de la structure de consommation des ménages − qui résulte du progrès technique et des préférences des consommateurs − contribue à hauteur de 39% au recul de la part manufacturière dans le PIB,

●à quoi s’ajoute une contribution de 13% de la structure de l’investissement hors construction.

●L’évolution du solde extérieur ne contribue qu’à 13% du recul (dont 9% lié à un effet spécialisation et 3%seulement à un effet épargne nette).

À ces contributions à la baisse s’ajoute une contribution résiduelle à la hausse, expliquée par d’autres facteurs dont l’impact est secondaire comme la composition de la consommation publique.

  Ce billet a été publié le 13/11/2017.

Quatrième article (Benjamin Coriat)   : « L’État doit redevenir un stratège industriel »

Alstom : l’État doit-il intervenir pour sauver des entreprises  ? La réponse de Benjamin Coriat, professeur d’économie à l’université Paris 13 et membre des « Économistes atterrés » Propos recueilli par Michel Waintrop, le 04/10/2016

Source : La Croix https://www.la-croix.com/Debats/For...

L’État arrive bien tard pour secourir Alstom, en crise ouverte. Mais il devait le faire pour au moins deux raisons. D’abord parce qu’il est en partie responsable des difficultés de ce groupe, pour lequel la construction de locomotives de fret est un enjeu important. Or l’État a pris, ces dernières années, des décisions propres à déséquilibrer ce secteur ferroviaire.

Ensuite, les pouvoirs publics ne peuvent pas laisser disparaître des capacités de production d’un groupe qui est en bonne santé et alors que des commandes sont à l’horizon.

La question n’est pas de savoir si l’État doit intervenir dans la politique industrielle et favoriser les entreprises mais quand et comment. Aujourd’hui, il ne cesse d’intervenir mais de manière inefficace et contre-productive. C’est le cas de la trentaine de milliards distribués sans contrepartie dans le cadre du pacte de compétitivité, qui a sans doute servi à renforcer les dividendes dans les grands groupes et très peu ou pas à l’investissement ou à l’emploi.

L’État n’est plus un stratège industriel mais doit le redevenir. Il doit indiquer la voie des investissements d’avenir, montrer clairement que tel secteur pourra générer une activité florissante. Les entreprises ne s’engageront que si la puissance publique leur fraye le chemin. Cela peut être le cas avec le secteur de la transition énergétique où la rentabilité n’est pas aujourd’hui au rendez-vous et qui a besoin d’un coup de pouce gouvernemental…

Il faut arrêter de croire les théories du néolibéralisme qui opposent investissements publics et investissements privés. Les deux sont au contraire complémentaires et les marchés sont loin d’être meilleurs experts économiques que l’État. Quand ce dernier prenait ses responsabilités en matière industrielle, la France a connu ses meilleures années, comme au temps des grands projets, entre 1945 et 1975. Le pays a alors construit ses fleurons technologiques et a connu croissance et emploi.

Les thèses du néolibéralisme ont cependant pris l’ascendant  : elles prônent la toute-puissance du marché et des entreprises. L’État a privatisé les grandes entreprises publiques, le secteur bancaire ou des assurances. Il s’est donc privé de ses outils d’intervention et d’investissement. Nous avons alors connu trente ans de marasme.

Il faut que l’État reprenne son ascendant sur la stratégie industrielle. Je sais que nous ne sommes plus dans une économie fermée mais dans une économie ouverte, mondialisée. Les outils doivent s’y adapter mais les choses sont possibles. Aux États-Unis, par exemple, le « Buy American Act » impose de réaliser 80 % de la valeur d’un appel d’offres sur le territoire national.

Rien ne s’opposerait à lancer un vaste plan d’équipement des territoires en matière d’infrastructures énergétiques comme des parcs éoliens (sur terre ou en mer) ou encore un plan de rénovation énergétique des bâtiments comme celui de l’Allemagne. Des centaines de milliers d’emplois sont possibles.

Cinquième article : La désindustrialisation : quelles réalités dans le cas français ?

Source : https://journals.openedition.org/rg...

Auteurs:enseignants des universités dont les références sont en fin de texte avec leurs publications.

Comme tous les autres pays européens, la France connait un mouvement de désindustrialisation rapide. Celui-ci est devenu encore plus flagrant à la faveur de la crise financière et économique apparue à partir des années 2007-2008. Si désormais la question de la désindustrialisation occupe largement le champ médiatique, au point de commencer à inquiéter le politique, les acteurs économiques et l’opinion publique, comment ce phénomène se mesure-t-il objectivement ? Quels sont ses indicateurs et sont-ils pertinents pour l’analyser ? Cet article entend donc faire le point sur la perception, la mesure et la signification réelle des chiffres de la désindustrialisation. Un bilan par zones d’emplois terminera l’analyse pour rendre compte de situations très contrastées à l’échelle nationale.

Plan, sommaire

Introduction

I. Entre sous-estimation et déni de la réalité

A. Un phénomène longtemps sous-estimé…

B. …et plus ancien qu’on le croit

II La désindustrialisation et ses différents indicateurs : une réalité désormais tangible

Le « décrochage » au prisme de l’effondrement de l’emploi industriel et de la contribution de l’industrie au PIB

Un phénomène dont il convient cependant de relativiser la portée

D’autres indicateurs pertinents à mobiliser pour appréhender l’ampleur et la gravité de la désindustrialisation

III Des zones d’emplois diversement concernées

Rares sont les bassins non concernés par la désindustrialisation

Les gains d’emplois industriels restent l’exception

Texte intégral

I–Introduction

1 L’industrie française employait 3,1 millions de personnes en 2015, soit environ 12 % de l’emploi total, auxquels s’ajoutaient 4,5 millions d’emplois indirects. Ses 260 000 entreprises (dont 90 % de PME et de TPE) représentaient à cette date une valeur ajoutée de 274 milliards d’euros (dont 219 milliards pour le seul secteur manufacturier), soit 12,4 % de la VA nationale (10 % pour le secteur manufacturier). Principale contributrice des exportations de la France (74 % du total, soit 445 milliards d’euros), elle est aussi le secteur d’activité qui investit le plus dans la recherche & développement nationale, soit 25 milliards d’euros.

2 En dépit de ces chiffres, qui témoignent de son indéniable rôle moteur dans l’économie française, l’industrie est depuis plusieurs années confrontée à un mouvement de désindustrialisation rapide et important, dont la prise de conscience est récente. Souvent présentée comme un phénomène inéluctable, cette dynamique commence à inquiéter l’opinion et les décideurs en raison des menaces de « perte de substance économique » (Fontagné et Lorenzi, 2005), voire de « déclin » qu’elle fait peser sur l’ensemble de l’économie nationale.

3 L’intérêt que suscite désormais la désindustrialisation l’a élevée au rang de véritable objet d’étude, notamment chez les géographes, dont certains ont réorienté en partie leurs travaux pour réinvestir les questions industrielles nationales - qui ne suscitaient alors plus guère d’intérêt - sous des angles d’approches largement renouvelées.

4 Si la définition de la désindustrialisation ne pose aucune difficulté de compréhension (soit la « réduction du nombre d’emplois dans le secteur industriel d’un pays, de même que celle du secteur de l’industrie par rapport aux autres secteurs d’activité » selon le dictionnaire Larousse), en revanche sa mesure statistique pose certains problèmes importants à connaître pour en nuancer l’analyse. Cet article entend donc s’interroger sur la perception, la mesure statistique, de même que la signification réelle des chiffres censés rendre compte de la désindustrialisation à l’échelle nationale. Après avoir analysé la lente prise de conscience de ce phénomène et de ses menaces économiques et sociales (I), l’étude passera au crible ses principaux indicateurs et leur portée exacte (II). Enfin, elle dressera un tableau de la désindustrialisation à l’échelle des 304 zones d’emplois (III).

I. Entre sous-estimation et déni de la réalité

A. Un phénomène longtemps sous-estimé…

5 Omniprésent depuis plusieurs années dans les médias français, le terme de « désindustrialisation » est paradoxalement absent des dictionnaires de géographie francophones, de même que des quelques manuels et lexiques de géographie économique, tous déjà anciens il est vrai. Au mieux celui-ci était-il employé incidemment dans les publications, mais sans pour autant avoir été élevé au rang d’objet géographique.

6 Ce contraste saisissant ne traduit en rien le désintérêt des géographes français pour ce sujet désormais important et anxiogène, surtout si l’on en juge par les travaux très récents qui ont depuis largement abordé ce phénomène, notamment à la faveur de la mise au programme entre 2014 et 2016 des concours du CAPES et de l’agrégation de la question des mutations des systèmes productifs en France (Bost, 2015, Carroué, 2014 ; Dugot et Thuillier 2014 ; Fache et Baudelle, 2015 etc.). En fait, jusqu’à la fin des années 2000, les travaux des géographes (au même titre d’ailleurs que ceux des économistes, des institutions comme la DATAR, ou encore les rapports parlementaires) préféraient lui substituer des termes renvoyant à des dynamiques de changement profond (donc plus optimistes), à l’instar de ceux de « reconversion » ou de « mutations » industrielles (Nesta, 2010) en vogue depuis les années 1970. La « désindustrialisation » était d’ailleurs encore communément qualifiée de « mythe » ou de « fantasme » dans certains rapports ministériels ou parlementaires (Roustan, 2004), mais aussi dans la presse économique durant la décennie 2000… Pour autant, les observateurs les plus clairvoyants n’en faisaient pas moins état d’une certaine inquiétude pour l’avenir. En 2005, par exemple, les économistes L. Fontagné et J.-H. Lorenzi n’hésitaient pas à parler de « risque de perte de substance économique » à propos de la désindustrialisation.

7 Il faut donc que la situation se soit singulièrement dégradée ces toutes dernières années dans l’industrie française pour que le seuil de perception d’une réalité que l’on ne voulait pas voir soit enfin franchi, au point que certains spécialistes plus clairvoyants aient pu commencer à parler d’« emballement », de « choc » (Lorenzi, 2014) ou de « décrochage » (Gallois, 2012 ; Giraud et Weil, 2013 ; Cohen et Buigues, 2013).

1 En nombre de véhicules assemblés sur le sol national.

8 A cet égard, les sérieuses difficultés rencontrées depuis plus d’une dizaine d’années par le secteur automobile français ont joué un rôle de révélateur décisif dans cette prise de conscience salutaire (Messaoudi, 2015). Entre 2004 et 2013, la production de véhicules particuliers fabriquée sur le sol français a ainsi chuté de près de 50 % passant de 3,2 millions à 1,7 million de véhicules. En 2016, la France n’était plus que le onzième producteur mondial et le troisième producteur européen1 (après l’Allemagne et l’Espagne), alors qu’elle se plaçait au quatrième rang mondial et au second rang européen en 2000. Les baisses des productions hexagonales ont eu comme conséquence directe un effondrement des effectifs industriels. Entre 2000 et 2014, selon les données du Comité des Constructeurs Français d’Automobiles (CCFA), la production réalisée dans l’hexagone par les deux grands constructeurs français, Renault et PSA, a fortement régressé (- 40 %) et près de 100 000 emplois ont été détruits dans ce secteur (Bost 2014). En 2016, le secteur comptait dans son ensemble près de 220 000 salariés (dont 9 % dans l’assemblage de véhicules et 36 % dans la fabrication d’équipements automobiles, le reste étant réparti dans les activités de fabrication de carrosseries et de remorques, etc.), contre 321 000 salariés en 2000 (INSEE). Les inquiétudes pèsent désormais sur la pérennité de plusieurs sites de production français. L’ouverture et la mise en concurrence des territoires ont donc bouleversé le paysage automobile français. Or, le devenir de cette industrie est un enjeu majeur pour les territoires à toutes les échelles.

B. …et plus ancien qu’on le croit

9 A rebours des idées reçues, la désindustrialisation n’est pas une nouveauté en France puisque ce phénomène était déjà l’œuvre dès la seconde moitié des années 1970, sans pour autant avoir donné lieu à un discours spécifique et alarmant (Bost, 2012). Il était alors d’usage de n’y voir qu’une conséquence naturelle de la productivité du travail. Identifié par Jean Fourastié dès 1949, le glissement de l’emploi industriel vers le secteur des services faisait alors écho à celui déjà observé de l’emploi agricole vers l’industrie durant la Révolution industrielle (Verlet, 1997 ; Feiertag, 2011). C’est cette spectaculaire tertiarisation de l’emploi dans les pays développés qui est d’ailleurs à l’origine du succès de l’expression de « société post-industrielle » créée par les sociologues Alain Touraine en France dès 1969 et Daniel Bell aux Etats-Unis en 1973. Les deux fondateurs du courant sociologique dit « post-industrialiste » entendaient dénommer ainsi l’ère nouvelle dans laquelle entraient tous les pays développés dans les années 1970. Cette expression exerça une influence considérable sur l’opinion, les hommes politiques et les décideurs, au point de laisser penser - à tort a posteriori - que l’industrie n’était plus aussi essentielle pour la puissance et le rayonnement d’un Etat.

10 Cette mutation profonde du système productif fut accompagnée par la puissance publique, principalement par la requalification des salariés concernés et le soutien (notamment via la DATAR) des vieilles régions industrialisées frappées de plein fouet par la crise des années 1970 (Nord-Pas-de-Calais, nord de la Lorraine, Moselle, vallées vosgiennes, Ardenne, Alsace, bassin stéphanois, région lyonnaise, bassin du Creusot, Alpes du nord, Basse Loire, vallée de la Seine, etc.), en encourageant avec des succès très inégaux leurs efforts de mutation par l’implantation d’activités à plus forte valeur ajoutée et à plus fort contenu de R & D.

11 Les premiers effets de la désindustrialisation ont commencé à être plus clairement perceptibles à partir du milieu des années 1980, à la faveur de la concurrence exercée par les pays à bas salaires (on ne parlait pas encore de pays « émergents »). L’abandon des activités à fort coefficient de main-d’œuvre et à faible contenu technologique (textile-habillement et chaussure dans le bas de gamme par exemple) est alors apparu comme inéluctable, à moins de les délocaliser vers l’Europe du sud, l’Afrique du nord ou certains pays asiatiques et l’opinion s’est faite plus fataliste à leur égard (Messaoudi, 2012).

12 La spectaculaire montée en puissance des pays émergents d’Asie orientale, d’Amérique latine ou d’Europe orientale au cours des années 1990-2000 a encore aggravé la situation, car elle a poussé les entreprises industrielles françaises, au même titre que celles des autres pays industrialisés, à réorganiser leur production sur une base mondiale (sinon à l’échelle des zones d’intégration régionale comme l’Union européenne, l’ALENA, le MERCOSUR, etc.) pour faire face à cette concurrence imprévue par son ampleur et sa rapidité, mais aussi pour profiter de nouvelles opportunités de croissance (Bost, 2012 et 2014). L’accélération du processus de désindustrialisation est ainsi apparue comme l’une des conséquences de l’ouverture tous azimuts des pays industrialisés au Monde, dont le corollaire fut la mise en concurrence globale et inédite des salariés les uns avec les autres. Le nombre des salariés est en effet passé de 1,5 milliard dans le monde au début des années 1980 à plus de 3 milliards en 2010.

13 Mais jusqu’au milieu des années 2000, les conclusions des grandes études commanditées par l’Etat français sur la question de la désindustrialisation demeuraient cependant encore nuancées et prudentes. La responsabilité des pays émergents dans la désindustrialisation était encore fortement minorée. Le ministère de l’Industrie estimait par exemple sa part dans les pertes d’emplois industriels à seulement 13 % en 2004.

La désindustrialisation et ses différents indicateurs : une réalité désormais tangible

14 La publication en 2012 du rapport intitulé « Pacte pour la compétitivité de l’industrie française », remis au Premier ministre par le comité d’experts dirigé par Louis Gallois, a fait office d’électrochoc national, puisque pour la première fois le diagnostic faisait explicitement le constat du « décrochage » de l’industrie française. Les auteurs n’hésitaient plus à tirer la sonnette d’alarme : « l’industrie française atteint aujourd’hui un seuil critique, au-delà duquel elle est menacée de déstructuration » (Gallois, 2012 : 9). Le lien entre la désindustrialisation et le manque de compétitivité de l’économie y était également démontré. Surtout, à l’instar de plusieurs travaux qui l’ont suivi (Giraud et Weil 2013 notamment), le rapport Gallois officialisait que les pays émergents (la Chine en particulier) et à plus bas salaires d’une manière générale jouaient désormais un rôle plus important que par le passé dans la destruction des emplois industriels en France.

15 Le graphique 1, élaboré à partir des séries longues de l’INSEE, illustre en valeur absolue l’effondrement continu des effectifs de l’industrie française (salariés et non-salariés, à temps plein ou pas) entre 1970 (5,6 millions) et 2014 (3,3 millions), soit une baisse de 2,3 millions (la baisse annuelle moyenne s’élevant à environ 52 200 personnes), sachant que l’emploi industriel a connu historiquement son plus haut niveau en France en 1973, avec 5 959 000 personnes (ce sommet a été atteint au milieu des années 1960 au Royaume-Uni et au milieu des années 1950 aux Etats-Unis).

16 En valeur relative, les effectifs dans l’industrie sont ainsi passés de 23,7 % à 12 % de la population active à peine entre 1970 et 2014. Mais le graphique témoigne cependant du caractère non linéaire de cet effondrement, deux paliers pouvant être identifiés au tournant des années 1990 et 2000. La crise de 2007-2008 en a encore aggravé le mouvement cependant.

17 En comparaison avec d’autres pays développés, le cas de la France est loin d’être isolé (cf. tableau 1). Ainsi, sur la période 1991-2010, la France, l’Allemagne et le Japon ont affiché une baisse de l’emploi manufacturier importante et assez proche en valeur relative (respectivement -30,7 %, -28,7 % et -32,3 %). L’effondrement est encore plus spectaculaire au Royaume-Uni (- 41 %). La baisse est en revanche plus contenue dans le cas des Etats-Unis (- 28,7 %, à égalité avec l’Allemagne) et surtout de l’Italie (-16 %) et de l’Espagne (- 9,1 %).

Tableau 1 : Evolution de l’emploi dans l’industrie manufacturière dans quelques grands pays développés sur la période 1991-2010 (en %)

Pays

Baisse de l’emploi en % (par ordre décroissant)

Royaume-Uni

- 41,1 %

Japon

- 32,3 %

Allemagne

- 30,7 %

Etats-Unis

- 28,7 %

France

- 28,6 %

Suède

- 24,2 %

Italie

- 16,7 %

Espagne

- 9,1 %

source : base de données AMECO, Commission européenne

18 Quant à la contribution de l’industrie spécifiquement manufacturière au PIB marchand national (cf. graphique 2), elle n’était plus que de 10 % en 2016 en France (26,3 % en 1978 ; 14,1 % en 2000), contre 20,3 % en Allemagne, ce qui témoigne de son décrochage impressionnant avec le voisin d’outre-Rhin - dont elle a été longtemps le challenger -, où ce secteur reste une valeur sûre. Plus inquiétant, la France se situe désormais aussi en retrait par rapport à des pays comme l’Italie (14,2 %) et l’Espagne (12,1 %) qui étaient il y a peu encore derrière elle. Maigre consolation, elle ne devance plus que celle du Royaume-Uni (8,7 %) parmi les grands pays de la zone.

19 En revanche, la contribution de l’industrie manufacturière de la France au PIB de l’Union européenne (10,8 % en 2016) la place sensiblement au même niveau que celles de l’Italie (11,4 %) et du Royaume-Uni (11 %), l’Espagne se situant encore loin derrière (6,4 %) selon les chiffres de l’agence EUROSTAT. En dehors de l’Allemagne, qui fait toujours figure de locomotive (30,2 %, soit trois fois plus que la France), tous ces pays se situent bien loin de l’objectif de 20 % du PIB qui avait été fixé pour cette activité par le Comité des Régions de l’UE au début des années 2000.

Graphique 2 : Place de l’industrie manufacturière dans quelques pays représentatifs de l’UE en 2016

Un phénomène dont il convient cependant de relativiser la portée

20 Les deux indicateurs les plus couramment utilisés pour parler de la désindustrialisation (l’évolution de l’emploi industriel et de la contribution de l’industrie au PIB) sont-ils pour autant les plus pertinents pour mesurer ce phénomène ? En effet, depuis sa montée en épingle dans les médias et les discours politiques, un certain nombre d’observateurs ont fait valoir que, contrairement aux apparences, et sans pour autant le remettre fondamentalement en cause, la désindustrialisation n’était pas aussi forte qu’on pourrait le croire, notamment en raison de certains artefacts statistiques (Bost, 2014).

21 L’effondrement de l’emploi industriel en France peut ainsi être réexaminé à l’aune de ses trois principaux déterminants, tels qu’ils ont été identifiés dans l’étude de référence de Lilas Demmou (Direction générale du Trésor), intitulée La désindustrialisation en France (Demmou, 2010) :

le premier de ces déterminants est celui de la concurrence par les coûts en provenance des pays en développement, mais aussi, fait plus nouveau, des pays développés eux-mêmes, notamment membres de l’Union européenne (cette origine souligne l’aggravation du différentiel de compétitivité avec les pays voisins, tout particulièrement l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie ou encore le Royaume-Uni), qui représente à elle seule environ 30 % du total des pertes d’emplois industriels en France depuis 2000. Le manque structurel de compétitivité de l’industrie française revêt différents aspects bien connus que l’on citera simplement pour mémoire, en particulier :

les coûts salariaux élevés de la main-d’œuvre : le coût horaire moyen de la France se situe en 2017 au quatrième rang européen, derrière ceux de la Belgique, de la Suède et du Danemark. Pourtant l’industrie ces deux derniers pays ne semble pas en pâtir particulièrement et cette question n’y fait pas débat comme en France, sans doute en raison de leur positionnement sectoriel plus orienté vers le haut de gamme. Il apparaît cependant inenvisageable en France de baisser le niveau des salaires moyens pour y suppléer, ce qui invite plus que jamais au renforcement de la productivité du travail et à l’accélération de la robotisation des tâches les plus répétitives et les moins qualifiées ;

la fiscalité appliquée aux entreprises françaises, qui est la seconde la plus élevée d’Europe (avec un taux moyen de 33,33 % en 2017), après celle de la Belgique (33,99 %), alors que l’impôt sur les sociétés s’élève à 12,5 % en Irlande, 20 % au Royaume-Uni (mais 17 % annoncé d’ici à 2020), 22 % au Danemark, 25 % en Espagne et 30 % en Allemagne, la moyenne de l’Union européenne se situant autour de 25 %. Conscient de ce handicap pour l’attractivité de la France (tant auprès des investisseurs étrangers que des investisseurs nationaux potentiels), le Président Macron a annoncé en mai 2017 qu’il ferait de ce point l’une des priorités de son quinquennat (avec un abaissement séquentiel, annoncé en août 2017, qui devrait porter l’impôt sur les sociétés à 25 % en 2022, soit le niveau moyen actuel de l’Union européenne) ;

ou encore les lourdeurs évidentes de l’actuel Code du travail qui ne facilitent pas la fluidité du marché de l’emploi à la différence d’autres pays, notamment en Europe du nord (flexisécurité par exemple au Danemark), où les entreprises craignent beaucoup moins d’embaucher. La réforme en profondeur du Code du travail français a d’ailleurs été érigée en priorité des mesures du quinquennat de Président Macron en 2017, au point d’être imposée par ordonnances afin d’en accélérer la mise en œuvre.

22 Les deux autres déterminants de l’effondrement de l’emploi industriel en France selon L. Demmou se répartissaient à peu près à égalité quant aux pertes d’emplois entre :

la hausse constante de la productivité du travail : l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) l’a évalué à 3,6 % en rythme annuel pour le secteur manufacturier durant la période 1996-2006, tandis que celle-ci s’établissait à 1,2 % pour l’ensemble de l’économie,

enfin, l’externalisation d’une multitude d’activités transférées par les entreprises industrielles à des sociétés de services industriels et d’intérim : entretien des équipements, gardiennage, ménage, sécurité, restauration collective, intendance informatique, bureaux d’études, conseil juridique, publicité, marketing, comptabilité, paie, services après-vente, logistique, etc. Ces activités de services aux entreprises industrielles étaient en effet jusque-là comptabilisées en emplois industriels du simple fait que la maison mère relevait du secteur secondaire. Signe de ce glissement massif, leurs effectifs ont été multipliés par quatre en quarante ans. Avec un chiffre évalué à 4 millions d’emplois, ils dépassent désormais en valeur absolue ceux du secteur industriel. Le recours croissant des entreprises industrielles au travail intérimaire (enregistré par définition dans les « services aux entreprises », même si leurs missions relèvent de l’industrie) contribue aussi fortement à cette baisse statistique de l’emploi industriel.

23 La ventilation statistique des principales causes de la désindustrialisation permet au final de les classer en deux grandes familles. La première renvoie aux causes logiques et mécaniques : glissement statistique de nombreux emplois depuis le secteur secondaire vers le secteur tertiaire (externalisation de certaines activités), mais sans destruction nette d’emplois, puisque ceux-ci sont transférés et même démultipliés dans le secteur des services, qui est leur place naturelle ; hausse de la productivité du travail dans l’industrie (non remplacement des emplois après départ à la retraite ; transfert des salariés vers d’autres tâches ; licenciements dans certains cas). De ce fait, celles-ci n’ont rien d’anormal.

24 La seconde famille correspond en revanche à la facette la plus médiatique, la plus spectaculaire et inquiétante qui soit : celle des destructions nettes d’emplois, suite à la faillite de nombreuses entreprises, à la fermeture d’usines ou à la cessation de lignes de production. A cet égard, il est important de rappeler que ces emplois détruits sous les effets de la « concurrence par les coûts » (soit environ un tiers des emplois industriels disparus chaque année selon l’étude de L. Demmou), c’est-à-dire par manque de compétitivité et délocalisations diverses, sont ceux qui relèvent explicitement de la désindustrialisation.

25 Aussi est-il possible d’estimer, à la suite de l’économiste Philippe Askenazy, que le terme de désindustrialisation est sans doute « un peu fort, de même que l’attention médiatique qui lui est accordée » (Askenazy, 2012 : 38).

26 Au final, ce rapide décryptage semble indiquer que l’évolution de l’emploi industriel sur le temps long n’est sans doute pas le meilleur indicateur pour apprécier à sa juste valeur le phénomène contemporain de désindustrialisation. Il est en effet dans la logique des choses que les progrès technologiques continuent à détruire encore des milliers emplois par les progrès de la productivité, notamment les moins qualifiés, qui sont les plus faciles à automatiser (mécanisation, robotisation). Il paraît vain de vouloir inverser radicalement cette tendance. D’autre part, l’organisation de la production va poursuivre sa profonde transformation amorcée dans les années 1980 et ce, au détriment de l’emploi industriel. D’une structure verticale fondée sur l’intégration en interne de toutes les activités (depuis la conception jusqu’aux services après-vente), les entreprises industrielles se sont en effet reconfigurées de manière horizontale suite à l’externalisation de leurs activités non stratégiques. Cette évolution est plus que jamais perçue comme la condition sine qua non de l’accroissement de leur compétitivité (voire de leur survie !) et l’on voit mal comment revenir en arrière.

27 Aussi la désindustrialisation contemporaine doit-elle être passée au crible d’autres indicateurs, qui permettent d’identifier par ailleurs les causes profondes de ce phénomène : évolution des marchés à l’export et de la balance des paiements, positionnements sectoriels, R & D, taille des entreprises, etc.

D’autres indicateurs pertinents à mobiliser pour appréhender l’ampleur et la gravité de la désindustrialisation

28 Largement excédentaire jusqu’en 1976 pour les biens de consommation courante, la balance commerciale de la France est devenue déficitaire à partir de 2000, tout particulièrement pour les biens intermédiaires (automobile, électronique et informatique, matériels de transport, etc.) qui tiraient jusque-là les exportations. C’est à partir de 2003 que la balance commerciale est devenue structurellement négative, suite aux importations de plus en plus massives de biens intermédiaires et de consommation en provenance de l’étranger (notamment des pays à bas coûts, mais pas seulement), mais aussi de produits énergétiques dont les prix se sont littéralement envolés de 2002 à 2007. Le déficit commercial français s’est ainsi établi à - 48,1 milliards d’euros en 2016. Celui-ci est cependant en diminution régulière par rapport aux années précédentes (- 67,2 milliards d’euros en 2012 ; et surtout - 74,2 milliards d’euros en 2011, record historique) qui ont été catastrophiques. Mais cette amélioration récente des termes de l’échange est surtout liée aux effets conjoints de la baisse du coût des hydrocarbures sur le marché mondial ainsi qu’à la dépréciation du cours de l’euro plus qu’à une évolution structurelle de l’industrie française à l’export.

29 Si cette évolution de la balance commerciale montre que la France consomme plus qu’elle ne produit, celle-ci est aussi une conséquence directe de la désindustrialisation (Giraud et Weil, 2013), suite à la disparition d’entreprises françaises ou de certaines de leurs activités de production, dont les biens vendus en France ou exportés jusque-là ont pu être remplacés par des importations depuis l’étranger (Bost, 2014). Elle témoigne surtout pour les entreprises restantes de leur perte structurelle de compétitivité, sachant que la balance commerciale se compose à l’export et en valeur pour les trois-quarts de biens industriels, le solde se composant de services (finance, tourisme, etc.). Cette situation, qui révèle la faiblesse de l’industrie française et son affaiblissement graduel, n’est pas récente, mais elle s’est aggravée depuis une quinzaine d’années, au point de s’affirmer comme une évidence.

30 Au total, si la perte de compétitivité de l’industrie française est bien l’une des principales causes de la désindustrialisation (notamment face à la concurrence étrangère qui a fait perdre de nombreux marchés domestiques), elle explique aussi très largement sa rétrogradation à l’export, dans un contexte inédit où le nombre de pays exportateurs concurrents n’a jamais été aussi important, surtout parmi les pays émergents. Ainsi la France ne représentait plus que 3,1 % des exportations mondiales en 2014 selon le Rapport de l’OMC (ce qui la classait au 8e rang mondial à cette date), contre 4,7 % en 2000 et encore plus de 6 % dans les années 1970 et 1980. De surcroît, la part de marché de la France à l’exportation vers l’Union européenne, son premier débouché (avec 59,8 % en 2016, dont 46,4 % rien que pour la zone euro, loin devant l’Asie,12,7 %, les Amériques, 10,9 %, et 7,2 % pour l’Europe hors UE) a aussi baissé significativement, passant de 12,7 % à 10,5 % entre 2000 et 2014.

31 La baisse progressive des parts de marché des entreprises françaises à l’exportation constitue donc un facteur inquiétant pour leur avenir sur le sol national. Nombre d’observateurs insistent en effet sur le rôle essentiel des exportations (notamment celles en direction des pays développés et émergents) en matière de création d’emplois dans les pays industrialisés. Or les exportations industrielles françaises sont trop peu diversifiées pour atteindre pleinement cet objectif, si bien qu’elles dépendent dangereusement de quelques secteurs clés comme l’aéronautique et l’agroalimentaire (respectivement premier et second postes excédentaires), qui occupent l’un et l’autre le second rang mondial dans leur domaine ; mais aussi, selon les années, le matériel militaire (avec les succès retentissants et récents des avions rafale du groupe Dassault, ou encore les sous-marins de la DCNS), de transport, les produits pharmaceutiques, les parfums et cosmétiques, etc.

32 De surcroît, et contrairement à certaines idées reçues qui survalorisent le secteur des hautes technologies dans les représentations de la puissance, le positionnement sectoriel de l’industrie française demeure encore trop marqué par le bas et le moyen de gamme, qui peine à exporter, où les marges bénéficiaires sont faibles et continuent même à se réduire pour faire face à la concurrence. De plus en plus intenable, cette situation limite, ou ne permet plus, le réinvestissement dans la R & D et la modernisation de l’appareil productif, conditions élémentaires pour monter en gamme. La plupart des produits français entrent alors frontalement en concurrence avec ceux fabriqués sur ces mêmes segments par les pays émergents qui se sont lancés avec succès dans ces activités, mais de manière plus compétitive (Bost, 2012 et 2014). A l’inverse, la balance commerciale de l’Allemagne (+ 297 milliards de dollars en 2016, soit l’excédent des comptes courants le plus élevé au monde, devant celui de la Chine, avec + 245 milliards de dollars) tire profit de manière exceptionnelle de la grande diversification de ses productions et surtout de son positionnement dans les secteurs du moyen et du haut de gamme (sans parler de l’incomparable réputation de qualité de ses produits !). C’est ce choix stratégique qui lui permet de pratiquer des marges bénéficiaires élevées et une politique de réinvestissement systématique dans la R & D et la modernisation de son outil de production pour conserver une avance qui lui vaut de figurer au second rang mondial des puissances exportatrices derrière la Chine, mais devant les Etats-Unis et le Japon.

33 Face à un solde commercial structurellement déficitaire, qui pousse à s’endetter davantage chaque année pour maintenir un niveau de consommation équivalent, la France dispose de peu d’alternatives pour inverser la tendance et revenir ne serait-ce qu’à une situation d’équilibre :

- réduire les importations (les biens industriels représentant 83 % de leur valeur en 2015) : cette hypothèse apparaît peu envisageable à court et moyen terme, eu égard au fait que nombre de biens industriels et technologiques ne sont guère substituables par des produits nationaux qui ne peuvent plus être produits en France pour des raisons de coûts des facteurs, mais aussi parce que les importations d’hydrocarbures sont appelées à grever encore le déficit,

- substituer des services aux exportations de biens industriels défaillantes : vraie dans l’absolu, en vertu de la théorie des avantages comparatifs et du discours sur la « société post-industrielle » qui annonce le passage d’une économie industrielle à une économie de services, cette option se révèle a posteriori bien décevante car elle ne peut compenser le déficit industriel et énergétique. En effet, la plus grande partie de la valeur ajoutée créée par les services se réalise par le biais des filiales des firmes françaises implantées directement à l’étranger (réseaux des banques françaises à l’étranger, enseignes de la grande distribution, etc.), donc localement, et non par l’exportation de ces mêmes services (Giraud et Weil, 2013). Les répercussions de ces activités sur la balance des paiements se révèlent alors faibles. Très concurrencés aussi à l’export par des pays plus compétitifs, les services n’ont réalisé en 2016 qu’un excédent des plus modestes (0,4 milliard d’euros) dans la balance commerciale française. Enfin la contribution des services plafonnent aujourd’hui autour de 20 % du total des exportations mondiales, ce qui témoigne du rôle toujours irremplaçable de l’industrie dans la dynamique des exportations,

- finalement, n’en déplaise aux tenants de la « société post-industrielle », l’industrie demeure et demeurera pour longtemps encore le moteur du commerce entre les pays. Aussi est-ce dans un tandem industrie / services orienté dans la production de biens exportables (ou « nomades », pour reprendre l’expression proposée par P.-N. Giraud et T. Weil) et engagé résolument dans une démarche de montée en gamme que la France peut espérer résorber son déficit commercial.

35 La désindustrialisation contemporaine doit aussi beaucoup à la faiblesse de l’effort consenti en R & D, donc à l’innovation et ce depuis de nombreuses années. La France est en effet encore loin du seuil annuel des 3 % de PIB dans la R & D ainsi qu’y invitait dès 2000 l’agenda de Lisbonne dans le cadre européen (injonction renouvelée en 2010 par l’adoption de la Stratégie Europe 2020) : 2,21 % du PIB en 2016 (valeur qui a très peu évolué depuis 1996), contre 2,87 % en Allemagne, où ces dépenses ont par contre grimpé de 75 % entre 2005 et 2016. Ce handicap majeur empêche fondamentalement l’immense majorité des entreprises industrielles de monter en gamme et donc de proposer des produits nouveaux, à fortes marges, susceptibles d’être réinvesties dans la R & D. Cette situation est encore aggravée par un « effet taille » : la France manque en effet d’entreprises moyennes et de taille intermédiaire, à la différence de l’Allemagne. Or ce sont d’abord celles-ci qui tirent l’emploi et les exportations, et au final investissent le plus dans la R & D (hors grands groupes). Aussi lorsqu’elles investissent, l’immense majorité des entreprises françaises se concentrent en priorité sur le simple renouvellement de leurs équipements, au détriment des investissements dits de rupture technologique.

36 Cette insuffisance de la R & D et de l’innovation est étroitement corrélée au médiocre positionnement sectoriel des entreprises industrielles françaises, qui est favorable à la désindustrialisation. Ainsi, la surreprésentation de l’emploi industriel dans les secteurs de basse et de moyenne-basse technologies (66 %) selon la nomenclature d’activités françaises (NAF rév. 1) est porteuse de beaucoup de destructions d’emplois, car c’est bien dans ces domaines que l’on trouve en premier lieu les fonctions les plus menacées par l’accroissement de la productivité, de même que les faillites potentielles d’entreprises. La part de l’emploi industriel dans les secteurs des moyennes-hautes technologies (24 %) et surtout des hautes technologies (10 %) est donc encore trop faible en France. C’est pourtant dans ces domaines que les pouvoirs publics voient le salut de l’industrie française. C’est d’ailleurs ce constat qui a motivé la mise en œuvre des pôles de compétitivité en 2005 (au nombre de 71 en 2017).

37 Très liée à la question de l’innovation, celle de la modernisation des équipements constitue un autre indicateur très utile à mobiliser pour appréhender l’exposition des entreprises à la désindustrialisation.

38 Celle-ci peut se mesurer tout d’abord par le suivi de l’âge moyen du parc des machines qui ne cesse d’augmenter, ce qui témoigne d’un renouvellement très insuffisant. En 2013, date de la dernière étude disponible (SYMOP-GIMELEC-DGE), ce parc avait en moyenne 19 ans d’âge, contre 17,5 ans en 1998. C’est l’une des raisons qui explique notamment pourquoi le taux d’utilisation des machines était en moyenne de 81 % en France (machines en panne ou trop vétustes pour être pleinement utilisées, réduction des volumes produits ne justifiant pas de nouveaux investissements), contre 95% en Allemagne. En 2014, 34 % des industriels français estimaient que leur outil de production était peu compétitif selon une étude du cabinet Roland Berger.

39 Mais c’est le degré de robotisation des usines qui focalise le plus l’attention ces dernières années, à la fois comme mesure de l’un des talons d’Achille de l’industrie française (par son insuffisance, reflet du sous-investissement chronique), mais aussi comme solution prometteuse pour sauver l’industrie. Menée elle aussi par le cabinet Roland Berger, la dernière étude disponible sur le sujet insiste sur le différentiel abyssal exprimé en valeur absolue entre la France (34 000 robots à peine) et l’Allemagne (162 000) en 2014, sans qu’il soit actuellement possible d’expliquer clairement cette situation (l’hypothèse actuellement avancée étant que le patronat français serait, de par sa sociologie, plus rétif au progrès). Néanmoins, rapportée au nombre d’actifs dans l’industrie, la situation apparaît moins catastrophique, puisqu’il s’élevait à 84 robots pour 10 000 employés en France, contre 125 outre-Rhin. Mais plus que sur leur nombre total, c’est surtout sur leur très inégale répartition intersectorielle qu’il convient d’insister. C’est de très loin l’industrie automobile qui a le plus fortement recours à la robotisation des tâches en France, puisque l’on y compte 695 robots industriels pour 10 000 employés, contre 755 en Allemagne, soit un écart de 9 %, ce qui est moins élevé que ce que l’on pouvait penser a priori. Cependant, en valeur absolue, la différence reste absolument spectaculaire entre les deux pays, puisque ces parcs de robots s’élevaient respectivement dans ce secteur à 18 000 contre 86 000 unités… Rappelons que le nombre d’usines dans le secteur automobile allemand est sans commune mesure avec celui de la France. Plus inquiétante en revanche est la situation observée dans les autres secteurs industriels, principalement dans l’agroalimentaire et l’industrie des métaux, où le taux de robotisation français présente des écarts notoires avec l’Allemagne (respectivement 55 % et 85 %). L’écart est encore plus grand dans le secteur de la chimie-plasturgie, où il s’établissait à 129 %. La dynamique de réindustrialisation des pays développés, mais aussi la baisse des coûts unitaires de ces machines devrait cependant voir exploser leurs usages, selon une étude du Boston Consulting Group, qui estime à 10 % sa progression annuelle mondiale pour les dix prochaines années.

40 A côté des indicateurs classiques investigués pour mieux cerner la désindustrialisation figurent d’autres indicateurs possibles, le plus intéressant étant certainement celui proposé depuis 2009 par l’institut de veille économique Trendéo à partir d’informations collectées par différents canaux. Désormais souvent cité et relayé par la presse économique, cet indicateur révèle que jusqu’en 2015 le nombre de fermetures a excédé largement celui des ouvertures : 1 775 fermetures contre 1 178 créations, soit un solde de 597 usines. En 2016, pour la première fois depuis la création de cet indicateur, fermetures et ouvertures sont à égalité (136 chacune), ce qui a fait dire un peu vite et malencontreusement aux médias que l’industrie française avait enfin cessé son hémorragie. Il n’empêche, cet indicateur est à suivre. Selon Trendéo, les fermetures sont surtout le fait de petits établissements (71 employés en moyenne). Fait symptomatique, les nouvelles usines sont minuscules en termes d’emplois créés (une vingtaine de salariés seulement en moyenne lors de leur ouverture en 2016 et ce chiffre n’a cessé de baisser depuis 2009), ce qui bouleverse les représentations en matière d’« usine type ». Il faut y voir un effet direct de leur robotisation et de leurs investissements dans les technologies, impératifs seuls à même d’assurer leur pérennité à moyen et long terme. Evidemment, ces établissements peuvent être amenés à embaucher davantage par la suite, au gré de leur développement.

Tableau 2 : Evolution des fermetures et des ouvertures d’usines en France (2009-2016) (voir sur le site)

III Des zones d’emplois diversement concernées

41 La mesure de la désindustrialisation au niveau national ne nous dit rien sur la réalité de ce phénomène aux échelles fines des territoires, qui sont généralement peu abordées par les économistes. Celle des « zones d’emplois », telles que définies par l’INSEE (« Espaces à l’intérieur desquels la plupart des actifs résident et travaillent, et dans lesquels les établissements peuvent trouver l’essentiel de la main-d’œuvre nécessaire pour occuper les emplois offerts »), est sans nul doute la plus pertinente d’un point de vue géographique pour répondre à cette préoccupation, puisque leur vocation est précisément de pouvoir donner une vue d’ensemble des statistiques de l’emploi et du chômage sur un territoire donné. De surcroît, leur découpage présente le grand intérêt de transcender les unités administratives (départements et régions), qui se révèlent souvent mal adaptées pour apprécier la réalité.

42 Les zones d’emplois ont été identifiées en 1983-1984 à partir de l’étude des données de déplacements domicile-travail collectées lors des recensements de la population. Leurs périmètres ont été révisés en 2010 afin de tenir compte des changements récents affectant l’espace français : évolution du rayonnement des villes les polarisant ; baisse de l’activité dans les zones d’emplois ; allongement des distances domicile / travail ; etc.

43 Au final, les 304 zones d’emplois de la France métropolitaine présentent de vigoureux contrastes en termes de taille, de population et d’emplois, qui reflètent la diversité de leur poids économique, leur attractivité très différente, leurs spécificités de localisation dans l’espace national, l’influence ou non d’une métropole dans leur aire ou à proximité, etc.

44 Les données de l’INSEE disponibles couvrent en détail la période 1998-2014, soit 16 années, ce qui est tout de même suffisant pour apprécier la diffusion de la désindustrialisation à l’échelle du pays et poser la question de son aggravation à la faveur de la crise financière et économique apparue en 2007-2008.

Rares sont les bassins non concernés par la désindustrialisation

2 Pour le détail complet des communes : https://www.insee.fr/fr/metadonnees... (...)

45 La carte 1, intitulée « Gain et pertes d’emplois industriels par zones d’emplois (1998-2014) », donne une image de la vigueur de la désindustrialisation entre ces deux dates. Sur les 304 zones d’emplois métropolitaines, 252 enregistrent des pertes nettes (soit 83 %) durant la période, celles-ci allant de - 110 445 à Paris (la zone d’emplois de Paris compte 121 communes, dont les 20 arrondissements de Paris2 ; elle a chuté de 326 362 en 2014 à 215917 emplois en 1998), à - 4 emplois à Loudéac. Compte tenu de leur spécialisation ancienne, c’est dans les vieilles régions industrialisées, c’est-à-dire celles qui ont connu la Révolution industrielle, que s’enregistrent les plus fortes baisses : région parisienne et Picardie (- 23 419 emplois notamment dans la zone d’emplois de Roissy-Sud Picardie), Nord-Pas-de-Calais (dont - 17 648 et - 17 530 dans les zones d’emplois de Roubaix-Tourcoing et de Lille), Alsace (- 15 477 et - 13 183 dans les zones d’emplois de Mulhouse et de Strasbourg), porte de Bourgogne (- 18 143 dans la zone d’emplois de Belfort-Montbéliard-Héricourt), Champagne-Ardenne (dont - 12 998 pour la seule zone d’emplois de Troyes ; - 6 511 dans celle de Reims), Lorraine (- 7 442 et – 7 369 dans les zones d’emplois de Nancy et de Metz), régions lyonnaise (- 27 977) et stéphanoise (- 17 444), vallée de la Seine jusqu’à son aval (dont – 14 652 et - 7 418 dans les zones d’emplois de Rouen et du Havre). La coalescence des cercles suggère à cet égard, que ce sont bien des régions entières qui se sont désindustrialisées et pas seulement des villes. La carte 2, intitulée « Evolution de l’emploi industriel par zones d’emplois (1998-2014) » montre de surcroît que la vitesse de ce phénomène est rapide, les pertes atteignant même en moyenne entre -2 % et -3,5 % / an dans plusieurs zones d’emplois hautement représentatives : Belfort-Montbéliard-Héricourt, Roissy-sud de Picardie, Lens, Hénin, Roubaix-Tourcoing, Flandre-Lys, Saint-Quentin, Longwy, Thionville, Troyes, Vitry-le François / Saint-Dizier, Châlons-en-Champagne, Evreux, etc. Plus généralement, les pertes s’échelonnent ailleurs entre -1,9% et -0,5 % / an durant la période 1998-2014.

46 Le mouvement de désindustrialisation a commencé à l’occasion de la crise économique mondiale des années 1970 et de ses effets dans les bassins industriels construits sur l’exploitation et la transformation des matières premières (charbon, fer, etc.), mais aussi sur l’industrie manufacturière (textile, construction mécanique, etc.). En raison de leurs coûts d’exploitation élevés et de la faiblesse de leur rentabilité, les établissements ont été fermés les uns après les autres dans les années 1980, ou alors maintenus artificiellement à l’aide de subventions publiques. Le caractère mono-industriel - voire mono-établissement - de certaines villes explique que des régions entières ont été frappées avec une très grande violence par une crise à la fois économique, sociale (chômage chronique) et urbaine (dégradation du bâti, fermeture de nombreux commerces, etc.) qui a fait durablement de leurs bassins d’emplois des zones d’évitement vis-à-vis des activités nouvelles et porteuses de développement. Leurs handicaps sont alors devenus comme autant de défis complexes à relever pour leur transformation : vétusté et inadaptation des infrastructures ; formation insuffisante de la main-d’œuvre (notamment dans les technologies nouvelles) ; paysages très dégradés (friches industrielles, corons désaffectés, pollution des sols et des eaux courantes, etc.) ; aménités jugées peu attractives ; etc.

47 L’entrée en crise simultanée de ces zones d’emplois explique le changement d’approche de la politique de l’Etat qui, d’un rôle d’aménageur, est passé à celui de « pompier » cherchant à éteindre tous les incendies. D’abord en favorisant l’arrivée de nouvelles activités par le biais d’incitations fiscales et de primes à l’embauche (Bost, 2014) ; puis en investissant dans l’amélioration des infrastructures de transport et la formation professionnelle (enseignement technologique notamment), ou encore en aidant à la réhabilitation de nombreuses friches industrielles. Dans un second temps (années 1990-2000), car plus lentes à démarrer, les initiatives locales ont conjugué aussi leurs efforts. Mais la reprise de la désindustrialisation, notamment à la faveur de la crise de 2007-2008 et de ses suites, a freiné bien des efforts de mutation dans ces régions fragiles et convalescentes, si bien que les poches de pauvreté et de sous-emploi restent nombreuses aujourd’hui dans toutes ces régions. Leur situation apparaît d’autant plus délicate que ces régions ont moins bénéficié que les autres des relais de croissance générés ailleurs en France par le secteur public et les activités dites résidentielles (Davezies, 2012).

48 Un autre très intéressant enseignement est aussi à tirer de la carte 1. La désindustrialisation est en effet un phénomène qui atteste de l’obsolescence de la classique diagonale reliant Le Havre à Marseille et séparant la France en deux moitiés (la France des régions industrielles au nord-est ; la France des villes industrielles au sud-ouest), qui continue de marquer les représentations mentales concernant l’industrie. A l’exception du quart sud de la France et partiellement de l’ouest, où l’industrie paraît résister et ne pas trop perdre d’effectifs, presque toutes les régions sont en fait concernées à des degrés divers par la désindustrialisation, mais à des rythmes de progression variables (cf. carte 2). Ce constat témoigne de la diffusion de l’industrie dans un nombre plus important de régions françaises, et ce depuis le milieu du XX° siècle.

49 Il convient donc de réserver une attention particulière à ces régions que l’on pourrait qualifier de périphériques par rapport aux bastions traditionnels de l’industrie en France. La petitesse des cercles sur la carte 1 s’y explique surtout par la plus faible présence d’emplois industriels dans ces territoires (il y a donc moins d’emplois à détruire), et non par une plus faible désindustrialisation (cette dernière peut y être a priori importante en proportion dans certaines zones d’emplois). Une étude plus poussée sur ce sujet devra s’attacher à faire le lien entre la désindustrialisation et les secteurs d’activité touchés par ce phénomène, dans la mesure où ces régions présentent d’autres spécificités par rapport aux bastions hérités de la Révolution industrielle. De surcroît, nombre de ces zones d’emplois paraissent éloignées des métropoles et de leurs effets d’entraînement sur le marché du travail. Elles pâtissent enfin de la surreprésentation des petites et moyennes villes (notamment en milieu rural), moins attractives par rapport aux nouveaux facteurs de localisation des activités industrielles. Cependant, la principale différence entre ces régions périphériques moins industrialisées et le cœur industriel de la France au nord et à l’est est que l’impact de la désindustrialisation y est néanmoins amorti par la dynamique beaucoup plus forte des activités administratives (les emplois publics ont notamment continués à y croître, ce qui ne se vérifie moins dans les régions anciennement industrialisées), mais aussi résidentielles et touristiques (Le Blanc, 2011 et 2012 ; Davezies, 2012).

Les gains d’emplois industriels restent l’exception

50 La zone d’emplois de Toulouse en Occitanie (carte 1), par ailleurs la plus vaste zone d’emplois de la métropole avec 717 communes, est la seule à se singulariser en France par sa progression très vigoureuse en valeur absolue entre les deux dates de référence (+ 12 575 emplois), grâce en particulier au dynamisme du secteur aéronautique et spatial, dont dépendent aussi de nombreux centres de R & D (leurs effectifs sont comptabilisés au titre de l’industrie lorsqu’ils relèvent de groupes industriels), ainsi qu’un très important réseau d’entreprises sous-traitantes. Au palmarès, Toulouse est suivie par la zone d’emplois de La Roche-sur-Yon (100 communes en Vendée), qui enregistre un gain de + 4 206 emplois. Plus loin encore, figurent 5 zones d’emplois (par ordre décroissant : Figeac, Saint-Nazaire, Sablé-sur-Sarthe, Toulon et Vitré), qui enregistrent des progressions allant de + 1 207 emplois industriels (Figeac, en Occitanie), à + 1 027 (Vitré, en Bretagne). Trois d’entre elles (hors Saint-Nazaire et Toulon) relèvent de petites villes et de territoires plutôt ruraux, bien éloignés des métropoles, mais où le secteur manufacturier est ancien, bien ancré localement et appuyé sur une solide tradition ouvrière et sociale, caractéristiques partagées d’ailleurs par La Roche-sur-Yon. La zone d’emplois de Figeac (76 communes dans le département du Lot) totalise notamment un emploi sur 5 dans l’industrie (21 %), soit deux fois plus que la moyenne nationale, alors qu’elle rencontre des problèmes d’accessibilité. Les secteurs industriels de ces différentes zones d’emplois sont assez diversifiés, mais ils relèvent le plus souvent (hors Toulouse) de secteurs traditionnels (mécanique, construction navale, agro-alimentaire, meuble, etc.) ayant avantageusement tirés profit d’effets de spécialisation (systèmes productifs locaux), mais aussi de mutations technologiques et organisationnelles réussies. Pour autant, les hautes technologies n’y sont pas absentes, comme à Figeac, où la société Figeac Aero (implantée depuis 1989 ; 1 600 emplois en 2016) est devenue un des sous-traitants leaders en France dans la mécanique de précision pour le secteur de l’aviation (pièces aéronautiques en alliages légers et métaux durs). Sa nouvelle usine en cours de construction à Figeac devrait d’ailleurs être l’une des plus modernes d’Europe dans son domaine.

51 Dans les 42 autres zones d’emplois en progression (ouest et sud de la France pour l’essentiel), les gains ne portent à chaque fois que sur quelques dizaines d’emplois supplémentaires (pour 16 zones d’emplois) ou alors quelques centaines (pour 26 zones d’emplois). Cette situation (carte 1), corroborée par la faiblesse du rythme de progression annuelle (carte 2), reste néanmoins une belle performance dans le contexte général, car ces territoires sont aussi concernés par la hausse de la productivité du travail, de même que par celle de la robotique, qui supprime des emplois. L’INSEE ne détaille cependant pas leur ventilation sectorielle.

52

Carte 1 : Gain et pertes d’emplois industriels par zones d’emplois (1998-2014) Carte 1 : Gain et pertes d’emplois industriels par zones d’emplois (1998-2014) (voir sur le site)

Carte 2 : Evolution de l’emploi industriel par zones d’emplois (1998-2014) Carte 2 : Evolution de l’emploi industriel par zones d’emplois (1998-2014) (voir sur le site)

53 A l’instar de ses voisins européens, la France (à travers ses Pouvoirs publics, ses organisations professionnelles et syndicales, ses acteurs de l’économie, ses observateurs avisés, son opinion publique, etc.) semble avoir pris conscience de l’ampleur et de la gravité de la désindustrialisation qui mine désormais son économie. La crise des années 2007-2008 a joué à cet égard un rôle de révélateur qui a favorisé un électrochoc salutaire. Un certain nombre de signes encourageants allant dans le sens du redressement sont déjà relevés, à l’instar des premières retombées du Crédit d’impôt compétitivité emploi, ou CICE, qui semble avoir joué un rôle bénéfique sur le rétablissement depuis 2015 des marges bénéficiaires des entreprises. Cette condition est en effet indispensable pour faciliter les nouveaux investissements de modernisation d’un appareil de production vieillissant. Alliés à un retour prudent de l’optimisme des chefs d’entreprises depuis 2016-2017, ces signes plus favorables témoignent que la France et ses territoires sont sans doute déjà entrés dans une nouvelle phase de leur histoire industrielle, annonciatrice de changements et de bouleversements plus profonds encore, seuls à même d’inverser la tendance observée. Il est néanmoins beaucoup trop tôt pour en dresser un premier bilan, qui vérifierait l’hypothèse de la réindustrialisation. Mais il est certain que trois dynamiques concomitantes se mettent en place depuis quelques années, avec des effets différenciés selon les secteurs sur l’emploi et les territoires concernés.

54 La première s’organise autour de la recherche du maintien des activités encore présentes sur le territoire national (en particulier dans les vieilles régions industrialisées) et ayant encore un avenir. Sa condition impérative est celle d’un engagement résolu dans un processus de montée en gamme (présenté à bien des égards comme la seule alternative possible sur le modèle des pays de l’Europe du nord, l’Allemagne en premier lieu), mais aussi l’amélioration de leur compétitivité (signature par exemple d’accords de compétitivité chez Renault avec les syndicats) et la modernisation rapide des outils de production.

55 La seconde a suscité beaucoup d’espoirs au cours des années 2014-2015, à savoir la relocalisation depuis l’étranger, à chaque fois que cela est possible, de certaines activités et selon différentes modalités : retour complet d’usines en France, transfert de certaines lignes de production entière, réincorporation d’étapes d’un processus industriel. Mais son élan paraît encore modéré, voire hypothétique, ce qui ne signifie pas qu’il convienne de ne pas s’y intéresser (Bost, 2015). De surcroît, les effets sur l’emploi de ces opérations - souvent très médiatisées en raison des espoirs disproportionnés qu’elles suscitent - s’avèrent faibles, car ces relocalisations sont rendues possibles par un haut niveau d’investissement dans la robotisation et l’automatisation des tâches.

56 La troisième dynamique est actuellement celle qui fait l’objet de la plus forte attention, puisqu’elle valorise l’avénement d’activités industrielles résolument nouvelles, entièrement fondées sur l’économie numérique et du savoir, en s’appuyant sur la robotisation massive, l’impression 3D appliquée à la production de masse, la réalité augmentée, l’internet des objets (qui va révolutionner le processus de production par la circulation des données numériques, de même que la logistique tout au long de la chaîne d’approvisionnement). Surtout cette révolution annoncée (appelée déjà par certains observateurs « Robolution ») est porteuse de changements et de défis très profonds du monde du travail industriel, car elle sous-entend le recours à des profils et à des compétences nouvelles dans des usines intelligentes et connectées (programme « Usines du futur » lancé en 2013). Autant de bouleversements majeurs à venir qui font penser que l’industrie sait aussi se réinventer en France.

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Notes

1 En nombre de véhicules assemblés sur le sol national.

2 Pour le détail complet des communes : https://www.insee.fr/fr/metadonnees...

Table des illustrations

(Voir le site)

Titre Graphique 1 : Evolution des effectifs de l’industrie française entre 1970 et 2014 (en milliers)

Titre Carte 1 : Gain et pertes d’emplois industriels par zones d’emplois (1998-2014)

URL http://journals.openedition.org/rge...

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Titre Carte 2 : Evolution de l’emploi industriel par zones d’emplois (1998-2014)

URL http://journals.openedition.org/rge...

Pour citer cet article

Référence électronique

François Bost et Dalila Messaoudi, « La désindustrialisation : quelles réalités dans le cas français ? », Revue Géographique de l’Est [En ligne], vol.57 / 1-2 | 2017, mis en ligne le 15 novembre 2017, consulté le 14 août 2019. URL : http://journals.openedition.org/rge/6333

Auteurs

François Bost

Professeur des universités, Université de Reims Champagne-Ardenne (URCA), 57 rue Pierre Taittinger, 51096 REIMS Cedex

Articles du même auteur

Introduction : La désindustrialisation, objet géographique [Texte intégral]

Introduction : Deindustrialization, a geographical phenomenon

Entindustrialisierung, geographisches Objekt

Paru dans Revue Géographique de l’Est, vol.57 / 1-2 | 2017

Dalila Messaoudi

Maître de conférences, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ), 47 boulevard Vauban, 78047 Guyancourt Cedex

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Les délocalisations industrielles dans les mutations des systèmes productifs français [Texte intégral]

Industrial relocation and the mutations in French production systems

Paru dans Revue Géographique de l’Est, vol. 54 / 1-2 | 2014

Commentaire HD : Article très documenté et intéressant mais qui reste encapsulé dans une vision économique techno–libérale. Si le facteur de la compétitivité ne peut évidemment pas être complètement écarté de l’analyse, celle-ci ne serait pire à expliquer la désindustrialisation. La préférence capitalistique de placements financiers à des investissements industriels n’est pas abordée alors que le capitalisme international est dorénavant une financiarisé.

Sixième article : la désindustrialisation, article de Wikipédia

https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%...

Septième article : La désindustrialisation de la France : qui sont vraiment les coupables ?

Source : Al atlantico.fr https://www.atlantico.fr/decryptage...

par Bertrand Rothé qui est agrégé d’économie, il enseigne à l’université de Cergy-Pontoise et collabore régulièrement à Marianne. Il est déjà l’auteur de Lebrac, trois mois de prison (2009) et co-auteur de Il n’y a pas d’alternative.

La désindustrialisation, qui touche tous les pays de l’OCDE, a été plus rapide en France qu’ailleurs. Les causes en sont multiples, anciennes et systémiques. Etat, patrons, syndicats, Europe, médias : passage en revue des coupables.

"Le procès de la désindustrialisation française"

Jean-Pierre Corniou : La désindustrialisation se mesure par la convergence de quelques indicateurs simples. Or les données statistiques ne laissent aucun doute sur l’ampleur du phénomène en France. La désindustrialisation, qui touche tous les pays de l’OCDE, a été plus rapide en France qu’ailleurs. Les causes en sont multiples, anciennes et systémiques. Elles reflètent les choix collectifs de la société française et si les racines de cette situation remontent au développement industriel du XIXe siècle, les Trente glorieuses en avaient effacé les traces sous l’effet bénéfique de la croissance, et surtout de l’inflation, alors que la mondialisation, l’euro et la crise de 2008 remettent à nu ces fractures anciennes.

De quoi parle-t-on ?

La désindustrialisation est un phénomène ancien, qui a débuté à la fin des années 1970 et s’est poursuivi de façon régulière, pour s’accentuer avec la crise de 2008 sous l’impact de la réduction de la consommation, de l’investissement et des exportations :

•la réduction de la part de l’industrie dans le PIB

Le poids du secteur est passé de 24% en 1980 à 14% en 2007 puis 10% en 2012. Elle est de 20% en Allemagne. Depuis 2008 la réduction de la production manufacturière a touché toutes les branches industrielles. Seules quatre branches ont résisté : industrie agro-alimentaire, pharmacie, autres produits manufacturés, essentiellement réparation et maintenance, et autres matériels de transport, dont l’aéronautique.

•la réduction du nombre d’emplois industriels

L’industrie a perdu 1,9 million d’emplois "bruts" (externalisation incluse) entre 1980 et 2007, soit 36% de ses effectifs. En emplois nets ceci représente 1,5 million d’emplois. La réduction des emplois industriels est due pour l’essentiel au progrès technique qui accroît la productivité de la main-d’œuvre, facteur dont la part est estimée à 65% des réductions d’emploi. Sur 27 ans, ce sont 70000 emplois industriels qui disparaissent en moyenne chaque année. Or depuis 2008, la situation s’est détériorée sans toutefois suivre la baisse de la demande, car c’est l’intérim qui a joué le rôle majeur de facteur d’ajustement de l’emploi à la charge. Entre 1980 et 2012, les emplois manufacturiers sont passés de 5,1 millions à moins de 2,9 millions. Entre 2009 et 2013, la France a perdu un millier d’usines représentant 120000 emplois.

•la réduction de la part des produits manufacturés dans les exportations

Le solde extérieur manufacturier s’est amélioré entre 1989 à 2000, passant d’un déficit de 9,8 milliards d’euros à un excédent de 10,5 milliards en 2000. C’est à partir de 2001 que ce solde redevient déficitaire en passant à -10, 7 milliards en 2007 avant la crise alors même que la croissance est encore de 2,3% par an. Le solde commercial de la branche industrie est ensuite passé à -29 milliards en 2011. L’industrie aéronautique enregistre en 2013 un excédent de 22 milliards d’euros et l’industrie agroalimentaire 11,5 milliards.

•la croissance des emplois tertiaires

Une partie de cette croissance provient de l’externalisation des emplois industriels vers des sociétés de service qui travaillent pour l’industrie : intérim, maintenance, fonctions support, conseil. On estime que 25% des pertes d’emploi industriels proviennent de cette externalisation.

On peut aussi souligner que la baisse des marges industrielles a été constante sur la période. Les prix des produits français se sont largement alignés à la baisse sur la concurrence internationale lors que le niveau des salaires et des cotisations sociales restait élevés. Cet effet ciseau a entrainé une dégradation des marges au détriment de l’autofinancement et de l’investissement de modernisation.

L’Etat et le monde politique

Jean-Pierre Corniou : Le monde politique a toujours regardé avec circonspection l’industrie dans une logique totalement caricaturale et schizophrène. En France, c’est une tradition ancienne et bien ancrée dans les deux camps. La droite se méfie de l’industrie, car ce sont des travailleurs et techniciens qui avaient la réputation de voter à gauche et d’entretenir des syndicats contestataires, voire communistes. "Classes laborieuses et classes dangereuses" comme l’écrivait Louis Chevalier dans son étude sur les travailleurs au XIXe siècle publiée en 1958, ce mélange entre misère et instabilité ayant durablement marqué l’inconscient de la classe politique pour conduire, par exemple, à l’exaltation des valeurs rurales sous Vichy et, sous la IVe république, à la mise en valeur de l’accession à la propriété et au petit commerce. La gauche n’aime pas l’industrie car elle est dirigée par des patrons qui s’enrichissent sur le dos des travailleurs et l’industrie ce sont des conditions de travail et de rémunération difficiles et précaires qu’il faut combattre. Aussi sommaires soient-elles, ces idées restent persistantes dans la culture française du XXIe siècle qui conserve à son extrême gauche des porte-paroles virulents de cette vision anticapitaliste et n’a pas su créer à droite un authentique mouvement libéral et entrepreneurial. De fait en France l’industrie est mal comprise, mal aimée et coupable de tous les maux : tensions sociales, pollutions, inégalités. Au mieux il faut la nationaliser, au pire la punir, dans tous les cas la contenir. L’anti-industrie, ce sont les emplois tertiaires, propres et stables, et la fonction publique qui depuis l’après-guerre ne fait que croître pour atteindre fin 2012 5,2 millions de salariés dont la fonction publique territoriale qui a cru de 35% entre 2000 et 2010 alors que le fonction publique d’Etat baissait de 5%.

Bertrand Rothé : La gauche.

La gauche a évidemment une part de responsabilité dans la désindustrialisation.

La première responsabilité et non des moindres, est d’avoir abandonné les industries lourdes en 1983. C’est même l’acte fondateur de la gauche actuelle. Cette gauche de gouvernement qui justifie tous ses renoncements par la prise en compte des réalités et l’acceptation des marchés. Ce choix pour le charbon était inévitable, beaucoup moins pour l’acier. Trente ans après, avec des coûts de main-d’œuvre supérieurs aux nôtres, l’Allemagne produit 46,4 millions de tonnes d’acier et la France seulement 20,8.

Ensuite la réhabilitation du marché par les socialistes dans la deuxième partie des années 1980 va avoir des effets induits destructeurs pour l’industrie. Si les « pantouflages » des élites de la fonction publique vers l’entreprise ne sont pas directement en cause, c’est le choix du secteur d’activité qui l’est. Polytechnique, l’ENS, l’ENA vont former de plus en plus des cadres des services, et plus particulièrement de la finance.

Trois arguments expliquent cet engouement :

•La première raison est financière. Ce sont les métiers qui offrent les rémunérations les plus importantes. Par exemple dans les bonnes années, à la sorties de l’Université, des salaires les quants qui passent par la prestigieuse formation de Madame El Kariou atteignaient de 80 000 à 100 000 euros par an.

•Aussi, et on l’oublie trop souvent, ce sont des raisons de stratégie individuelle qui expliquent aussi ces choix. A partir de cette période les cadres dirigeants des grandes sociétés viennent essentiellement des directions financières, alors que traditionnellement ils venaient de la production ou de la vente.

•Troisièmement, et c’est là que l’on retrouve le PS, à cette période le concept de société post industrielle (http://fr.wikipedia.org/wiki/Sociét...) se développe. Cette idée est importée des Etats Unis. Elle affirme que la société industrielle est condamnée. C’en est fini de l’industrie, de l’automobile. Le modèle de Colin Clarck ( favorise le développement des services. C’est inéluctable. Deux intellectuels participent au développement et à la promotion de cette théorie en France. Le sociologue Alain Touraine, dont la fille est aujourd’hui ministre des affaires sociales et de la santé, est le plus ancien. L’économiste et banquier Daniel Cohen) est le plus médiatique. Ce strauss-kahnien qui a ensuite soutenu Martine Aubry a joué le rôle plus influent ces dernières années. Le PS a longtemps suivit ces deux gourous, c’est ainsi que les ministres de l’industrie vont passer du statut envié de ministre d’Etat en 1981 pour disparaître dans le ministère de l’économie des finances et de l’industrie et confié à un secrétaire d’Etat.

Enfin en abandonnant la classe ouvrière le PS se désintéresse de l’industrie. Le bébé, l’eau du bain et la baignoire disparaissent en même temps.

Il existe heureusement des résistances au sein du PS. Jean Pierre Chevènement est le plus ancien et le plus légitime sur ce thème. Arnaud Montebourg, le « Troisième homme » de la primaire socialiste de 2011 avec son concept de démondialisation a relancé cette résistance aujourd’hui encore très fragile au sein de PS.

La droite aussi.

La droite n’a pas beaucoup d’idées sur cette question comme sur beaucoup d’autres. Aujourd’hui elle fait confiance au marché, comme hier elle se réfugiait derrière l’Eglise.

Le FN est peut être aujourd’hui le parti le plus cohérent sur le sujet. Avec des idées qu’il pille sans vergogne à un certain nombre d’intellectuels de gauche, et souvent au Monde Diplomatique, le parti de Marine Le Pen s’est refait une virginité sur ce thème. Il faut le dire et le redire. C’est le parti du copier coller. Tout y passe : le protectionnisme emprunté à François Ruffin, à Aurélien Bernier et à Emmanuel Todd, la sortie de l’Euro volée à Frédéric Lordon, Jacques Sapir, la critique du traité de libre échange transatlantique emprunté à Gael Giraud. Evidemment, le FN ne cite jamais ses sources.

Les milieux patronaux

Jean-Pierre Corniou : Il serait très difficile de reprocher au MEDEF et aux dirigeants patronaux d’être des acteurs volontaires de la désindustrialisation. Tout chef d’entreprise cherche à compenser la baisse de la profitabilité structurelle de son activité par une réduction des coûts. On a beaucoup reproché aux dirigeants d’entreprise d’accentuer la désindustrialisation sur le territoire par la délocalisation. L’analyse est toutefois complexe. Contrairement à une image répandue, ce ne sont pas les délocalisations qui ont le plus accentué le phénomène structurel de désindustrialisation mais les effets de la productivité. Les études montrent toutefois que l’augmentation des importations peut venir d’entreprises françaises délocalisées à l’étranger, comme par exemple dans l’automobile dont le solde est devenu négatif. Les délocalisations répondent à deux logiques : la première est naturellement de se rapprocher des pays où la demande est forte, la seconde de bénéficier de coûts de production moins élevés tant pour les salaires que les taxes ou l’énergie. Le MEDEF n’a certainement pas manqué de se mobiliser sur la défense de l’industrie, et a participé activement aux Etats généraux de l’Industrie de 2009, même si une part de son discours dominant a été motivé par la baisse des charges sociales et de la fiscalité. C’est donc souvent plus un discours défensif qu’une valorisation dynamique de l’industrie qui est perçu, même si de nombreuses manifestations sont organisées par le MEDEF et les branches professionnelles de l’industrie pour valoriser les activités industrielles.

Les syndicats

Jean-Pierre Corniou : L’analyse des syndicats français est largement déterminée par la sociologie de leur base, faiblement représentative du monde de l’entreprise privée. Ayant peu de cotisants, peu de ressources et dépendant pour un tiers environ de leurs budgets de financements publics, les syndicats français sont peu liés au monde industriel. Leur rôle dans la défense de l’industrie est surtout combatif et sporadique contre les fermetures d’usine sans travailler sur le fond des facteurs de compétitivité. Si un facteur peut jouer dans la faible croissance de l’industrie, mais il est marginal par rapport aux facteurs structurants, il s’agit du rôle des effets de seuil dans les mécanismes de représentation des salariés qui peuvent aux marges avoir un effet dissuasif.

L’Europe

Jean-Pierre Corniou : L’Europe, malgré la légende propagée en France n’est pas un ensemble politique homogène. Il faut distinguer le Conseil, le Parlement et la Commission. Ces trois cercles n’ont pas toujours la même vision, et il ne faut jamais négliger le rôle du conseil des ministres qui in fine représente les Etats et décide… Depuis 2008, 3,5 millions d’empois ont été perdus en Europe dans l’industrie et la part moyenne de l’industrie dans le PIB est tombée à 15,1%. La Commission ne cesse de proclamer que si l’Europe veut rester un leader économique mondial, elle doit placer l’industrie sur le devant de la scène. La dernière déclaration, en 2014, de la Commission « Pour une renaissance industrielle de l’Europe » présente un nouveau plaidoyer pour une intégration plus poussée des différents réseaux qui structurent l’économie européenne et pour le développement de la concurrence et de l’innovation. Cette intention louable est peu suivie d’effet, chaque Etat membre se trouvant confronté à une situation structurelle qui lui est propre. Il n’y a pas de solidarité en la matière car les intérêts sont divergents quand l’Allemagne, en 2013, a 200 milliards d’euros d’excédent commercial et la France 61 milliards de déficit ! L’euro fort est un facteur négatif pour les pays ayant une industrie peu compétitive comme la France mais avantage l’Allemagne. Ni sur les mesures structurelles, ni sur la protection aux frontières et par exemple une TVA sociale ou carbone, ni sur le niveau de l’euro il y a consensus.

Bertrand Rothé : L’Europe joue un rôle clé dans cette histoire.

Autour de la concurrence libre et non faussée, la construction de l’Europe depuis le début relève de la même histoire de dupe. Le néo-libéralisme européen, fortement inspiré par l’ordolibéralisme allemand, force la France a abandonner sa tradition colbertiste de politique industrielle au profit du marché. Avec des conséquences mortifères. « Ce qui plombe l’industrie française aujourd’hui », c’est « un libéralisme trop poussé », affirme l’ingénieur économiste Gullaume Duval. Alors que, dans le même temps, comme il le montre très bien dans son dernier livre, Made in Germany, la RFA puis l’Allemagne continue à prospérer avec sa « forte tradition de coopération entre entreprises au sein des branches professionnelles »…

La société post industrielle fait aussi des ravages à Bruxelles. En partie à travers le PS et tous les partis sociaux démocrates qui adhèrent à ce concept « progressiste ». L’Allemagne fort de son potentiel industriel laisse se développer cette nouvelle mode. L’engouement pour « l’économie de la connaissance » et la désindustrialisation de ses voisins qui en résulte, la réjouit.

Les médias

Jean-Pierre Corniou : Les médias généralistes sont un révélateur et un amplificateur de la complexité de la société française. Ils portent sur le monde de l’entreprise un regard plus attiré par les difficultés économiques et par les tensions sociales que par la pédagogie économique. La presse économique est par nature plus ouverte et plus sensible aux fondamentaux de l’entreprise et des titres comme l’Usine nouvelle ou les Echos jouent un rôle positif dans la compréhension des déterminants de la performance économique et de l’image de l’entreprise. Mais leur lectorat est convaincu. De fait la compréhension de l’évolution technique, de la mondialisation économique et des facteurs de compétitivité de la France est rarement l’objet de sujets pédagogiques et non polémiques.

La réflexion sur la société post-industrielle n’est pas en soi négative. Toutefois le rôle du numérique comme nouvelle base du système socio-technique est plus souvent présenté sous l’angle de l’usage et des médias sociaux que la sur la transformation profonde des modèles économiques. La production de nouveaux biens techniques, notamment matériaux, robots, produits pour le secteur de la santé, nouveaux modes de transport, qui sont aujourd’hui tous le résultat de l’utilisation dans la conception et la mise en œuvre de modèles numériques et de systèmes numériques de pilotage et de régulation offrent des perspectives de renouveau pour l’industrie française qui sont rarement mis en valeur dans les médias. La focalisation sur les 34 industries d’avenir du programme gouvernemental devrait permettre de mieux comprendre ces enjeux techniques et industriels pour les emplois et les exportations de demain.

Bertrand Rothé : Malheureusement la plupart des médias se sont mis dans l’aspiration. C’est assez normal pour les médias contrôlés par de grandes fortunes ou de grands groupes industriels. C’est beaucoup plus problématique quand les chaines et les radios de services publiques reprennent systématiquement la pensée dominante. A la grande époque de Nicolas Demorand sur France Inter Daniel Cohen était devenu le spécialiste économique de la radio. Aujourd’hui c’est Dominique Seux qui souhaite l’accélération des délocalisations pour sauver les industries françaises. Au moment de où PSA plongeait, notre expert critiquait la stratégie de l’entreprise. D’après lui les problèmes étaient liés à son incapacité à délocaliser sa production. Nos élites ont rêvé d’une industrie sans usines.

La désindustrialisation est à mettre en relation avec la diminution du taux de marge dans l’industrie (Michel Husson)

Source : site de MichelHusson http://hussonet.free.fr/tmarmanuf.pdf

note hussonet n°61, 15 octobre 2013

1 Le taux de marge mesure la part du profit (EBE) dans la valeur ajoutée d’une entreprise. C’est donc un bon indicateur de la répartition entre profit et salaires. En France, le patronat se plaint d’un recul du taux de marge qui nuirait à la capacité d’investir des entreprises. Et ce recul serait particulièrement marqué dans l’industrie. Ce constat n’est pas faux, mais il faut le replacer dans un contexte à plusieurs dimensions : l’effet de la crise, le poids de la financiarisation et les faiblesses du capitalisme français.

Le taux de marge des entreprises françaises

Bien que ce soit paradoxal, toute récession a pour effet d’augmenter la part des salaires autrement dit de réduire le taux de marge. La raison en est simple : la part des salaires dépend de l’évolution relative du salaire et de la productivité du travail. Durant une récession, la productivité chute dès lors que les effectifs ne s’ajustent pas immédiatement au recul de la production. Comme les salaires ne s’ajustent pas non plus immédiatement, la part des salaires augmente et le taux de marge baisse.

Plus simplement, on constate que la masse salariale baisse moins vite que la valeur ajoutée. C’est ce qui s’est passé durant la dernière crise : le taux de marge des sociétés non financières, à peu près constant depuis la fin des années 1980, a perdu 4 points entre 2008 et 2012 (graphique 1). Mais ce recul s’est fait par rapport à un niveau historiquement élevé et, surtout, cette résistance des salaires a servi à amortir le choc de la crise qui aurait été encore plus violent, si l’emploi et les salaires s’étaient immédiatement ajustés de manière à préserver le taux de marge.

Il en va autrement dans l’industrie : le taux de marge y a également été impacté par la crise, mais il était en chute libre depuis le début des années 2000 et a enregistré un recul de l’ordre de 10 points, de 32 à 22 % de la valeur ajoutée. Cette évolution spécifique sera examinée plus loin, mais il convient au préalable de compléter le panorama.

Il faut commencer par rappeler la grande disparité des niveaux de taux de marge selon les tailles des entreprises. Son niveau est nettement inférieur dans les PME, de l’ordre de 4 points, par rapport aux entreprises de taille intermédiaire (ETI) et aux grande entreprises (graphique 2). Il faut également souligner un des effets de la mondialisation : les plus grandes entreprises réalisent en moyenne deux tiers de leur chiffre d’affaires à l’étranger et les profits correspondants n’apparaissent pas en tant que tels dans la comptabilité nationale ou dans les bases de données comme celle de la Banque de France.

Graphique 2 Taux de marge selon la taille des entreprises Source : Banque de France

Mais il faut surtout insister sur la ponction opérée par la finance. Les dividendes nets versés par les sociétés non financières (SNF) représentent aujourd’hui 30 % du profit (EBE, excédent brut d’exploitation) et 12 % de la masse salariale (graphique 3). Cette ponction augmente régulièrement depuis le début des années 1990.

Graphique 3 Dividendes nets versés

Graphique 4 Composantes de la valeur ajoutée Source : Insee. Sociétés non financières. Source : Insee. Base 100 en 1990. Sociétés non financières

On peut illustrer cette véritable préférence (forcée) pour la finance en comparant les différentes composantes ou utilisations possibles de la valeur ajoutée. L’investissement, les salaires, les dépenses de R&D (recherche et développement) et le profit lui-même augmentent à peu près au même rythme et ont été multiplié environ par 2 entre 1990 et 2012. Mais la masse de dividendes nets versés par les entreprises a été multipliée par plus de 3,5. Certes la crise a fait reculer cette progression en 2010, mais ce manque à gagner a été très vite comblé (graphique 4). Il n’est donc pas étonnant de constater que le profit après dividendes - autrement dit le profit disponible pour l’investissement - progresse plus lentement depuis une dizaine d’années.

3 La justification du profit étant de servir à l’investissement, il est utile d’observer l’évolution du taux de marge hors dividendes, autrement dit le taux de marge disponible pour l’investissement. On constate alors qu’il baisse tendanciellement depuis le début des années 2000 réduisant ainsi la capacité d’autofinancement des entreprises (graphique 5). Dans l’industrie, le taux de marge disponible ainsi défini ne peut être calculé, faute de données statistiques. On peut en fournir une évaluation, en supposant que le taux de distribution de dividendes dans l’industrie est le même que dans l’ensemble des entreprises. Cette correction ne modifie pas qualitativement l’évolution baissière du taux de marge (graphique 6).

Graphique 5 Taux de marge des sociétés non financières

Graphique 6 Taux de marge dans l’industrie Source : Insee Source : Insee + calculs propres

Le rôle des prix relatifs

Comment expliquer cette dégringolade ? Les usual suspects peuvent être facilement mis hors de cause : la productivité du travail augmente plus vite dans l’industrie que dans l’ensemble de l’économie (graphique 7) et le salaire réel augmente à peu près de la même manière (graphique 8).

Graphique 7 Productivité

Graphique 8 Pouvoir d’achat du salaire Source : Insee

Mais il y a un troisième facteur à prendre en compte, à savoir le prix relatif. Les entreprises d’un secteur paient des salaires indexés sur le prix à la consommation mais leur revenu dépend de leur prix de vente qui n’évolue pas forcément comme la moyenne des prix. En l’occurrence le prix de la valeur ajoutée baisse dans l’industrie (graphique 9). Le prix relatif de l’industrie par rapport à l’indice général des prix intervient à côté du coût salarial unitaire réel (le rapport entre pouvoir d’achat et productivité). On constate alors que la baisse du taux de marge dans l’industrie renvoie à une évolution défavorable des prix relatifs (graphique 10).

Graphique 9 Prix de la valeur ajoutée

Graphique 10 Composantes du taux de marge dans l’industrie Source : Insee

Cet effet des prix relatifs est très puissant. S’il était annulé, le taux de marge dans l’industrie aurait connu une évolution très proche de celle du taux de marge calculé sur l’ensemble des secteurs (graphique 11).

Graphique 11 Taux de marge dans l’industrie française et prix relatifs Source : Ameco. Base 100 en 1995

Une comparaison France-Allemagne

Il s’agit d’une caractéristique de l’industrie et de l’économie françaises, comme le fait apparaître une comparaison avec l’Allemagne. Le point de départ consiste à observer la productivité du travail dans les deux grands secteurs de l’économie, industrie manufacturière et services. Les évolutions sont comparables dans les deux pays : même progression dans l’industrie (à ceci près que l’Allemagne a été plus touchée par la crise et a peu ajusté ses effectifs) et même différentiel entre industrie et services (graphique 12).

La première différence porte sur les salaires. En France, ils augmentent de la même manière dans les deux grands secteurs. En Allemagne, leur progression est moins rapide et caractérisée par un différentiel d’évolution entre l’industrie et les services (graphique 13).

Graphique 12 Productivité du travail en France et en Allemagne

Graphique 13 Salaire réel moyen en France et en Allemagne Source : Ameco. Base 100 en 1995

Mais la différence la plus importante porte là encore sur les prix relatifs. En Allemagne, le prix de la valeur ajoutée évolue à peu près de la même manière dans les deux grands secteurs. Il n’en va pas de même en France où le prix des services augmente alors que celui de l’industrie baisse (graphique 14). Cet effet des prix relatifs propre à la France explique en grande partie la différence d’évolution du taux de marge dans l’industrie en France et en Allemagne, différence qui est beaucoup moins marquée dans les services (graphique 15).

Graphique 14 Prix de la valeur ajoutée

Graphique 15 Taux de marge en France et en Allemagne Source : Ameco. Base 100 en 1995

Prix à l’export et compétitivité

Cet effet de prix relatif est lié à l’insertion croissante de l’industrie française sur le marché mondial. Jusqu’en 1985, le prix de l’industrie manufacturière - que ce soit celui de la valeur ajoutée ou celui des exportations - augmente comme le prix du PIB ou celui des services non marchands (graphique 16). Mais une inflexion très brutale se produit précisément en 1985 : à partir de cette date le prix des exportations industrielles françaises (exprimé en euros) cesse de croître et se met au contraire à stagner. Le prix de la valeur ajoutée suit le même profil avec quelques années de décalage.

Graphique 16

Prix de la VA et des exports dans l’industrie manufacturière Source : Insee. Base 100 en 1985

Une rupture aussi nette que celle qui s’opère en 1985 ne peut correspondre qu’à un événement précis. Il s’agit des accords dits du Plaza qui équivalent à une forte dévaluation du dollar. Après avoir fortement augmenté, le prix des exportations américaines chute, forçant les autres pays à s’adapter.

Le Japon cherche à suivre les Etats-Unis, mais décroche durant la décennie 1990, ce qui contribuera à son enfoncement dans une croissance molle. La France s’adapte instantanément et bloque durablement ses prix à l’exportation. L’Allemagne, prise dans les effets de la réunification, ne le fera qu’un peu plus tard (graphique 17).

Si l’on raisonne sur les mêmes prix libellés en dollars, on constate que les Etats-Unis tendent à stabiliser le prix de leurs exportations industrielles à partir de 1986. Il n’en va pas de même pour la France et l’Allemagne : malgré la stabilisation de leurs prix libellés en euros, l’évolution du taux de change euro/dollar conduit à une forte augmentation de leur prix exprimé en dollars (graphique 18).

Or, dans la majorité des cas, les prix mondiaux de référence sont exprimés en dollars. L’Allemagne étant un pays price maker (qui fixe les prix), cette hausse du prix des exportations a beaucoup moins de répercussion sur sa compétitivité que dans le cas de la France qui est un pays price taker qui doit s’adapter au prix mondial.

Graphique 17 Prix à l’exportation : en Ecu/euro

Graphique 18 Prix à l’exportation : en dollars Source : Ameco. Base 100 en 1986. Source : Ameco. Base 100 en 1986..

Le taux de marge dans l’industrie : essai de synthèse

L’évolution du taux de marge dans l’industrie sera ici analysée en relation avec le taux de marge dans l’ensemble de l’économie, le rapport entre les deux définissant le taux de marge relatif. On peut distinguer deux périodes nettement délimitées : jusqu’en 2000, ce taux de marge relatif est à peu près constant, puis il se met à baisser tendanciellement (graphique 19).

Cette trajectoire renvoie à deux principaux déterminants. Le premier est le prix relatif de l’industrie qui commence à baisser à partir de 1990. Mais,jusqu’en 2000 ; l’évolution du taux de change de l’euro permet à l’industrie de maintenir sa position relative. Les choses changent au tournant du siècle, avec la baisse du dollar dont l’effet se combine avec celle du prix relatif : sous cette double pression, le taux de marge dans l’industrie décroche du taux de marge dans l’ensemble de l’économie.

Graphique 19 Déterminants du taux de marge dans l’industrie Source : Insee, Banque de France

L’équation économétrique ci-dessous permet de valider cette double détermination par le prix relatif et le taux de change. Leurs coefficients sont très significatifs, et l’inflexion du début des années 2000 est correctement simulée. TMARELA = 0,48 PRIRELA - 21,80 TC + 62,43 (11,8) (7,1) (10,7) R2 = 0,767 TMARELA : taux de marge industriel relatif PRIRELA : prix relatif TC : taux de change euro/dollar

Conclusion

L’évolution du taux de marge dans l’industrie est finalement un bon indicateur de la double tension à laquelle est soumise l’industrie française :

􀁹 d’un côté, elle doit s’ajuster, en raison de sa faible compétitivité-hors-prix, à la formation tendancielle d’un prix mondial qui dépend fortement du taux de change entre le dollar et l’euro ;

􀁹 d’un autre côté, elle est insérée dans un modèle social qui repose sur une règle de progression du salaire relativement homogène entre les secteurs de l’économie nationale. Par contraste, l’industrie allemande est d’une part moins sensible à la compétitivité-prix et peut, d’autre part, conserver sous forme de marge l’essentiel de ses gains de productivité, en raison du découplage des salaires dans l’industrie et les services.

La baisse du coût salarial, présentée par le patronat comme la voie royale permettant d’améliorer les performances de l’industrie française n’est pas une réponse adaptée.

Elle exprime en effet une préférence pour le travail moins qualifié, contradictoire avec une amélioration de la compétitivité structurelle. Mieux vaudrait réduire la voilure du côté de la distribution des dividendes et chercher les moyens d’une meilleure spécialisation. A l’inverse de la perception du patronat français, il faudrait s’attaquer aux vraies raisons de la faiblesse relative de l’industrie française : « effort insuffisant d’innovation, cannibalisation des PME par les grands groupes, politiques déficientes de formation de la main-d’oeuvre, spécialisation inadaptée au marché mondial, désintérêt des grands groupes exportateurs pour le marché intérieur, forte sensibilité des exportations françaises au taux de change de l’euro en raison d’une montée en gamme insuffisante, ‘coût du capital’ excessif1. »

Neuvième document (CGT)

Pour la CGT, la désindustrialisation n’est en rien inéluctable. Vidéo https://www.cgt.fr/actualites/indus...

Dixième article : Désindustrialisation et financiarisation : éléments sur l’évolution des structures de l’­économie française

Source :NPA

https://npa2009.org/content/desindu...

La France est parmi les grands pays de l’Union européenne celui où l’industrie a le plus reculé. C’est un indice essentiel de l’affaiblissement du capitalisme français au regard de ses voisins et concurrents.1

Le programme du gouvernement de Manuel Valls sous la houlette de François Hollande est clair : mettre tous les moyens pour tenter de rétablir la position économique de la France, au profit du patronat (au moins 30 milliards de baisse de cotisations sociales et d’impôts, mise en place de diverses facilités de crédit) et aux frais des travailleurs (baisse des dépenses publiques de 50 milliards et hausse de la TVA).

Cette politique s’inscrit dans une continuité. C’est non seulement celle du gouvernement Ayrault qui a précédé mais, sur un plus long terme, la logique est la même que celle qui domine depuis le tournant vers la «  rigueur  » du gouvernement Mauroy lors du premier septennat de Mitterrand en 1983, après la brève parenthèse où la gauche au pouvoir prétendait «  changer la vie  ».

Pour ce qui est de Valls lui-même, sa détermination et la dureté des mesures mises en avant renvoient à la force de la pression d’un patronat soucieux de tirer son épingle du jeu dans le cadre d’une concurrence intercapitaliste durcie par la crise.

Une croissance très faible dans les années récentes

Le PIB (produit intérieur brut) mesure l’accroissement annuel de la production nette de biens et services (ou, dans le langage des comptables nationaux, la somme des valeurs ajoutées). Il ne s’agit pas ici d’entrer dans un débat sur les limites du PIB : il est bien évident qu’à une augmentation du PIB ne correspond pas forcément une augmentation du bien-être.

Le graphique de l’évolution du PIB permet de distinguer trois périodes depuis la fin de la guerre : 5 % de croissance en moyenne jusqu’en 1973 («  les Trente glorieuses  »), puis seulement 2 % jusqu’en 2007, pour finir à 0 % en 2012. La rupture est particulièrement brutale entre les périodes, avec les crises de 1975 et 2008-2009, pendant lesquelles la croissance devient négative, ce qui ne s’était pas produit durant la période antérieure.

La répartition de la valeur ajoutée (VA) entre les cinq branches principales est aussi fortement modifiée : la part de l’agriculture est divisée par dix, et celle de l’industrie par deux (avec une dégradation plus rapide depuis les années 1990), alors que celle des services marchands augmente de plus de 50 %, et celle des services non marchands (les services publics d’éducation, de santé et d’action sociale, ainsi que l’administration générale civile et militaire) de plus de 80 %.

Cette baisse de la part de l’industrie est générale dans tous les pays dits développés, mais elle est particulièrement forte en France (- 4 % par an entre 2000 et 2011), notamment par rapport aux autres pays européens, comme on le voit sur le graphique suivant. Et aucune tendance à la stabilisation ne semble se dégager.

Le recul relatif de l’industrie française apparaît aussi sur le graphique suivant du solde du commerce extérieur (exportations moins importations) de produits industriels, où l’on voit bien la position remarquable de l’Allemagne par rapport aux autres pays européens, une partie importante des excédents allemands étant justement obtenus aux dépens des autres pays européens.

Si l’industrie ne résume pas toute la richesse d’une économie, elle joue néanmoins un rôle d’entraînement, par exemple en termes de recherche-développement. La baisse de la part de l’industrie est un indice des difficultés du capitalisme français et de l’évolution de son insertion internationale. Les causes du recul spécifique de l’industrie française sont diverses : spécialisation dans certaines branches plutôt que dans d’autres, niveau de gamme des produits fabriqués, choix de l’Etat et du patronat, etc. Mais il est à remarquer que ce recul plus fort qu’ailleurs dans l’Union européenne ne peut pas s’expliquer fondamentalement par la concurrence des pays à bas salaires (qui affecte l’Allemagne aussi bien que la France). Par ailleurs, il faut aussi noter que des décennies de libéralisation de l’économie et d’aides aux entreprises n’ont pas contrecarré cette régression.

Le partage salaires / profits et la financiarisation

Durant cette période, la répartition de la valeur ajoutée entre salaires et profits s’est considérablement déformée en faveur des profits A partir des chiffres fournis par la comptabilité nationale française, cette répartition ne peut être mesurée de façon pertinente que pour les sociétés non financières (SNF). En effet, les sociétés financières (banques et assurances) n’ont pas de ventes comme les SNF, et la comptabilité nationale mesure leur production, de façon conventionnelle, comme la différence entre les revenus financiers qu’elles reçoivent et ceux qu’elles versent, ce qui les rend difficilement comparables aux SNF.

Sur le graphique, on distingue 4 périodes :

- les «  Trente Glorieuses  », avec une part des salaires de 70 % ;

- la crise de 1975 qui fait baisser la VA, mais sans baisse des salaires malgré les «  plans Barre  » sous Giscard ;

- de 1983 à 1988, après le «  tournant vers la rigueur  » de 1983 sous le premier septennat de Mitterrand, une baisse historique de la part des salaires,

- puis une stabilisation, avec une petite remontée récente due là aussi à la faiblesse de la valeur ajoutée.

Du point de vue du partage de la valeur ajoutée, 1983 marque donc une rupture majeure.

Si l’on regarde maintenant la part des profits, elle présente évidemment des mouvements inverses de ceux de la part salariale : la part des profits augmente fortement dans les années 1980. Mais cela ne se traduit pas du tout dans l’investissement des entreprises : leur part dans la valeur ajoutée décroit lentement sur toute la période, sans la reprise que l’on aurait pu attendre en raison de la hausse des profits.

En fait, ce sont les placements financiers des sociétés non financières (SNF) (achat d’actions, de produits dérivés) qui s’envolent. En conséquence, les revenus financiers reçus par elles passent de 1 % de leur VA dans les années 1950, à 27 % en 2007. En particulier, les dividendes reçus (au titre du fait qu’elles possèdent des actions dans d’autres sociétés) stagnent autour de 1 % jusqu’en 1975, avant d’exploser jusqu’à 18 % en 2007. Cela entraîne que leurs activités financières représentent plus du quart de leur activité propre – «  productive  » – de sociétés non financières.

Les SNF peuvent ainsi verser des dividendes en forte croissance. Au total, les revenus financiers nets (versés moins reçus) restent stables autour de 9 % de la VA. L’implication des sociétés classées comme non financières dans la finance montre que l’on ne peut séparer, dans le capitalisme actuel, du moins au niveau des grandes entreprises, activités productives et finance.

Cette financiarisation de l’économie ne peut qu’alimenter des bulles spéculatives périodiques qui finissent toujours par éclater, comme on l’a vu en 2008. Par ailleurs, malgré les discours tonitruants (Sarkozy annonçant qu’il n’y a plus de paradis fiscaux !), l’évasion en direction des paradis fiscaux n’a pas diminué d’un centime et une étude récente de l’ONG CCFD-Terre solidaire a repéré au moins 4 858 filiales étrangères des seuls groupes du CAC40.

Il y a là une évolution structurelle des entreprises mais qui n’est pas pour l’essentiel spécifique à la France. Certains économistes parlent de l’instauration d’un «  capitalisme actionnarial  ». Il ne faut pas se leurrer : les propriétaires de l’entreprise ont toujours eu en dernier ressort le pouvoir de décision dans les entreprises. Cependant, ce pouvoir s’exerce aujourd’hui de manière plus ouverte et plus directe. La croissance de l’entreprise et de l’emploi n’est plus qu’un objectif secondaire : il s’agit de faire croitre la «  valeur actionnariale  », c’est-à-dire le cours boursier de l’entreprise. Les actionnaires ont désormais quasiment un «  revenu garanti  », quelle que soit la situation de l’entreprise : c’est immédiatement sur les salariés que s’exerce l’impact des fluctuations de l’activité.

Par ailleurs, la mondialisation a déplacé les centres d’activité des grands groupes qui, même s’ils sont d’origine française, regardent désormais avant tout vers le reste du monde. En dehors d’EDF, Bouygues et Vivendi, la part de la France est désormais minoritaire dans le chiffre d’affaires des plus grands groupes français. Hors banques et assurances, 38 % du chiffre d’affaires des groupes du CAC 40 est réalisé hors d’Europe. Cela explique le soutien des grands groupes à la politique d’austérité perpétuelle, même si celle-ci déprime leurs débouchés en Europe.

L’évolution du taux de profit

Le partage entre salaires et profits donne une approximation du taux d’exploitation (pl / v en termes marxistes). Le taux de profit (pl / [c+v]) ne dépend pas seulement du taux d’exploitation.

A partir des données de la comptabilité nationale, on calcule une approximation de ce taux de profit. Celui-ci est influencé par le partage de la valeur ajoutée entre salaires et profits, mais joue aussi «  l’efficacité du capital  » (K) mis en œuvre dans les entreprises (VA / K). Les trois courbes du graphique suivant représentent ainsi l’évolution du taux de profit (TPROF), la part des profits dans la valeur ajoutée EBE / VA, et le ratio de la valeur ajoutée rapporté au capital VA / K, que l’on peut donc appeler «  efficacité du capital  ».

Le taux de profit augmente fortement dans les années 1980, puis plafonne et diminue rapidement à partir de la fin des années 1990. C’est une des raisons essentielles (voire même la raison fondamentale) de la crise actuelle (nous n’entrerons pas ici dans le débat entre économistes marxistes sur les causes de cette crise), même si, comme la plupart des crises antérieures, elle s’est d’abord manifestée comme une crise financière.

De même le ratio VA/K, longtemps stable autour de 40 %, se dégrade très rapidement depuis 2000. Il semble qu’il en soit de même dans plusieurs grands pays développés et cela pose question sur «  l’efficacité  » de l’«  économie numérique  » et des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), dont on parle beaucoup mais que l’on ne voit pas dans l’évolution de la productivité, ni dans la croissance. C’est une des questions les plus importantes pour comprendre la trajectoire actuelle du capitalisme.

Emplois précaires, chômage et inégalités s’envolent

C’est dans ce contexte qu’il faut situer l’évolution de l’emploi et du chômage. Contrairement à la plupart des pays européens, la population de la France continue de croître, et la population active (total des travailleurs en emploi ou au chômage) croît même un peu plus rapidement grâce à l’augmentation du taux d’activité des femmes, qui est passé de 60 à 85 % de 1975 à 2012, celui des hommes restant au-dessus de 95 %. Mais l’emploi à temps plein stagne, alors que l’emploi à temps partiel s’envole (notamment pour les femmes dont 30 % sont à temps partiel, contre seulement 6 % des hommes) et que ce qu’on appelle pudiquement «  les formes particulières d’emploi  » se développent, surtout pour les jeunes de 15 à 24 ans dont plus de 30 % ont des emplois précaires, en CDD, en intérim ou en contrats saisonniers privés ou publics.

La précarisation progresse : en 2013, plus de 82 % des embauches se font en CDD, contre «  seulement  » 67 % en 2000. À la fin du 4ème trimestre 2013, 545 100 salariés sont intérimaires, et les effectifs intérimaires augmentent dans tous les secteurs : dans la construction, dans l’industrie et surtout dans le tertiaire. Cette montée de la précarisation de l’emploi a été encouragée par les pouvoirs publics, cédant aux instances du patronat. La montée du chômage, notamment celui des jeunes, est une des caractéristiques majeures de la situation et pèse sur les rapports de forces en faveur du patronat.

La répartition sectorielle de l’emploi a suivi celle de la valeur ajoutée : croissance du tertiaire et baisse des autres secteurs (il faut rappeler que dans les statistiques officielles, les intérimaires sont comptés dans les services alors qu’ils travaillent souvent dans l’industrie ou la construction)

Depuis trente ans, les grandes entreprises concentrent de plus en plus d’emplois. Les salariés du secteur privé travaillent aujourd’hui dans des entreprises plus grandes qu’il y a trente ans, quel que soit le secteur d’activité. Cette évolution s’est faite au détriment des entreprises de taille moyenne, alors que les petites entreprises concentrent toujours autant de salariés.

Paradoxalement, cet accroissement de la concentration de l’emploi s’est accompagné d’une diminution moyenne de la taille des lieux de travail (établissements). Cette situation résulte de deux mouvements opposés : baisse de l’emploi dans les grands sites industriels, forte progression de l’emploi dans le secteur des services au sein de petits ou moyens établissements. Dans le commerce de détail, les points de vente prennent de plus en plus d’ampleur avec le développement des grandes surfaces.

Enfin, comme dans les autres pays capitalistes, les inégalités ont fortement progressé, tant dans la répartition du capital que des revenus. Les rémunérations des cadres dirigeants des grandes entreprises et celles des financiers ont explosé. Les réformes fiscales inégalitaires (notamment en matière d’impôt sur le revenu) ont contribué à ce niveau croissant d’injustice sociale. Et par ailleurs, les possibilités d’échapper légalement à l’impôt ou de le frauder sont considérables pour les revenus du capital (l’affaire Cahuzac a permis à sa façon l’émergence d’une petite partie d’un iceberg).

Jacques Cherbourg et Henri Wilno

Notes

1. Bon nombre de données chiffrées de cet article sont issus d’une récente publication de l’Insee, «  Trente ans de vie économique et sociale  », disponible sur son site, http://www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc....

Créé le Mardi 27 mai 2014, mise à jour Mardi 27 mai 2014,

Onzième article : La désindustrialisation de la France. (Contre l’indépendance nationale)

Source : MS 21 http://ms21.over-blog.com/2016/10/d...

Publié le 13 octobre 2016

Un emploi industriel génère 3 à 12 emplois dans les services, l’inverse non. La France est devenue depuis plus de 30 ans le théâtre d’une désindustrialisation orchestrée dans des domaines aussi variés que la recherche médicale, les télécommunications, l’atome, l’aéronautique, la sidérurgie, les transports, l’agriculture, l’énergie, la culture. Nous reprenons l’analyse de Jean-Pierre Escaffre portée par une réflexion collective du Groupe Babeuf.

Politique industrielle : un système qui se délite

On assiste depuis plus de vingt ans à un inexorable processus de désindustrialisation de la France qui se traduit par une perte de souveraineté dans des secteurs clés de l’économie nationale et amplifie de façon dramatique le chômage de masse. Il est important de comprendre les mécanismes invariants qui interviennent dans cette dérive et de voir qu’il s’agit là d’une conséquence directe de la mise en œuvre institutionnelle et économique de la logique néo-libérale telle qu’elle a été formalisée par le projet de Traité constitutionnel européen (TCE), devenu par la suite le Traité de Lisbonne.

En politique, il faut distinguer deux plans : celui des règles du jeu définies par les institutions, les lois, et celui du jeu proprement dit, soit la façon dont les peuples et leurs gouvernants se comportent dans le cadre de ces règles. En effet, une fois définies, les règles du jeu politique ne laissent souvent aux dirigeants qu’une marge de manœuvre réduite qui a peu de chances d’influer sur le cours des événements. Or, ces fameuses règles qui régissent les grands leviers de l’économie en Europe depuis plus de trente ans sont maintenant bien connues. Il s’agit : du libre-échange généralisé, d’une monnaie forte, de la financiarisation dérégulée de l’économie.

Ces principes ont été constitutionnalisés il y a onze ans dans le fameux TCE. Parmi les nombreuses conséquences sociales et économiques particulièrement délétères de ces principes, il y en a une que la plupart des médias passent sous silence ou qu’ils évoquent hypocritement en accusant le « coût salarial trop élevé » ou le poids insupportable des « charges sociales » : il s’agit du processus progressif et inexorable de destruction de l’activité industrielle dans notre pays.

On peut souligner que ce déclin s’est traduit par la perte sèche, en France, de plus d’un million d’emplois dans le secteur industriel depuis dix ans ou une perte de 2,2 millions d’emplois durant ces 40 dernières années. La part de ce secteur dans le PIB est en chute constante : 22% en 1970, 18,4% en 1999, 13,6% en 2008 et 11% en 2011. Représentant 9,3% du PIB, la part dans la valeur ajoutée du secteur manufacturier en France est désormais parmi les plus faibles d’Europe. La part de marché de la France au sein de la zone euro entre 2000 et 2010 n’a cessé de diminuer, l’écart avec l’Allemagne serait de 250 milliards d’euros. La France depuis plusieurs années est passée d’un pays à haute technologie à un pays à moyenne et basse technologie.

Mais il n’est pas inutile de regarder - en passant en revue quelques secteurs essentiels de l’économie – comment, et au bénéfice de qui, a été organisé ce naufrage national.

Un cas exemplaire : la Compagnie Générale d’Électricité (CGE)

La Compagnie Générale d’Électricité (CGE) est née en 1898. Très liée au pouvoir politique et s’appuyant essentiellement sur des marchés publics, elle va s’accroitre par fusions et acquisitions successives suivant cinq spécialités : le transport ferroviaire, l’électricité, les télécommunications, le matériel de défense et l’électronique. Ả partir des années 1980, on assiste à un scénario type de cette période qui est une gestion capitaliste par le duo droite-gauche : nationalisation quand ça va mal et privatisation quand l’entreprise est à flot, le tout agrémenté de scandales divers. Ainsi en 1982 (Mauroy) la CGE est nationalisée, en 1987 (Balladur) elle est privatisée, et à la suite d’un véritable jeu de piste labyrinthique de nouvelles fusions-acquisitions, elle donne naissance en 1998 à trois grandes sociétés différentes : Alcatel, Alstom et Cegelec.

La suite n’est qu’un lent naufrage. Ces trois sociétés vont représenter dix ans plus tard trois énormes échecs industriels que l’on peut caractériser avec quelques invariants présents dans de nombreux secteurs :

- Une gestion hasardeuse et désastreuse — avec la complicité d’un corps d’État peu soucieux de l’intérêt de la Nation — entraînant, sous la pression de la concurrence, des vagues de licenciements.

- Une corruption généralisée doublée d’enrichissements personnels indécents.

- Et surtout la perte de pouvoir et de souveraineté de l’État français sur des secteurs clés de l’économie avec la pénétration de capitaux et entreprises anglo-saxonnes dont la plus emblématique dans le cas évoqué est certainement la société américaine General Electric (GE).

Ce dernier point est méconnu et mérite d’être illustré. D’abord en revenant sur trois sites emblématiques : à Belfort, GE a acheté des savoirs à Alstom dans les turbines électriques, à Buc, GE a acheté la Compagnie générale de radiologie qui va devenir GE Healthcare — la France perdant ainsi son industrie en imagerie médicale — et GE s’est aussi installé au Creusot (GE oil and gas). On notera ensuite qu’Alstom, dans sa débâcle, a vendu en 2006 un des fleurons industriels de notre pays, la société Converteam devenant en 2011 la propriété de GE qui a acquis ainsi les savoirs français dans la conversion électrique, y compris celles concernant les nouvelles énergies. On rappellera enfin — évidemment sans aucune arrière-pensée polémique — que GE France est gérée par Mme Clara Gaymard, épouse de l’ancien ministre UMP…

La Compagnie Générale des Eaux

L’histoire de la Compagnie générale des Eaux, créée sous Napoléon III, ressemble à celle de la CGE. En 1996 elle est devenue la société Vivendi dont le PDG J.M. Messier se faisait appeler J6M (Jean Marie Messier, Moi-même, Maître du Monde). Cela n’empêche pas Vivendi, embourbé dans l’achat des studios Universal, de déclarer en 2002 des pertes records. J.M. Messier doit démissionner en réclamant au passage la bagatelle de 20 millions de dollars d’indemnités… Vivendi va alors, suivant la technique de l’enfumage par le changement de nom, se scinder en deux : Vivendi (médias, jeux) qui est endetté à hauteur de 14 milliards d’euros et Veolia (eau, transport, énergie). Mais Veolia, à son tour, va sombrer. Son PDG , Henri Proglio — futur invité de Sarkozy au Fouquet’s — va bénéficier de la part de l’État d’un régime fiscal de faveur. Mais ça ne suffit pas !! L’État va donc « coller » Véolia à EDF dans une société commune et fin 2012, EDF est endetté de 40 milliards d’euros. EDF a donc servi de « vache à lait » pour Véolia avec les conséquences que l’on connaît : les effectifs d’EDF ont diminué de plus de 30 000 postes et le prix de l’électricité pour le consommateur n’a cessé d’augmenter.

France-télécom

Le dossier France-Telecom pourrait prêter à sourire tant il illustre jusqu’à la caricature les pratiques du capitalisme financiarisé. Créée par la puissance publique et issue de la recherche publique, la société de haute technologie France Telecom (FT) naît en 1988. Elle est privatisée par la droite en 1996 sous Alain Juppé et après six années d’une gestion ultra-compétitive par Michel Bon — et l’acquisition d’Orange — FT est en dépôt de bilan et devient la deuxième entreprise la plus endettée au monde avec une dette de 70 milliards d’euros ! Alors, on appelle un autre prodige de la gouvernance, Thierry Breton, qui doit « dégager » 15 milliards d’euros d’économie en interne. En 2004, l’État passe en dessous de la barre des 50% du capital et, 115 ans après sa nationalisation, le téléphone redevient complètement privé en France. En 2005, arrive à la tête de FT-Orange, Didier Lombard. Celui-ci commence par s’octroyer un salaire de 1,7 million d’euros, impose une gestion « à l’américaine » en donnant l’ordre de pratiquer un management violent avec un objectif simple : licencier plus de 20 000 employés. Bilan des courses : entre 2008 et 2009 plus de trente suicides ont lieu à FT et Didier Lombard a reçu — pour ses bons et loyaux services — la Légion d’Honneur remise par …Thierry Breton. Fin 2011 la dette de FT s’élevait à 33 milliards d’euros, près de 80% des résultats étaient distribués aux actionnaires et le nombre de salariés était passé de 240 000 en 1993 à 170 000.

La sidérurgie

Encore une fois, dans la sidérurgie, le même scénario se répète. Après la deuxième guerre mondiale, c’est la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier) qui organise la concurrence. Renforcée par le choc pétrolier de 1973, elle va provoquer un effondrement de la sidérurgie que cela soit sur le mode privé (famille Wendel) ou public (nationalisation en 1981). Les chiffres ici sont impressionnants même s’ils traduisent difficilement l’étendue des dégâts sociaux notamment dans une région comme la Lorraine : entre 1975 et 1987, plus de 80 000 emplois sont détruits et plus de 100 milliards de Francs sont engloutis. Une fois « le ménage » effectué, on assiste comme par hasard à une dernière privatisation (Usinor-Sacilor en 1995) et à la pénétration du capital par les fonds de pension américains à hauteur de 40%. En 2006 l’indien Mittal lance une OPA contre Arcelor, appuyée par la banque Goldman Sachs et l’Union européenne (UE). Depuis 2009, Mittal a commencé à fermer les hauts fourneaux de Gandrange, Florange, ainsi qu’en Belgique, au Luxembourg etc… Rassurez-vous quand même : le groupe de Wendel s’appelle Wendel Investissement ; c’est une société financière investissant dans des entreprises à des fins de spéculation et dont le chiffre d’affaire annuel est de 5 milliards d’euros ; la famille de Wendel détient 35% de la société et nourrit 950 membres de « sa tribu ». Mais à la différence de l’Allemagne, la France n’a plus de sidérurgie.

Nous pourrions continuer sur la lancée en évoquant les chantiers navals de Saint Nazaire, le bradage de l’aluminium avec Péchiney, le scandale du rattachement de GDF à Suez, celui de la société Vinci et la chute lamentable de Thomson. Mais une constatation s’impose maintenant à tout citoyen soucieux de la souveraineté de sa Nation : depuis trente ans une oligarchie financière, renforcée par l’Union européenne, a méthodiquement dépossédé notre pays de la majeure partie de son industrie. Le récent « sauvetage » du site d’Alstom à Belfort n’est qu’un pis-aller mis en place en urgence pour éviter une trop forte contestation des ouvriers qu’il faut « rassurer » à six mois des élections présidentielles. C’est une politique à court terme qui ne garantit pas la pérennité du site de Belfort.

Voir : dossier Alstom dans Mediapart. Janvier 2019 https://www.mediapart.fr/journal/fr...

Douzième article : Alstom, ce dossier qu’Emmanuel Macron voudrait tant effacer de son bilan

Source : Mediapart

https://www.mediapart.fr/journal/fr...

23 juillet 2019| Par Martine Orange

Le dossier Alstom a tout pour devenir une affaire d’État. Jeudi, le parquet national financier a été saisi suite au signalement du député Olivier Marleix sur la vente du groupe français à General Electric. Lundi, Anticor a annoncé avoir déposé plainte pour corruption et détournement de fonds publics. Le président, qui fut un acteur décisif dans ce dossier, met tout en œuvre pour le faire oublier.

C’est un passé qui ne passe pas. Au fil des révélations, le dossier Alstom a même tout pour se transformer en affaire d’État. Loin de disparaître dans les brumes du passé, comme pouvaient l’espérer nombre de protagonistes, l’histoire de cette vente d’un fleuron industriel stratégique au géant américain General Electric (GE) ne cesse de prendre de l’ampleur au fur et à mesure que les faits, les témoignages s’empilent. Tout y est : la corruption, les mensonges et les manipulations, l’utilisation de la justice américaine pour faire plier les pouvoirs français, les fausses promesses et les habillages du gouvernement français pour masquer ses renoncements, la destruction d’une industrie stratégique, les milliers de suppressions d’emplois.

Et le dossier est d’autant plus dangereux pour la présidence qu’Emmanuel Macron y a été impliqué au plus près depuis 2012. L’annonce par le parquet de Paris, jeudi 18 juillet, qu’il transférait la procédure engagée sur le dossier Alstom, après le signalement fait par le député Olivier Marleix, au parquet national financier risque donc de provoquer quelques sueurs froides au sein de l’exécutif.

Début janvier, le député LR avait décidé de donner une suite à la commission d’enquête parlementaire 3 sur la politique industrielle, après le rachat d’Alstom, Technip, Alcatel ou STX, qu’il avait présidée en 2018. Il avait saisi le parquet sur les conditions de vente du pôle énergie d’Alstom à General Electric. Il s’étonnait notamment de la passivité de la justice face aux soupçons de corruption qui entouraient cette affaire.

Il relevait aussi l’entente parfaite qui avait régné dans les milieux d’affaires au moment de la cession, qui par la suite avaient été d’importants soutiens financiers au moment de la campagne d’Emmanuel Macron. « Le fait que l’on puisse retrouver dans la liste des donateurs ou des organisateurs de dîners de levée de fonds des personnes qui auraient été intéressées aux ventes précitées [Alstom, Technip, Alcatel…] ne peut qu’interroger, soulignait le député dans le courrier accompagnant sa plainte. S’il était vérifié, un tel système pourrait être interprété comme un pacte de corruption. »

Le fait que le parquet, au vu des premiers éléments rassemblés, juge que ce signalement ne peut pas être classé sans suite mais justifie au contraire un examen approfondi par le parquet national financier tend à prouver que l’affaire est sérieuse. D’autant que, dans le même temps, l’organisation Anticor a décidé de maintenir la pression sur le dossier. Après avoir déposé une plainte contre X pour « détournements de fonds publics par négligence », classée sans suite par le parquet en 2018, Anticor a annoncé avoir déposé une deuxième plainte le 17 juillet pour « corruption » et « détournement de fonds publics ».

Rien d’étonnant à ce que la corruption soit au cœur de deux plaintes déposées dans le dossier d’Alstom. Celle-ci a été une ombre menaçante tout au long de la vente du pôle énergie du groupe français à GE, expliquant la précipitation et l’opacité qui ont entouré cette opération (voir notre enquête de 2014).

Le 23 avril 2014, le jour où Patrick Kron, alors PDG d’Alstom, se rendait aux États-Unis pour aller sceller la cession de son activité énergie avec GE, Lawrence Hoskins, ancien vice-président d’Alstom pour la zone Asie, était arrêté dans les îles Vierges américaines, sous l’accusation de corruption. En avril 2013, Frédéric Pierucci, président de la filiale chaudière d’Alstom, avait déjà été arrêté par le FBI pour corruption. Il est resté en prison pendant près de trois ans, dont plus d’un an dans une prison de haute sécurité, abandonné de tous et à commencer par la direction d’Alstom (son témoignage vidéo est ici 3). Par la suite, la direction d’Alstom adressera des recommandations à ses collaborateurs les plus importants pour qu’ils renoncent à tout déplacement aux États-Unis, afin d’éviter d’être à leur tour arrêtés.

Fin 2014, alors que l’accord de vente est conclu avec GE, le groupe Alstom a accepté de signer un plaider-coupable avec le Department of Justice 3 (le ministère américain de la justice). Le groupe français a reconnu avoir versé des pots-de-vin dans plusieurs pays entre 2000 et 2011, notamment en Indonésie, en Arabie saoudite, en Égypte, à Taïwan et aux Bahamas. Pour éviter des poursuites pénales, il a accepté de payer une amende de 772 millions de dollars (637 millions d’euros), soit 10 % du montant de la vente totale (7,6 milliards de dollars).

Au moment de la présentation du rachat du pôle énergie d’Alstom, cette amende était incluse dans le prix de vente et devait être payée par GE. Puis le groupe américain s’est ravisé, laissant Alstom assumer seul sa pénalité, sans revoir son offre. « General Electric a-t-elle joué un rôle dans cette affaire ? Rien ne permet de l’affirmer. GE a profité d’une situation dans laquelle Alstom s’est placée elle-même en accumulant les affaires de corruption », estimait le rapport d’enquête parlementaire. Mais à aucun moment, les dirigeants d’Alstom n’ont eu à s’expliquer sur leurs responsabilités dans cette affaire.

Comment se fait-il que le groupe et ses dirigeants aient bénéficié d’une telle impunité judiciaire en France, alors qu’Alstom avait reconnu des faits de corruption dans plusieurs pays ? s’étonnait Olivier Marleix dans son signalement. Patrick Kron est resté PDG du groupe jusqu’en 2016, a empoché quelque 4 millions d’euros de primes, a continué à siéger au conseil d’administration de Bouygues jusqu’en avril 2019. Il vient d’être nommé président du groupe Imerys, contrôlé par la holding Frère-Desmarais. L’ancien président d’Alstom Grid, Grégoire Poux-Guillaume, qui a joué un rôle déterminant dans la vente à GE, coule des jours tranquilles en Suisse après avoir bénéficié d’un très confortable parachute doré. Henri Pourpart-Lafarge, qui était alors directeur financier d’Alstom et pouvait difficilement à ce poste tout ignorer, préside désormais le destin de la branche ferroviaire d’Alstom qu’il a voulu marier avec Siemens.

Cette question revient avec la même insistance chez Anticor, qui estime que la corruption a, « à l’évidence », fragilisé l’entreprise et permis aux États-Unis d’utiliser l’arme juridique pour s’en emparer. Pour Anticor, une enquête s’impose pour identifier les faits de corruption et les responsabilités dans cette affaire, afin de ne pas laisser d’autres pays s’en charge r à la place de la justice française. Dans sa plainte au procureur, Anticor rappelle que la loi pénale est « applicable aux délits commis par des Français hors du territoire de la République, si les faits sont punis par la législation du pays où ils ont été commis ».

Mais à l’évidence, il n’y a pas que la justice qui n’avait pas très envie d’approfondir ce dossier. Les pouvoirs publics non plus ne souhaitent guère revenir sur cette affaire embarrassante, où l’opacité et l’entre-soi règnent en maîtres.

Lorsque Arnaud Montebourg, alors ministre du redressement productif, découvre en avril 2014 par une dépêche Bloomberg ce qui est en train de se tramer autour d’Alstom, il tombe des nues. Jamais il n’a été informé d’une possible vente des actifs d’énergie du groupe à GE. En 2015, Emmanuel Macron, devenu ministre de l’économie en remplacement d’Arnaud Montebourg, tient le même discours devant la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale : « Le Gouvernement a été mis devant le fait accompli […] et s’est trouvé face à un projet totalement ficelé », affirme-t-il alors.

Lors de la commission d’enquête, les parlementaires vont découvrir une tout autre histoire. À la suite d’une indiscrétion de David Azéma, directeur de l’Agence des participations de l’État (APE) au moment des faits, ils apprennent l’existence d’un rapport réalisé dès la fin de 2012 sur l’avenir d’Alstom. Ce rapport avait été demandé dans le plus grand secret, à l’initiative d’Emmanuel Macron, alors secrétaire général adjoint de l’Élysée, qui s’était emparé du dossier dès son arrivée au pouvoir. L’APE s’était exécuté et avait passé commande au cabinet A.T. Kearney.

L’objet de ce rapport était clair : étudier les scénarios permettant à Bouygues, principal actionnaire d’Alstom, de se désengager. Le rapport recommandait une scission d’Alstom : les actifs d’énergie devant être vendus à GE et le ferroviaire à Siemens. C’est ce qui se serait totalement passé si la direction européenne de la concurrence n’avait pas mis son veto au rachat des activités ferroviaires par Alstom.

Ce rapport est resté secret jusqu’à la commission d’enquête. Pendant dix-huit mois, ni Emmanuel Macron ni l’APE n’ont averti le gouvernement des menaces qui pesaient sur le groupe français. Au contraire. Mais il est vrai qu’ils souscrivaient totalement à ce projet de démantèlement. Emmanuel Macron s’est même montré le fervent opposant aux tentatives d’Arnaud Montebourg pour empêcher la vente ou au moins sauver ce qui pouvait l’être. « C’est le Venezuela sans le soleil », s’exclama Emmanuel Macron quand Arnaud Montebourg proposa d’élaborer un décret pour permettre à l’État de mettre son veto à toute vente d’entreprises stratégiques. Un dispositif semblable a été adopté en Allemagne aujourd’hui sans provoquer des cris d’indignation.

Mais à l’époque, tout le monde parisien des affaires se déchaîne avec Emmanuel Macron contre les projets de veto d’Arnaud Montebourg, dénonçant le retour du colbertisme d’État, agitant le spectre du collectivisme. Les raisons de ce déchaînement apparaîtront plus tard : beaucoup de monde est intéressé au démantèlement d’Alstom. Banquiers d’affaires, avocats, responsables de communication, tous les acteurs qui comptent sur la place de Paris ou presque sont impliqués dans le dossier. « Le tout-Paris avait été loué », a raconté dernièrement Arnaud Montebourg au Sénat. 3

« Côté Alstom, on comptait dix cabinets d’avocats, deux banques conseils (Rothschild & Co, Bank of America Merrill Lynch) et deux agences de communication (DGM et Publicis). Côté General Electric, on comptait trois banques conseils (Lazard, Crédit Suisse, et Bank of America), l’agence de communication Havas et de nombreux cabinets d’avocats », relève le rapport d’enquête parlementaire, assez halluciné par la débauche de moyens mis en œuvre pour acheter la décision du gouvernement. Le groupe Alstom a dépensé 276 millions d’euros en conseils de tout ordre lors de cette vente. GE n’a pas révélé le montant de ses dépenses mais elles doivent être du même ordre. Ces sommes sont sans proportion avec ce qui se pratique normalement. D’habitude, les commissions de banquiers, d’avocats de communication représentent 1 à 2 % du montant total de l’opération. Là, elles s’élèvent à plus de 9 %.

Mais ce qui a frappé le président de la commission d’enquête, Olivier Marleix, c’est l’étrange similitude entre les conseils dans cette affaire et la liste des grands donateurs pour la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron. On y retrouve bien évidemment un certain nombre de banquiers de la maison Rothschild, venus en soutien de leur ancien associé mais aussi des avocats d’affaires, des conseillers, d’autres banquiers d’affaires, des communicants.

C’est la théorie du ruissellement illustrée. Tout ce que décrit Julia Cagé dans Le Prix de la démocratie se trouve mis en pratique. Ces personnes qui ont participé de près ou de loin au dossier Alstom, entre autres, se retrouvent grands donateurs, acceptant de mettre 7 500 euros par personne, voire plus si leur conjoint est embarqué dans les dons, plus 4 500 pour le parti. En quelques mois, en 2016-2017, des couples ont ainsi investi près de 50 000 euros dans la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron. C’est ainsi que sans aucun soutien financier public, Emmanuel Macron est parvenu à réunir sur son seul nom 16 millions d’euros. 48 % de ces 16 millions d’euros ont été récoltés grâce à seulement 1 212 dons de 4 500 euros et plus.

Tout cela relève d’un phénomène d’entre-soi, de duplication des élites qui portent leur candidat pour faire leur politique et prennent en otage la démocratie, soulignent des experts. Mais peut-on exclure par avance les renvois d’ascenseur, les conflits d’intérêts ? En mai, lors des discussions sur une éventuelle fusion entre Fiat et Renault, plusieurs banquiers d’affaires avaient été embauchés pour travailler sur le dossier. Fiat avait choisi Goldman Sachs et Renault avait opté pour se faire conseiller par une petite banque d’affaires, Ardea Partners, fondée par un ancien dirigeant de Goldman Sachs, Chris Cole, connaissant parfaitement aussi les affaires de la famille Agnelli.

Au-delà de ce conflit d’intérêts patent, les deux banques conseils avaient aussi décidé de s’adjoindre les avis de la banque d’Angelin. « Fondée par le banquier français Benoît d’Angelin en 2017, cette banque a été incluse aux côtés de Fiat pour aider le gouvernement français à vendre cette opération de 33 milliards d’euros, compte tenu des liens étroits que son fondateur entretient avec le président français Emmanuel Macron », écrit, sans l’ombre d’un questionnement, l’agence Reuters. 3 Benoît d’Angelin et sa femme, qui ont activement participé à la levée de fonds pour la campagne d’Emmanuel Macron à Londres, figurent parmi les plus importants donateurs de sa campagne.

Alors que de nombreuses obscurités persistent sur le financement de la campagne d’Emmanuel Macron, tout cela justifie que la justice se penche sur ces pratiques. Mais le parquet national financier (PNF) en aura-t-il les moyens ? Personne n’a encore été désigné à la tête du PNF pour prendre la succession d’Éliane Houlette, partie à la retraite. Certains y voient comme une menace sur la lutte anticorruption, comme une volonté à peine masquée du pouvoir de reprise en main, d’étouffer autant qu’il le peut toutes les affaires financières.

Mais même s’il met tout en œuvre pour étouffer les enquêtes, l’exécutif ne pourra pas enterrer complètement l’affaire Alstom. Celle-ci reste comme une tache immense dans le bilan d’Emmanuel Macron. La reprise des activités énergie par GE, qu’il a organisée, s’avère une débâcle industrielle, un gâchis sans nom. Juste après les élections européennes, le groupe américain a annoncé 1 044 suppressions d’emplois, principalement à Belfort. Il réduit une par une toutes les compétences installées en France. Il a même organisé sa défiscalisation à échelle industrielle pour la suite : les turbines fabriquées à Belfort sont désormais facturées en Suisse. Le site ne reçoit qu’un petit pourcentage du montant des commandes, souvent inférieur au montant qu’exige le groupe pour l’exploitation des licences GE, autrefois Alstom. En d’autres termes, le site de Belfort est appelé à être perpétuellement déficitaire, à recevoir des aides, à bénéficier de crédit export mais à ne payer jamais d’impôt.

En tant que ministre des finances, Bruno Le Maire peut-il accepter cette situation ? Alors que GE n’a tenu aucun des engagements prévus dans le cadre du protocole signé en 2015, le ministre peut-il rester sans prendre aucune sanction ? D’autant que dans le cadre de la loi Pacte, Bruno Le Maire a tenu à réécrire les moyens de sanction afin d’amener les groupes à assumer leurs responsabilités.

Au Sénat, Arnaud Montebourg s’est prononcé pour l’annulation de la vente ou en tout cas pour récupérer toutes les parties qui peuvent l’être à commencer par les joint-ventures dans l’hydro-électricité, les turbines nucléaires, les réseaux, qu’il avait imposées lors de la vente, afin de pouvoir garder le contrôle de certaines technologies critiques. À son arrivée à Bercy, Emmanuel Macron s’est empressé de démonter tout ce qui pourrait faire obstacle aux désirs de GE puis a donné son feu vert pour que l’État abandonne tout et laisse le plein contrôle à GE.

Aujourd’hui, Emmanuel Macron est étonnamment silencieux sur le dossier Alstom. Il s’en tient même le plus éloigné possible. Alors qu’il avait promis de revenir voir les salariés du groupe, il ne l’a jamais fait. À la différence de tout autre président qui se serait investi à l’annonce du plan de licenciement de GE, il a même refusé de recevoir l’intersyndicale de Belfort. Comme si cela ne le concernait pas. Comme s’il fallait à tout prix faire oublier son implication personnelle et son bilan dans l’affaire Alstom.

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Voir la vidéo : Interview d’un ancien directeur commercial de plusieurs filiales d’Alstom sur Thinker viw https://www.youtube.com/watch?v=dej... (incroyable mais vrai)

Treizième article : Macron en naufrageur de l’industrie

31 mai 2019| Par Martine Orange

Source : Mediapart https://www.mediapart.fr/journal/fr...

Alstom, Whirlpool, Ascoval… dans la foulée des élections européennes, le gouvernement se trouve confronté au bilan de la politique voulue par Emmanuel Macron : une destruction massive et organisée de l’industrie. Le pays court le risque d’être entraîné dans une régression sans fin et d’être coupé de son avenir.

Cela n’a pas traîné. Quarante-huit heures après les élections européennes, les plans de suppressions d’emploi sont tombés en avalanche. Ce n’est pas la première fois que des groupes industriels calculent leur plan de licenciement après des élections : le groupe PSA avait ainsi expressément prévu de fermer l’usine Citroën d’Aulnay après l’élection présidentielle de 2012. Mais jamais cela n’avait été si vite. Comme s’il y avait urgence à ne plus différer ce qui se préparait de longue date, mais avait été reporté afin de ne pas porter ombre au gouvernement. Comme si les élections une fois passées, ils n’étaient plus tenus à rien.

Dès le 28 mai, l’américain GE, qui a repris Alstom en 2015, annonçait ainsi la suppression de 1 044 emplois en France ; un préambule, redoutent les syndicats, qui risque de conduire à la fermeture de Belfort. Le même jour, le repreneur de Whirlpool à Amiens, dossier emblématique suivi personnellement par Emmanuel Macron comme il l’affirmait en 2017, a placé l’usine en redressement judiciaire, faute d’activité suffisante. Dans l’indifférence générale, les anciens salariés de la branche exploration-production gazière de GDF, reprise par une coquille Neptune Energy formée par les fonds d’investissement Carlyle et CVC, ont appris toujours le 28 mai l’agonie de leur travail en France. En deux ans, tout a été délocalisé à Londres et le licenciement des 113 salariés restants vient d’être annoncé.

Les salariés de l’aciérie d’Ascoval à Saint-Saulve 3, eux, se demandent ce qui les attend : le jour même où la reprise du site par British Steel, conçue avec le soutien des pouvoirs publics, devait être officialisée, le repreneur du sidérurgiste britannique, le fonds Greybull Capital, annonçait la mise en redressement judiciaire du groupe anglais. À cette énumération s’ajoutent la fermeture de l’usine Ford de Bordeaux 3, que les salariés contestent devant les tribunaux le 4 juin, celle du papetier Arjowiggins 3 par son actionnaire Sequana faute d’être suffisamment rentable, les Fonderies du Poitou et cent autres encore, dont le drame ne parvient pas à briser le mur du silence.

Ainsi va l’industrie en France. Un champ de ruines, là où normalement il devrait y avoir création de richesses. La France, à l’exception du Luxembourg, de Chypre, de la Grèce et de Malte – on appréciera la comparaison –, est aujourd’hui le pays européen qui a le secteur industriel le plus atrophié de l’Union européenne. Il représente à peine 11 % de l’activité économique, contre 23 % en Allemagne et 15 % en Italie. « La France a un outil productif sous-dimensionné par rapport à son économie », insiste Louis Gallois, ancien président d’Airbus. Ce qui la condamne à un déficit permanent et à un appauvrissement, dans l’indifférence du gouvernement.

Car au lendemain des annonces de ces licenciements en rafale, le gouvernement n’a pas sonné l’alerte générale, ne s’est pas interrogé sur les moyens à mettre en œuvre pour inverser cette tendance. Sa politique de l’offre, fondée sur une réduction du coût du travail et de l’abaissement des droits sociaux, est censée répondre à tout : à la désindustrialisation, au déséquilibre interne créé par l’euro, au problème de montée en gamme de l’industrie française, à son manque d’innovation et de créativité, à son absence de travail en commun, aux carences de certains dirigeants d’entreprise, à la financiarisation démesurée, etc.

La seule préoccupation du gouvernement, après ces annonces, a été de se dédouaner, se défendant notamment d’avoir été informé des projets du groupe américain. « On n’était pas plus au courant que les personnes concernées », a juré sur France Info 3 la secrétaire d’État Agnès Pannier-Runacher. Une dénégation reprise par la porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye, qui évoque Belfort comme un dégât collatéral de la transition écologique (voir les réponses des syndicats de Belfort). Les productions de Belfort sont d’ailleurs si inintéressantes qu’elles sont rapatriées pour l’essentiel aux États-Unis. Un scénario que redoutaient les salariés et les experts dès l’annonce du rachat d’Alstom par GE.

Même si ce gouvernement a appris depuis longtemps à manier le mensonge comme élément de langage, cette défense démonétise un peu plus la parole publique, illustrant au passage la haute estime que le pouvoir porte à l’opinion publique : il ajoute au cynisme l’injure de nous prendre tous pour des imbéciles. « J’espère que le président de la République et le gouvernement mettront la même énergie à créer de nouvelles activités à Belfort qu’ils en ont mis pour déplacer l’annonce du plan après les élections européennes », a réagi le maire LR de Belfort, Damien Meslot.

Comment croire en effet que le gouvernement n’était au courant de rien ? Le dossier Alstom est celui du président depuis l’automne 2012, lorsqu’il était secrétaire général adjoint de l’Élysée. C’est lui qui a négocié dans le dos du gouvernement la reprise par GE, puis s’est évertué à mettre en pièces les rares mesures de protection que voulait imposer Arnaud Montebourg, son prédécesseur au ministère de l’économie, pour protéger un peu les activités de la branche énergie d’Alstom dans le cadre de la reprise, pour justement éviter la disparition programmée de l’activité en France.

De plus, GE, de son côté, sait évoluer dans la haute fonction publique et les sphères du pouvoir afin de s’y faire entendre. Pour soutenir son dossier de reprise, le groupe américain a d’abord embauché Clara Gaymard, ancienne présidente de l’Agence française pour les investissements internationaux, le temps de négocier le rachat d’Alstom. Cette dernière a quitté le groupe juste après la conclusion de la vente.

Puis en avril, GE a nommé Hugh Bailey, ancien conseiller pour l’industrie d’Emmanuel Macron au ministère de l’économie – il est un de ceux qui ont négocié la reprise – comme directeur général de General Electric France. Cette nomination – impossible dans d’autres pays qui respectent un minimum de règles déontologiques – en dit long sur les intentions de GE en France : accéder au plus haut niveau du pouvoir pour pouvoir négocier et agir à sa guise.

Dès le départ de Jeff Immelt en 2017, ses successeurs à la présidence de GE, John Flannery puis Lawrence Culp, disaient tout le mal qu’ils pensaient de l’acquisition d’Alstom, « surpayée » selon eux. Cela a conduit le groupe à provisionner plus que ce qu’il avait pour reprendre la branche énergie du groupe français, ce qui lui vaut aujourd’hui une enquête de la SEC, le gendarme boursier américain. 3 Même s’il n’avait pas eu de contacts directs avec GE, ces informations publiques auraient dû donner l’alarme au sein du gouvernement, l’inciter à lancer des pistes pour trouver des activités de substitution ou des compensations. Il n’en a rien fait.

La parole démonétisée des présidents

Pourtant, ce même gouvernement avait manifestement des informations directes de la part de GE. Le 22 mai, Bruno Le Maire va jusqu’à se faire le porte-parole de GE. Avant même l’annonce du plan de licenciement, il explique à l’Assemblée nationale, en réponse aux syndicats de Belfort qui s’inquiètent du plan social en préparation, que le marché des turbines à gaz est mort, que des restructurations sont inévitables. Deux jours plus tard, des responsables politiques de Belfort sont reçus à l’Élysée pour parler de GE. À part cela, le gouvernement ne savait rien.

La même entourloupe a été utilisée pour l’ancienne usine de Whirlpool à Amiens. Là aussi, c’est un dossier emblématique de la présidence d’Emmanuel Macron. Après avoir visité l’usine entre les deux tours de l’élection présidentielle, il y retournait en octobre 2017, en promettant de mettre tout en œuvre pour faciliter sa reprise. Un repreneur local, Nicolas Decayeux, s’était présenté : les pouvoirs publics acceptaient de lui apporter 2,5 millions d’euros et Whirlpool 7,5 millions pour relancer la production du site. Des sommes tellement insuffisantes pour reprendre une activité industrielle qu’elles s’apparentent à la sous-traitance d’un plan de licenciement d’un grand groupe, pour l’étaler dans le temps et en limiter les coûts (lire ici).

Et c’est exactement ce qui s’est passé. Dès le début de l’année, les salariés de WN – le nouveau nom de l’usine de Whirlpool à Amiens – s’alarmaient de n’avoir presque aucune activité, comme Mediapart le racontait. Interrogé le 18 avril, le directeur de cabinet de la préfète de la Somme nous assurait que tout se déroulait comme prévu. Pourtant, dès le lendemain, une réunion d’urgence était convoquée au ministère de l’économie sur le sujet, aboutissant à un rapport qui établissait « la nécessité d’une restructuration profonde de l’activité » (voir l’article de Dan Israël). Un constat d’échec qui a été différé d’un mois et demi, le temps que les élections européennes se passent.

Le même jeu de bonneteau a été pratiqué avec Ascoval. De nombreuses enquêtes ont mis en lumière la duplicité des services de l’État pour empêcher la reprise de l’aciérie, plongée dans les difficultés par la déconfiture de sa maison mère Vallourec. La BPI, bras financier de l’État, a accepté de se porter au secours de Vallourec, mais pas d’Ascoval. Sous la pression, le gouvernement a bien été obligé de rouvrir le dossier. Le 2 mai, le tribunal de Strasbourg validait le plan de reprise de l’aciérie de Saint-Saulve par British Steel. Le 21 mai, le groupe sidérurgique britannique était placé en redressement judiciaire.

Aujourd’hui, le gouvernement feint de découvrir les problèmes de British Steel et la réputation sulfureuse de son actionnaire, le fonds Greybull Capital. Les articles n’ont pourtant pas manqué dans la presse britannique se faisant l’écho des problèmes du groupe sidérurgique depuis la vente par l’indien Tata et des pratiques de son actionnaire, qui se comporte plus en dépeceur qu’en investisseur (lire ici 3, ici 3 ou là 3).

Pour l’usine Ford de Bordeaux, le gouvernement n’a même pas cherché à peser sur le dossier. Le constructeur automobile était opposé à toute solution de reprise : il n’y avait donc qu’à s’incliner. Sans appui, le repreneur potentiel belge, l’entreprise Punch, a jeté l’éponge le 29 mai.

Comme la loi sur les plans sociaux a été modifiée par ce gouvernement – seule l’activité en France, et non plus mondiale, d’un groupe est prise en compte pour l’évaluation d’un plan de licenciement –, les entreprises multinationales ont désormais l’assurance de pouvoir licencier et fermer à moindre coût. D’autant que les possibilités de contestation des salariés aux prud’hommes ont été sérieusement encadrées, et les dédommagements plafonnés.

Il y a quelque temps encore, les salariés d’une usine en difficulté gardaient quelque espoir lorsqu’un président ou les pouvoirs publics s’emparaient d’un dossier industriel ; aujourd’hui, ils n’attendent plus rien. Gandrange, Florange, Alstom, et maintenant Whirlpool sont passés par là. Les engagements politiques sont vus pour ce qu’ils sont : de la simple gesticulation pour donner le change. Le déplacement de Bruno Le Maire, prévu la semaine prochaine à Belfort, risque de ne pas modifier leur analyse.

« Tout le monde y a cru, a voulu y croire. Le président vient juste après son élection, on se dit “ça va marcher”. Mais Macron le grand entrepreneur, qui nous vend un projet, on voit comment ça finit. […] Ça fait donc le troisième président qui vient sur un site industriel pour dire qu’il sera sauvé, sans que ça marche. En fin de compte, ces présidents, c’est pas une bonne pub… », constate l’ancien délégué CFDT de Whirlpool, Frédéric Chantrelle.

Ce qui n’empêche pas le ministre des finances de continuer à fanfaronner. « Depuis deux ans, sur quatre emplois menacés dans l’industrie dans des dossiers traités par le ministère de l’économie et des finances, trois ont été sauvés », assurait-il en février dans un entretien aux Échos 3, avant de soutenir que grâce à la politique suivie, le gouvernement avait réussi « à stabiliser l’emploi industriel ». Comme on peut le constater aujourd’hui.

Il y a des années que l’État a théorisé et organisé son impuissance (lire ici). Bien sûr, il a renoncé à toute politique industrielle – il en a même supprimé le ministère –, mais il a aussi supprimé tous les soutiens directs et indirects à l’industrie. Moyens de financement, commandes publiques, politique de recherche, surveillance et contrôle des positions dominantes… tous les leviers qui auraient pu avoir un résultat bénéfique, exercer un effet d’entraînement, créer des écosystèmes ont été supprimés. Rien n’a été fait pour inciter les industries à collaborer, à monter en gamme.

*Lire aussi Politique industrielle : l’impuissance de l’Etat théorisée depuis trente ans Par Martine Orange

Amiens ou l’agonie de la France industrielle Par Dan Israel et Donatien Huet

A Belfort, l’immense colère des salariés de General Electric Par Guillaume Clerc (Factuel.info)

Après Whirlpool, l’usine d’Amiens redémarre dans le flou Par Dan Israel

Dossier : l’affaire Alstom Par Martine Orange

Alstom : Emmanuel Macron rattrapé par son passé Par Martine Orange

Carlos Ghosn ou la faillite de la gouvernance à la française Par Martine Orange

Annexe

Areva, de fiascos en scandales. Reportage dans l’émission « Pièces à conviction ». Vidéo https://www.youtube.com/watch?v=ErE... L’État doit défendre ses propres champions industriels. Vidéo de Mélenchon à l’Assemblée nationale https://www.senat.fr/notice-rapport...

Produire en France. Livret thématique de l’Avenir en commun https://avenirencommun.fr/app/uploa...

Le gouvernement abandonne l’industrie e à la finance. Vidéo LFI https://lafranceinsoumise.fr/2019/0...

Les outils de la politique industrielle. Rapport d’information de l’Assemblée nationale du 10/05/2005 https://www.youtube.com/watch?v=ErE... Commission d’enquête parlementaire sur les décisions de l’État en matière de politique industrielle.

http://www2.assemblee-nationale.fr/... Informations sur cette commission d’enquête sur le site de LFI https://lafranceinsoumise.fr/2017/1...

Alstom et la stratégie industrielle du pays. Sénat juin 2018 https://www.senat.fr/espace_presse/...

Faire gagner la France dans la compétition industrielle mondiale.. Sénat https://www.senat.fr/notice-rapport...

Compte rendu du conseil des ministres du 22/11/2017 sur la p planning olitique industrielle de la France. https://www.gouvernement.fr/conseil...

La politique industrielle de la France. Article de Wikipédia https://fr.wikipedia.org/wiki/Polit... (article conseillé pour une bonne mise en perspective historique de la responsabilité des différents gouvernements dans la stratégie industrielle de la France).

Hervé Debonrivage


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