Complot pour tenir Corbyn à l’écart du pouvoir

jeudi 11 juillet 2019.
 

Avec la dernière en date des interminables fureurs médiatiques sur la soi-disant inaptitude de Jeremy Corbyn à diriger le Parti Travailliste, et d’autant plus à devenir Premier Ministre, il est aisé d’oublier où nous en étions peu avant de remporter le soutien d’une écrasante majorité de membres du Parti Travailliste à son élection à sa tête.

Lors des deux années précédentes, il était difficile d’éviter à la télévision le personnage de Russell Brand, un comédien et acteur de cinéma moyennement célèbre qui s’était réinventé, après des années de lutte contre la toxicomanie, en tant que gourou spirituel doublé de révolutionnaire politique.

Le débit rapide, la critique sans langue de bois de l’ordre politique existant, le caractérisant comme discrédité, irresponsable et non représentatif, du discours de Brand était accueilli par une condescendance suffisante par l’establishment politique et médiatique. Cependant, à l’époque où Donald Trump n’était pas encore président des Etats-Unis, les médias britanniques avaient volontiers toléré Brand un certain temps, croyant apparemment que lui-même ou ses idées pouvaient se révéler utiles pour doper l’audience parmi les plus jeunes.

Mais Brand commença à impressionner beaucoup plus que nul n’aurait pu l’imaginer. Il tint tête à des gens censés être des poids-lourds des médias, tels que Jeremy Paxman de la BBC et Jon Snow de Channel 4, et les fit ravaler leur langue alors qu’ils succombaient à son charme, fait à la fois de compassion et de réflexion radicalement à gauche. Même dans ce combat de gladiateurs intellectuels si adoré des plateaux télé modernes, il fit en sorte que ces titans de l’interview politique paraissent à l’écran médiocres, creux et déconnectés de la réalité. Les vidéos de ces face-à-face sont devenus viraux, et Brand récolta des centaines de milliers de nouveaux abonnés.

Puis il franchit la ligne rouge.

Un simulacre de démocratie

Au lieu de s’en tenir à la critique du système politique, Brand soutint qu’il était tellement truqué par les puissants, par les intérêts privés des entreprises, que la démocratie occidentale était devenue un simulacre. Les élections n’avaient plus de sens. Nos votes étaient juste une feuille de vigne, dissimulant le fait que nos dirigeants politiques ne nous représentaient pas, mais qu’ils étaient là pour représenter les intérêts des multinationales. Les élites politiques et médiatiques avaient été achetées par l’argent d’entreprises sans territoire fixe. Notre voix ne comptait plus.

Brand ne s’en est pas tenu aux discours. Il commença à s’engager dans l’action directe. Il dénonça la passivité des politiques et des médias commerciaux -bien avant l’incendie dévastateur de la Grenfell Tower - en contribuant à attirer l’attention sur un groupe de locataires pauvres à Londres qui affrontaient une puissante entreprise qui était devenue leur propriétaire et voulait les expulser pour refaire leurs logements et les relouer à une clientèle beaucoup plus riche. Les paroles révolutionnaires de Brand étaient devenues des actes révolutionnaires.

Mais alors que ce rejet par Brand de la politique à l’ancienne commençait à refléter un état d’esprit plus général, il fut arrêté net sur sa lancée. Après que Corbyn ait été élu, de manière très inattendue, leader du Parti Travailliste, proposant pour la première fois de sa génération un programme politique qui fasse passer les gens avant l’argent, le style de rejet de Brand eut l’air un peu trop cynique, ou du moins prématuré.

Alors que la victoire de Corbyn marquait un changement radical, il faut rappeler toutefois qu’elle ne fut possible que grâce à une erreur. Ou peut-être deux.

L’accident Corbyn

D’abord, une poignée de députés travaillistes se mirent d’accord pour présenter la candidature de Corbyn au poste de leader du Parti Travailliste, lui permettant à l’arraché de franchir le seuil nécessaire de voix pour se présenter au scrutin. La plupart l’ont soutenu pour la seule raison qu’ils voulaient donner l’impression d’une élection juste et ouverte. Après sa victoire, certains ont bruyamment exprimé le regret de lui avoir apporté leur soutien. Aucun n’avait cru que le représentant d’une minuscule aile gauche assiégée du parti électoral avait une chance de l’emporter, pas après que Tony Blair et ses acolytes aient consacré plus de deux décennies à transformer le Parti Travailliste, appliquant leur version de l’entrisme afin d’éradiquer tout vestige de socialisme du parti. Ces députés « New Labour » étaient, comme l’avait fait remarquer Brand, pour représenter les intérêts économiques privés dominants, pas ceux de Monsieur tout-le-monde.

Les idées de Corbyn étaient très différentes de celles de la plupart de ses collègues. Depuis des années, il avait systématiquement exprimé la rupture par rapport au consensus dominant de la ligne Blair, adoptant lors de chaque vote au parlement une position minoritaire qui s’est révélé par la suite être du bon côté de l’Histoire. Il fut le seul candidat au Leadership du Parti qui se fût prononcé sans équivoque contre l’austérité, la considérant comme un moyen de continuer de détourner davantage d’argent public pour enrichir les grands groupes et les banques qui avaient déjà empoché de vastes sommes des deniers publics, à tel point qu’en 2008 ils avaient failli provoquer la banqueroute de tout le système économique occidental.

En deuxième lieu, Corbyn l’emporta grâce à un changement récent dans le règlement du Parti Travailliste, changement que regrettent maintenant amèrement les dirigeants du parti. Un nouveau mode de scrutin interne accordait plus de poids aux voix des adhérents ordinaires qu’à celles des élus du parti. Et la base, contrairement à l’appareil du Parti, voulait Corbyn.

La réussite de Corbyn n’infirma pas vraiment les thèses de Brand. Même le meilleur des systèmes comporte des failles, notamment quand préserver l’image d’un système bienveillant est considéré comme d’une importance vitale. Non que l’élection de Corbyn ait montré que le système politique britannique était représentatif et responsable. C’était plutôt la preuve que le pouvoir de l’oligarchie s’était exposé au risque d’un accident en choisissant de fonctionne hors de la vue de tous, dans l’ombre, pour maintenir l’illusion de la démocratie. Corbyn a été cet accident-là.

« Lavage de cerveau dans la liberté »

La réussite de Corbyn n’a pas non plus été la démonstration d’un affaiblissement de la structure du pouvoir qu’il avait contestée. Le système était encore en place et tenait encore à sa merci les cercles politiques et médiatiques qui existent pour faire valoir ses intérêts. Raison pour laquelle il n’a cessé de mobiliser ces forces pour nuire à Corbyn et écarter le risque d’un nouvel « accident » encore plus catastrophique, par exemple qu’il devienne Premier Ministre.

Dresser la liste de tous les moyens par lesquels les média dominants, privés ou publics, ont cherché à saborder Corbyn semblerait absurde à quiconque n’est pas plongé dans ces discours médiatiques. Mais nous avons pour la plupart été tous exposés à ce genre de « lavage de cerveau dans la liberté », depuis notre enfance.

Les premières attaques contre Corbyn l’accusaient d’être mal habillé, sexiste, de ne pas avoir la carrure d’un chef d’état, d’être une menace pour la sécurité nationale, un espion communiste. Sans relâche, des calomnies sans fondement sans pareil pour aucun autre dirigeant politique. Avec le temps toutefois, les accusations prirent la forme d’une propagande encore plus scandaleuse, à mesure que la campagne pour le saborder non seulement échouait mais provoquait un retour de boomerang, surtout parce que le nombre d’adhérents était monté en flèche sous Corbyn, jusqu’à devenir le plus gros parti d’Europe.

A mesure que le besoin d’écarter Corbyn du pouvoir devenait plus urgent et impérieux pour l’establishment, la nature des attaques changeait également.

Redéfinir l’antisémitisme

Corbyn était hors normes, à mains égards, pour le dirigeant d’un parti occidental aux portes du pouvoir. Sur le plan personnel, il était discret et vivait modestement. Sur le plan idéologique, il était résolument contre les quarante ans de capitalisme néo-libéral déchaîné à pleine vapeur sous Thatcher et Reagan au début des années 80, et il s’était opposé aux guerres à l’étranger menées pour l’empire, aux « interventions humanitaires » à la mode dont le véritable objectif était d’agresser d’autres états souverains ou bien pour mettre la main sur leurs ressources, généralement sur le pétrole, ou pour remplir les poches du complexe militaro-industriel.

Il était difficile d’attaquer Corbyn directement, pour ces prises de position. Le risque étant qu’elles remportent l’adhésion des électeurs. Mais on lui trouva un éventuel talon d’Achille. Il était un militant antiracisme depuis toujours, bien connu pour son soutien aux droits des Palestiniens qui souffrent depuis si longtemps. Les centres du pouvoir politique et médiatique ont vite appris qu’ils pouvaient faire passer son soutien aux Palestiniens et sa critique d’Israël pour de l’antisémitisme. Il fut vite présenté comme un dirigeant bien content de présider un parti « institutionnellement » antisémite.

Sous la pression de ces attaques, le Parti Travailliste a été forcé d’adopter une nouvelle et très discutable définition de l’antisémitisme, définition qui est rejetée par les juristes de plus grand renom et dont se rétractera même l’avocat qui l’avait conçue, qui fait expressément l’amalgame entre la critique d’Israël et l’antisionisme et la haine des Juifs. Un à un, les quelques alliés idéologiques de Corbyn au sein du Parti – les opposants à la ligne Blair- ont été attaqués pour antisémitisme. Ou bien ils ont été victimes de cet amalgame, ou alors, comme pour le député Chris Williamson, cloués au pilori pour avoir tenté de défendre le Parti Travailliste contre les accusations d’un soi-disant antisémitisme endémique dans ses rangs.

Ce que Chris Williamson a vraiment déclaré : « Le parti qui a le plus fait pour lutter contre le racisme est maintenant diabolisé et présenté comme un parti raciste et plein de préjugés. Je pense que la manière dont notre parti a réagi en est en partie responsable, parce qu’à mon avis, nous avons été bien trop sur la défensive, nous nous sommes bien trop justifiés, nous nous sommes trop excusés. Nous avons fait plus pour combattre le fléau de l’antisémitisme que n’importe quel autre parti. »

La mauvaise foi de la campagne de dénigrement pour antisémitisme a été particulièrement claire concernant Williamson. La remarque qui l’a mis dans un si grand pétrin – aboutissant à deux reprises à sa suspension- a été enregistrée sur vidéo. On l’y entend clairement dire de l’antisémitisme que c’est « un fléau » qu’il faut combattre. Mais aussi, et cela correspond aux faits, Williamson nie qu’il y ait un problème particulier d’antisémitisme au Parti Travailliste. Il reproche en partie au Parti de trop vouloir céder du terrain à la critique, alimentant davantage les attaques et diffamations. Il remarque que le Parti a été « diabolisé, présenté comme raciste et plein de préjugés », et ajoute : « la manière dont notre parti a réagi en est en partie responsable, parce qu’à mon avis, nous avons été bien trop sur la défensive, nous nous sommes bien trop justifiés, nous nous sommes trop excusés »

Le Guardian a été exemplaire dans la déformation des propos de Williamson chaque fois qu’il a couvert l’affaire. Dans chacun de ses articles, contrairement à ce que l’on peut entendre dans l’enregistrement vidéo, le Guardian a affirmé que Williamson avait dit que le Parti Travailliste était « trop complexé au sujet de l’antisémitisme ». En bref, le Guardian et le reste des médias ont insinué que Williamson cautionnait l’antisémitisme. Mais ce qu’il a dit en réalité est que le Parti Travailliste « se justifiait trop » en réponse aux accusations injustes ou déraisonnables d’antisémitisme, qu’il avait de trop bon cœur accepté le postulat sans fondement de ses critiques suivant lequel le parti cautionnait le racisme.

Comme la chasse aux sorcières de Salem

Le maccarthysme de ce procédé de déformation et de culpabilisation par association a été mis en évidence lorsque Jewish Voice for Labour, un groupement de travaillistes juifs qui a défendu Corbyn contre les calomnies d’antisémitisme, a manifesté son soutien à Williamson. Jon Lansman, un fondateur du groupe Momentum à l’origine proche de Corbyn, s’en est pris au JVL, disant de lui qu’il « faisait partie du problème et non de la solution à l’antisémitisme au Parti Travailliste ». Et il a lancé une pique supplémentaire, odieuse mais qui devient de plus en plus banale : « Ni la grande majorité des membres du JVL, ni l’organisation elle-même ne peuvent être vraiment considérés comme appartenant à la communauté juive. »

Dans ce contexte d’esprits échauffés, on a exigé des alliés de Corbyn qu’ils avouent que le Parti est institutionnellement antisémite, qu’ils prennent leurs distances vis-à-vis de Corbyn et très souvent qu’ils s’engagent à suivre une formation contre l’antisémitisme. Dans le cas contraire, rejeter ces accusations est considéré, comme lors de la chasse aux sorcières de Salem, comme une preuve de culpabilité.

Les accusations d’antisémitisme ont été ressorties presque quotidiennement par les quelques médias qui constituent « l’éventail » dominant, même s’ils ne sont étayés d’aucun fait réel d’antisémitisme au sein du Parti Travailliste qui soit plus important que celui, marginal, qui est représentatif pour l’ensemble de la société britannique. Les accusations ont atteint un tel degré de frénésie, attisée jusqu’à l’hystérie par les médias, que le parti fait maintenant l’objet d’une enquête de la Commission de l’Egalité et des Droits de l’Homme. C’est le seul Parti, à part le Parti National Britannique néonazi qui ait à faire face à une telle enquête.

Ces attaques ont transformé tout le paysage discursif sur Israël, les Palestiniens, le Sionisme et l’antisémitisme à un point inimaginable il y a vingt ans, lorsque j’ai commencé a faire mon travail de journaliste sur le conflit israélo-palestinien. A l’époque, prétendre que l’antisionisme, c’est-à-dire l’opposition à Israël en tant qu’état privilégiant les Juifs au détriment des non-juifs, était la même chose que l’antisémitisme était clairement une aberration. C’était une idée que seuls les plus fervents partisans d’Israël défendaient.

Aujourd’hui, il y a des commentateurs progressistes de renom, tels que Jonathan Freedland du Guardian, qui affirment non seulement qu’Israël est partie intégrante de leur identité juive, mais qu’ils parlent au nom de tous les autres Juifs lorsqu’ils s’identifient de la sorte. Critiquer Israël, c’est les attaquer en tant que Juifs, et implicitement attaquer tous les Juifs. Et, par conséquent, tout Juif dissident par rapport à ce consensus, tout Juif qui s’identifierait comme antisioniste, tout Juif travailliste qui soutient Corbyn – et ils sont nombreux, même si on fait comme s’ils n’existaient pas- sont dénoncés, comme le dit Lansman, comme étant « de mauvais Juifs ». C’est peut-être absurde, mais ces idées sont devenues tellement banales qu’elles passent inaperçues.

En fait, l’utilisation de l’antisémitisme comme une arme contre Corbyn est devenue si normale, qu’à l’heure même où j’écris, on semble à nouveau avoir touché le fond. Jeremy Hunt, le Ministre des affaires étrangères qui espère battre Boris Johnson lors de la prochaine course au Leadership du Parti Conservateur, est allé jusqu’à accuser Corbyn d’être un nouveau Hitler, un homme qui, une fois Premier Ministre, pourrait permettre que les Juifs soient exterminés, exactement comme cela s’est produit dans les camps de la mort nazis.

Trop « fragile » pour être Premier Ministre

Bien que l’antisémitisme soit devenu la bâton de prédilection pour battre Corbyn, d’autres types d’attaque font régulièrement surface. La dernière en date, ce sont des commentaires de « haut fonctionnaires » anonymes rapportés par le Times qui prétendent que Corbyn serait trop fragile physiquement et mentalement mal armé pour saisir tous les détails nécessaires à l’exercice de la fonction de Premier Ministre. Peu importe que le commentaire ait été fait par un haut fonctionnaire ou tout simplement concocté par le Times. C’est une preuve de plus des efforts anti-démocratiques déployés par l’establishment politique et médiatique pour discréditer Corbyn devant l’imminence d’une élection générale.

Un des paradoxes, est que les critiques de Corbyn dans les médias l’accusent régulièrement de ne pas réussir à tirer parti politiquement du désarroi et de la désorganisation dans laquelle se trouve le Parti Conservateur au gouvernement, dont les membres s’entre-déchirent au sujet des conditions du Brexit, l’imminente sortie de la Grande-Bretagne de l’Union Européenne. Mais ce sont les médias commerciaux- qui servent à la fois de principal forum de débat et qui sont censés exercer un contrôle sur le pouvoir, qui ne demandent pas de comptes aux Conservateurs. Alors qu’ils sont obnubilés par les soi-disant défaillances mentales de Corbyn, les médias facilitent l’ascension de Boris Johnson, un homme qui incarne le mot « bouffon » comme personne dans la vie politique, vers le sommet du Parti Conservateur, et par conséquent, par défaut et sans élection, au poste de prochain Premier Ministre.

Une indication de la manière dont sont coordonnées les attaques personnelles contre Corbyn est venue quelques mois après son élection à la tête du Parti en 2015. Un général britannique a déclaré au Times, encore une fois en gardant l’anonymat, qu’il y aurait une « action directe » - qu’il a aussi appelée « mutinerie » - de l’armée si Corbyn s’approchait même du pouvoir. Les généraux, avait-t-il déclaré, considéraient Corbyn comme une menace pour la sécurité nationale et utiliseraient tous les moyens « légaux ou illégaux » pour l’empêcher de mettre en œuvre son programme politique.

Tir de barrage

Cette campagne d’attaques internes contre Corbyn doit être comprise dans un contexte encore plus vaste, lié au respect de la relation transatlantique « particulière » de la Grande-Bretagne, qui signifie que le Royaume-Uni assiste les Etats-Unis, comme le jeune coéquipier de l’hégémon mondial, comme Robin aide Batman.

Le mois dernier, une conversation privée concernant Corbyn entre le Secrétaire d’Etat des Etats-Unis, Mike Pompeo, et les chefs d’une poignée d’organisations juives américaines de droite a fuité. Contrairement à la rengaine des médias britanniques dominants, selon laquelle Corbyn est un personnage tellement absurde qu’il ne pourrait jamais remporter une élection, la crainte exprimée par les deux parties de cette conversation à Washington était que le dirigeant travailliste pourrait bientôt devenir Premier Ministre en Grande-Bretagne.

On entend un dirigeant juif américain, tentant encore une fois de piéger Corbyn pour antisémitisme, qui demande à Pompeo s’il serait « disposé à travailler avec nous pour prendre des mesures si la vie devient très difficile pour les Juifs au Royaume-Uni ». Pompeo répond qu’il était possible que « Monsieur Corbyn franchisse le tir de barrage et soit élu », une formule qui a très peu attiré l’attention, de même que le reste de la conversation, mais qui dit bien qu’un des membres les plus hauts placés du gouvernement Trump évoque explicitement une ingérence directe dans le résultat d’une élection au Royaume-Uni.

Voci la définition du dictionnaire de l’expression employée (« run the gauntlet ») : vaincre une course d’obstacles, franchir un tir de barrage, prendre part à une forme de châtiment corporel dans lequel la partie considérée comme coupable est obligée de courir entre deux rangées de soldats qui le frappent et l’attaquent.

Par conséquent, Pompeo suggérait qu’il y a déjà un tir de barrage – des coups et des piques systématiquement organisés et lancés contre Corbyn, sous forme de tir de barrage qu’il doit franchir. En fait, cela décrit précisément l’expérience à laquelle a été confronté Corbyn depuis qu’il a été élu Leader du Parti Travailliste, un tir de barrage des médias dominants, de la faction pro-Blair de son propre parti, d’organisations juives de la droite pro-israélienne comme le Board of Deputies, et de généraux et haut fonctionnaires anonymes.

« Nous avons triché, nous avons volé »

Et Pompeo de poursuivre : « Sachez que nous n’attendrons pas qu’il agisse ainsi pour répliquer. Nous ferons le maximum. C’est trop risqué, trop important, et trop dur une fois que c’est déjà fait. »

Donc, l’avis de Washington est qu’il faut prendre des mesures avant que Corbyn n’arrive au pouvoir. Pour contrer tout danger qu’il ne devienne le prochain Premier Ministre du Royaume-Uni, les Etats-Unis « feront le maximum » pour « répliquer ». En supposant que cela ne soit pas devenu soudainement une priorité pour le gouvernement des Etats-Unis, de combien de temps les Etats-Unis pensent-ils disposer avant que Corbyn n’arrive au pouvoir ? Combien de temps avant des élections au Royaume-Uni ?

Comme le sait bien tout le monde à Washington, les élections au Royaume-Uni sont une nette possibilité depuis que les Conservateurs ont constitué un gouvernement minoritaire il y a deux ans, avec les ultras capricieux des loyalistes de l’Ulster. Les élections sont envisagées depuis lors, alors que le parti de gouvernement au Royaume-Uni s’entre-déchire au sujet du Brexit, que ses députés battent régulièrement leur propre leader, la Première Ministre Theresa May, lors des votes au Parlement.

Par conséquent, si Pompeo dit, comme c’est le cas, que les Etats-Unis vont faire tout ce qu’ils peuvent pour s’assurer que Corbyn ne gagne pas les élections bien avant que ces élections n’aient lieu, cela signifie que les Etats-Unis sont déjà mouillés jusqu’au cou dans les activités anti-Corbyn. Pompeo ne dit pas seulement que les Etats-Unis sont prêts à se mêler de l’élection au Royaume-Uni, ce qui est déjà suffisamment négatif, il laisse entendre qu’ils s’ingèrent déjà dans la vie politique du Royaume-Uni pour s’assurer que la volonté du peuple britannique ne porte pas au pouvoir le mauvais dirigeant.

Rappelons que Pompeo, ancien directeur de la CIA, effectivement ancien chef espion de l’Amérique, a été étonnement franc sur ce que les agissements de son agence lorsqu’il était aux commandes. Il a déclaré : « J’étais directeur de la CIA. Nous avons menti, nous avons triché, nous avons volé. Cela se passait comme ça, nous avions toute une série de formations. »

Ce serait bien naïf de penser que Pompeo a changé le style de la maison pendant qu’il l’a brièvement dirigée. Il était simplement à la tête de l’appareil d’espionnage le plus puissant du monde, qui avait passé des décennies à développer les principes de l’exceptionnalisme étatsunien, qui avait mené à coup de mensonges aux récentes guerres en Irak et en Lybie, comme il l’avait fait plus tôt au Vietnam et en justifiant le bombardement nucléaire d’Hiroshima, et beaucoup plus encore. Les opérations secrètes et les guerres psychologiques n’ont pas été inventées par Pompeo. Elles ont longtemps été le pilier de la politique étrangère des Etats-Unis.

Un consensus en perte de vitesse

Il faut vraiment s’obstiner pour ne pas voir le fil rouge dans toute cette histoire.

Brand avait raison lorsqu’il disait que le système était truqué, que nos élites politique et médiatique sont captives, et que la structure du pouvoir dans nos sociétés va se défendre par tous les moyens possibles, « légaux ou pas ». Corbyn est loin d’être le seul traité de la sorte. Le système est truqué de la même manière pour empêcher un socialiste démocratique comme Bernie Sanders -même s’il n’arrête pas un riche homme d’affaires comme Donald Trump- de remporter la candidature pour la course présidentielle aux Etats-Unis. Le système est également truqué afin de bâillonner les vrais journalistes comme Julian Assange qui essayent de renverser le journalisme de révérence privilégié par les médias dominants, tributaire des sources officielles et des interviews des proches du pouvoir, pour révéler les secrets des états de sécurité nationale dans lesquels nous vivons.

Il y a un complot en action, bien que ce ne soit pas celui de la théorie tournée en dérision par les critiques : une petite cabale des riches qui tirent secrètement les ficelles de nos sociétés. Le complot opère au niveau institutionnel, qui a évolué avec le temps pour créer des structures et préciser et enraciner des valeurs qui maintiennent le pouvoir et la richesse entre les mains d’une petite minorité. En ce sens, nous en faisons tous partie. C’est un complot qui nous englobe chaque fois que nous acceptons sans sourciller les discours « consensuels » qui nous sont inculqués par nos systèmes éducatifs, par les politiques et par les médias. Nos esprits ont été occupés par des mythes, des peurs et des discours qui ont fait de nous les dindes qui ne cessent de voter pour Noël.

Ce n’est cependant pas un système imprenable. Le consensus si minutieusement édifié pendant de nombreuses décennies est en train de se décomposer rapidement, à mesure que la structure de pouvoir qui le sous-tend est obligée de surmonter des problèmes réels qu’elle est totalement inapte à résoudre, tels que l’effondrement graduel des économies occidentales basées sur l’hypothèse d’une croissance infinie et un climat qui prend sa revanche sur notre insatiable appétit pour les ressources de la planète.

Tant que nous acceptions le consensus fabriqué des sociétés occidentales, le système fonctionnait sans contestation ou dissidence de poids. Un système profondément idéologique, destructeur de la planète, était traité comme un phénomène naturel, immuable, comme le sommet du progrès humain, la fin de l’histoire. Ces temps sont révolus. Des accidents comme Corbyn vont se produire plus souvent, de même que des événements climatiques extrêmes et des crises économiques. Les structures de pouvoir en place pour empêcher ces accidents vont nécessairement devenir plus brutales, plus bellicistes, plus ouvertes pour parvenir à leurs fins. Et il se pourrait qu’on finisse par comprendre qu’un système conçu pour nous pacifier pendant qu’une petite poignée s’enrichit au détriment de l’avenir de nos enfants et de notre propre avenir n’à pas à perdurer. Que nous pouvons élever la voix et crier « NON ! »

Jonathan Cook 3 Juillet 2019

Traduction P. Faraone

https://www.legrandsoir.info/le-com...


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