Elections britanniques, la fin d’un « modèle »

jeudi 6 mai 2010.
 

Les élections générales britanniques auront lieu ce jeudi 6 mai. A l’issue du scrutin, qui vise à élire les membres du Parlement, un nouveau Premier ministre sera désigné. Sa principale mission : sortir le pays de la crise en instaurant un nouveau « modèle économique »… une feuille de route encore inimaginable il y a quelque temps.

Il y a trois ans, l’hebdomadaire libéral The Economist s’enthousiasmait – en « une » ! – de ce que, pour la Grande-Bretagne, « les choses [n’aient] jamais été aussi faciles ». Il estime aujourd’hui que « l’ancien modèle a échoué de manière spectaculaire (1) ». Eric Le Boucher invitait hier les lecteurs du Monde à « porter un regard plus intéressé outre-Manche ». Il explique désormais à ceux d’Enjeux, le magazine mensuel des Echos, que « la crise qui marque l’échec de l’ultralibéralisme signe aussi, en parallèle, la fin [du] modèle britannique (2). » A l’image de Goldman Sachs, même les banques – pourtant aux premières loges pour bénéficier de la financiarisation de l’économie britannique au cours des vingt dernières années –, concèdent aujourd’hui que « la Grande-Bretagne doit purement et simplement inverser la politique conduite depuis dix ans (3). »

Le « modèle britannique » aurait donc vécu ? Depuis la France, on a peine à le croire tant il s’était imposé comme nord magnétique des boussoles expertes en quête du « modèle étranger ».

Force est néanmoins de constater qu’on entend moins, ces temps-ci, Nicolas Baverez appeler la France à une « thérapie de choc libérale » calquée sur celle imposée au Royaume-Uni par Mme Margaret Thatcher et M. Anthony Blair. Lors de la sortie de son livre La France qui tombe, en 2003, il s’en était pourtant fait une spécialité, fort appréciée des médias. De la même façon, Jacques Attali et sa commission se font indéniablement plus discrets quant à leur proposition qui visait à faire de Paris « une place financière majeure », à l’image de Londres, « engagé[e] durablement dans la valorisation de son industrie financière ». Et quand, récemment, France 2 évoque les vertus de « l’exemple britannique » dans le domaine des retraites – l’augmentation du travail des plus de 60 ans offrant une main-d’œuvre « disponible », « peu exigeant[e] », « flexible » et « expérimentée », donc susceptible de « serv[ir] les intérêts des patrons (4) » –, c’est moins l’audace britannique qui surprend… que l’anachronisme de la référence à ce modèle.

Tirant un premier bilan de la situation économique internationale, The Economist a récemment constaté : « La Grande-Bretagne a été plus durement frappée que les Etats-Unis ou la zone euro (5). » Et pour cause. Entre 1990 et 2007, la part du produit intérieur brut (PIB) britannique issu de la finance est passée de 22 % à 32 % (contre une augmentation moyenne de 24 % à 28 %, sur la même période, pour les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques [OCDE]). Dans un tel contexte, la crise des subprime ne pouvait passer inaperçue : entre le début de l’année 2008 et l’automne 2009, le PIB allait plonger de 6,2 %, précipitant l’économie britannique dans une récession qui allait durer dix-huit mois de plus que dans les autres pays du G7.

Alors que les services financiers et l’immobilier représentent désormais un cinquième des emplois du pays, l’emploi lui aussi était appelé à dévisser. En 2009, l’économie britannique comptait mille quatre cents chômeurs de plus… chaque jour.

Le déficit budgétaire, qui s’affiche aujourd’hui, à près de 13 % du PIB, ne sera pas facile à résorber. En effet, la dette publique atteint, elle, 60% du PIB et celle des ménages 170 % de leurs revenus en 2008 (contre 127 % aux Etats-Unis). Voici donc le principal moteur de l’économie britannique, la consommation (environ 60 % du PIB), en panne pour un moment. Le second étant la finance…

Place, désormais, au Royaume-Uni « modèle d’austérité ».

Ce fut un peu la conclusion du débat qui a réuni, le 29 mars dernier, les trois principaux candidats au poste de Chancelier de l’échiquier, le ministre des finances britannique. De toute la soirée, un seul point fit l’unanimité : la nécessité de trancher dans les dépenses publiques « avec encore plus d’ardeur » que n’en avait montré Margaret Thatcher dans les années 1980. Dans ce domaine, la « Dame de fer » n’avait pourtant pas hésité à voir les choses en grand.

C’est donc dans les limites imposées par un tel carcan économique que s’écrit la partition du « changement » promis par les grands partis (6).

Le discours conservateur se recentre. Traditionnellement rigide et poussiéreux, le voici suffisamment « dans le coup » pour mériter les félicitations du magazine « techno-trendy » Wired (une petite révolution) (7). Désormais ouvert aux questions « sociétales » (immigration, droit des « minorités », mariage homosexuel, etc.), le candidat conservateur David Cameron a abandonné les références au « conservatisme » pour leur préférer les concepts de « radicalité » et de « progressisme ». Enfin, crise économique aidant, voici le Parti conservateur réconcilié avec l’idée d’augmenter les impôts ! Oui, mais « plus tard », voire « beaucoup plus tard ».

Néanmoins, cette « rupture » avec le discours traditionnel du thatchérisme masque certaines continuités. Certes, les Tories promettent d’en finir avec l’individualisme prôné par la « Dame de fer », selon laquelle « la société n’existe pas ». Mais, s’ils décrètent aujourd’hui qu’au contraire, « la société existe », c’est pour ajouter tout de suite : « Ce n’est simplement pas la même chose que l’Etat (8). » L’individualisme d’antan visait à faire « reculer les frontières de l’Etat » ? La « Big society » (littéralement : « grande société ») de M. Cameron n’a pas un objectif différent.

Lorsqu’il promet aux Britanniques de créer eux-mêmes des écoles, de remplacer l’Etat par des coopératives de salariés au sein du système de santé ou de transférer la gestion de certains services publics à des opérateurs privés, le tout « sans dépenser plus d’argent », il poursuit finalement l’entreprise de privatisation de son illustre prédécesseur (9).

Ils viennent de passer treize ans au pouvoir ? Qu’à cela ne tienne : les travaillistes, eux aussi, promettent le changement : « Le grand changement progressiste dont nous avons besoin à cause du contexte difficile dans lequel nous sommes (10). » La tâche n’n’a rien d’évident. En effet, les Britanniques n’ont pas tous oublié un certain « Tony » Blair qui, en 1997, alors qu’il venait d’être élu au poste de Premier ministre, promettait déjà : « Nouveau, nouveau, nouveau. Tout est nouveau (11) ».... avant de s’employer à poursuivre l’entreprise de désarticulation néolibérale du pays engagée par Mme Thatcher (12). Avec tant de fidélité, d’ailleurs, qu’il fut récemment couronné « le véritable héritier (13) » de la « Dame de fer ».

Mais les choses ont changé, assurent les travaillistes. La crise financière leur a ouvert les yeux sur leurs erreurs passées. M. Brown, l’actuel premier ministre, candidat à sa propre succession, a ainsi récemment admis, à la télévision, s’être trop laissé influencé par le « lobby bancaire ». Aujourd’hui, il le regrette : « La vérité, c’est qu’au niveau international et au niveau national, nous aurions du réglementer [le secteur bancaire] davantage. Donc, j’ai appris de cette erreur (14). »

Mais le « lobby bancaire » ne s’inquiète pas trop. Il sait qu’il y a quelques semaines, M. Brown intervenait personnellement pour retarder un vote de l’Union européenne sur de nouvelles mesures de réglementation. D’ailleurs, l’actuel secrétaire d’Etat à l’entreprise, M. Peter Mandelson, n’a-t’il pas relativisé le changement de perspective travailliste sur le secteur financier en déclarant : « La City est un atout pour le Royaume-Uni (15). »

Au-delà de la poursuite de la financiarisation de l’économie du pays, le bilan travailliste c’est aussi la création de 4 300 nouveaux types de crimes et délit depuis 1997 ; 86 637 personnes qui servent des peines de prison à perpétuité (le chiffre le plus important de tous les pays siégeant au Conseil européen) ; l’enfermement de 600 enfants de 12 à 14 ans ; la transformation de l’école en entreprise ; la réduction de moitié du nombre de lits d’hôpitaux depuis 1997) ; l’instillation d’outils de gestion d’entreprise dans les services publics et l’accroissement des inégalités. Quel « nouveau départ » espérer des responsables d’un tel bilan ?

Alors que, depuis son arrivée au pouvoir avec 43,2 % des votants en 1997, l’électorat du New Labour n’a cessé de s’effriter (pour n’atteindre que 35,2 % en 2005), on comprend le verdict d’une partie de la gauche pour laquelle une défaite de M. Brown n’inviterait qu’un seul commentaire : « Bon débarras (16). » La récente montée en puissance du parti libéral démocrate – appelé à arbitrer les débats dans le cas où aucun des deux grands partis n’obtiendrait de majorité au Parlement –, n’est peut-être pas sans rapport avec ce phénomène. Est-elle pour autant porteuse de changement ?

Certes, au niveau institutionnel, l’essor du Parti libéral démocrate souligne le dysfonctionnement du mode de scrutin britannique, uninominal à un tour. Hier censé dégager une majorité de gouvernement, il pourrait permettre au parti travailliste d’obtenir le plus grand nombre de sièges… même s’il ne remportait pas l’élection. Les libéraux démocrates, grands perdants d’un tel dispositif à l’heure actuelle, promettent d’en exiger une réforme en contrepartie de leur participation à un éventuel gouvernement de coalition.

Toutefois, à l’issu du dernier des débats télévisés qui ont opposé les trois candidats au poste de Premier ministre – lequel portait sur les questions économiques et sociales –, on peine un peu à voir ce qui distingue les libéraux démocrates des autres candidats.

Dans ce domaine, le périmètre idéologique dessiné par l’opposition entre conservateurs et travaillistes se réduisait déjà bien souvent à un mouchoir de poche. M. Nick Clegg, le candidat « lib dem », a réussi à venir se positionner… juste au milieu.

Renaud Lambert

NOTES

(1) Respectivement 3 février 2007 et 10 avril 2010.

(2) Respectivement 22 avril 2002 et avril 2010.

(3) « England. No future », Enjeux, avril 2010.

(4) Journal de 20 heures de France 2, 14 avril 2010.

(5) « Out of the ruins », 25 mars 2010.

(6) En 2005, le mot « changement » – à l’exclusion de l’expression « changement climatique » –, revenait treize fois dans le programme du Parti travailliste. En 2010, c’était deux fois plus. Six fois plus dans le cas du Parti libéral démocrate. Vingt-deux pour les conservateurs)

(7) Relevées par The Economist, « Thus far and no farther », 20 mars 2010.

(8) David Cameron cité par Agnès Alexandre-Collier, dans Les habits neufs de David Cameron. Les conservateurs britanniques (1990-2010), Presses de Sciences-Po, Paris, 2010.

(9) De façon assez convaincante, semble-t-il, pour avoir séduit l’hebdomadaire libéral – et très influent – The Economist, lequel vient d’appeler à voter « Tory », alors qu’il avait soutenu les travaillistes en 2005).

(10) Programme du parti travailliste (http://www2.labour.org.uk/uploads/T...).

(11) Cité par David Marquand dans « Brave new dawn », New Statesman, 24 avril 2006.

(12) Lire Keith Dixon, « Dans les soutes du "blairisme" », Le Monde diplomatique, janvier 2000 ; Philippe Marlière, « Un néotravaillisme très conservateur », mai 2005 ; Richard Gott, « Départ sans gloire pour M. Anthony Blair », juin 2007.

(13) Selon le très thatchérien think tank de José Maria Aznar, la Fondation pour l’analyse et les études sociales (FAES).

(14) Cité par Hélène Mulholland et Patrick Wintour dans « Gordon Brown admits banks needed more regulation », The Guardian, 14 avril 2010.

(15) Entretien donné au Monde, 27 février 2010.

(16) Tony Wood, « Good riddance to New Labour », New left review, mars-avril 2010.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message