Européennes 2019 : les principaux ressorts du vote pour le Rassemblement national

vendredi 7 juin 2019.
 

Sylvain Crépon, sociologue spécialiste de l’extrême droite, analyse les principaux ressorts du vote RN, encore renforcé après dimanche.

Le RN, « meilleur représentant électoral des catégories populaires »

France des villes contre France des champs. France des oubliés contre France en marche. Ce scrutin européen reflète « deux France qui ne se croisent ni ne se parlent », observe Sylvain Crépon. Le sociologue spécialiste de l’extrême droite, enseignant-chercheur à l’université de Tours et membre de l’observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès, analyse la victoire du Rassemblement national (RN) pour Le Monde.

Première observation, prolongeant celle de la présidentielle : Marine Le Pen et Emmanuel Macron, les deux grands gagnants de l’élection européenne, parlent à des catégories sociologiques complètement différentes. A eux deux, ils représentent désormais quasiment 50 % de l’électorat. A leurs côtés, survivent un spectre politique éclaté et un paysage traditionnel décomposé. « Depuis des années, de nombreuses études montrent qu’il y a une coupure entre la gauche et les catégories populaires, dont le RN devient désormais le meilleur représentant électoral. Là-dessus, il y a de quoi s’inquiéter », explique Sylvain Crépon.

Le RN conforte son implantation

Avec 23,3 % des voix, le Rassemblement national a donc ravi la première place du scrutin européen en France, dimanche soir. Moins que les 24,8 % d’il y a cinq ans, mais avec 500 000 voix de plus. Pour certains analystes, ce demi-million résulte du simple effet mécanique de la hausse de participation, passée de 42,4 % en 2014 à 51,4 % en 2019. « Certes, on peut dire que le RN stagne en proportion, que le nombre de voix est une conséquence de la participation… Mais le premier enseignement de ce scrutin est tout de même que le RN conforte son score en nombre de voix », résume le chercheur.

Sans compter son renforcement dans des zones où l’extrême droite était traditionnellement faible, notamment l’Ouest et la Seine-Saint-Denis. « Avant, on avait coutume de tracer une ligne Le Havre-Perpignan et de dire qu’à l’est de cette frontière, jadis fer de lance de l’industrie et désormais en voie de désindustrialisation, le Front national était plus fort qu’à l’ouest, explique Sylvain Crépon. Et là, boum ! percée en Nouvelle-Aquitaine et dans l’Ouest catholique, qui résistait très largement au RN. Ce n’est pas nouveau, le renforcement est progressif depuis quelques années, mais de nouvelles digues sont en train de lâcher. »

Même surprise en banlieue parisienne, où le parti d’extrême droite connaît un essor inattendu. La liste de Jordan Bardella arrive ainsi en tête à Aulnay-sous-Bois, Sevran, Villepinte ou Livry-Gargan, en Seine-Saint-Denis, mais aussi à Orly et Villeneuve-Saint-Georges, dans le Val-de-Marne. Des territoires marqués par l’abstention (60,59 % en Seine-Saint-Denis, par exemple).

« On avait vu ce vote apparaître en banlieue dans les années 1980-1990 puis disparaître, rappelle le spécialiste de l’extrême droite. Et le voilà revenu. Il y a un effet de démobilisation des classes populaires issues de l’immigration qui votaient à gauche, ne se reconnaissent plus dans les partis de gauche et cèdent à l’abstention. Et, en face, des “petits Blancs” qui semblent se mobiliser en faveur du RN. Comme si la question raciale se substituait à la question sociale. »

Un effet Bardella, la tête de liste de 23 ans, qui n’a cessé de répéter ses origines modestes et son enfance en Seine-Saint-Denis ? « Bardella était un choix très judicieux, symbolique, juge le sociologue. Un jeune peu diplômé, issu des catégories populaires et né en Seine-Saint-Denis qui devient tête de liste et mène vraiment campagne, l’effet miroir est parlant pour les électeurs des banlieues, qui peuvent se projeter. Encore un message édifiant envoyé aux autres partis politiques, qui ne peuvent pas en dire autant. Cela donne le sentiment que le RN est le seul qui donne la chance aux classes populaires. »

Faiblesse dans les grandes villes

Cinquième à Paris avec 7,22 % des voix, troisième à Lille avec 13,84 %, quatrième à Lyon avec 10,25 %… Le RN reste à la traîne dans les grandes villes. « Et il va le rester », selon Sylvain Crépon. En cause : « la poussée immobilière » qui accentue le processus de gentrification, et repousse les catégories populaires en marge des villes. « Ces villes vont être protégées du vote RN par leur structuration sociologique. Mais je ne suis pas sûr qu’il faille s’en réjouir, parce que cela donne du crédit à ce discours populiste qui fait le diagnostic d’une élite déconnectée. Cela accrédite l’idée d’une coupure sociologique, qui n’est d’ailleurs pas complètement fausse. »

Le report du vote filloniste

L’enquête Ipsos-Sopra Steria sur la sociologie des électorats souligne que 18 % des électeurs qui ont voté pour le Rassemblement national dimanche 26 mai avaient voté François Fillon au premier tour de la présidentielle, et 23 % avaient choisi Nicolas Dupont-Aignan en avril 2017.

« On sait que l’électorat RN se reconnaît dans une identité de droite », confirme le sociologue. La droite conservatrice est défiante vis-à-vis de la construction européenne, celle qui pouvait auparavant se retrouver autour de figures comme Philippe de Villiers ou Nicolas Dupont-Aignan – aujourd’hui marginalisé à moins de 5 % – s’est-elle en partie reportée sur le RN dans un réflexe de « vote utile » ? « Peut-être, répond l’enseignant-chercheur, prudent. Ce qui veut dire que la digue droite-extrême droite devient de moins en moins étanche. Il n’y a pas encore d’alliance de fait, mais si Les Républicains continuent à être marginalisés de la sorte, on pourrait assister à la constitution d’un grand pôle nationaliste et conservateur. »

Le vote ouvrier

L’enquête Ipsos-Sopra Steria sur la sociologie des électorats note également que 40 % des électeurs qui ont voté RN dimanche sont ouvriers. Mais seulement 4 % avaient voté pour Jean-Luc Mélenchon et 2 % pour Benoît Hamon au premier tour de la présidentielle en 2017. Ce qui va à l’encontre du discours « ni droite ni gauche » si cher à Marine Le Pen, qui l’a encore répété, victorieuse, en appelant dimanche les électeurs « patriotes » des Républicains comme ceux de La France insoumise à la rejoindre pour construire « le grand parti de l’alternance ».

« On vit sur l’idée que l’ouvrier est forcément de gauche, soupire Sylvain Crépon. Mais en réalité, il y a un basculement du vote ouvrier vers la droite et surtout vers l’extrême droite. » Les ouvriers de gauche se tournant davantage vers l’abstention que vers une conversion lepéniste. « Mais quand on dit que Marine Le Pen récupère la moitié du vote ouvrier, il ne faut pas oublier que c’est la moitié des voix exprimées. » [1]

Lucie Soullier


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