Dialogue avec une tribune de Martin Bouygues (2ème saison)

lundi 13 mai 2019.
 

J’ai commencé sur ce blog une réaction aux idées présentées par Martin Bouygues dans « Les Echos » du 25/04/2019. Il m’a paru intéressant de la faire car le patron de la première entreprise du bâtiment du pays part d’une préoccupation que je partage : la qualification du travail humain est un enjeu central dans une économie développée. J’ai donc décidé de prolonger mon propos en traitant de la relation entre le travail qualifié et les conditions sociales de sa mise en œuvre. Je veux montrer que de mauvaises conditions sociales dégradent la qualification du travail mis en œuvre dans ces conditions. Et je veux montrer pourquoi un gouvernement insoumis devra impérativement augmenter vigoureusement la qualification du travail pour atteindre ses objectifs.

Je reviens donc aux propos de Martin Bouygues. Il cherche à répondre à la rareté du travail qualifié. Il ne se contente donc pas de considérer ce dernier comme acquis et réductible au simple statut de variable d’ajustement pour augmenter le retour sur investissement de ses actions. Ainsi, quoi que je sois en désaccord avec les solutions qu’il avance, je note que nous nous entendons sur le problème à résoudre. Comment augmenter la quantité disponible de travail qualifié ? Son point de vue est plus pragmatique ; il se demande seulement comment se garantir la nécessaire fidélisation des travailleurs qualifiés dans l’entreprise. Mais la solution qu’il propose, la participation des salariés au capital de l’entreprise, apporte pour nous plus d’inconvénients que d’avantages. J’ai expliqué pourquoi nous préférions l’augmentation des salaires et la stabilisation des statuts et des contrats de travail.

La précarité est en effet un repoussoir pour les travailleurs hautement qualifiés. En période d’activité intense, les femmes et hommes titulaires d’une qualification reconnue préfèrent se tourner vers les entreprises et les secteurs où ils trouvent la stabilité nécessaire à leur épanouissement, inclus quand cette stabilité s’accompagne de mobilité entre les sites de travail. Les mauvaises conditions d’emploi nuisent à la qualité du travail. Le bâtiment en offre justement un exemple caricatural avec l’usage de la sous-traitance. Les chaînes entre donneurs d’ordres et sous-traitants sur les chantiers sont souvent très longues. On a compté jusqu’à sept sous-traitants en cascade dans ce secteur. Bouygues n’y échappe pas. Il peut être le maître d’ouvrage mais délègue la réalisation d’une multitude de tâches à des entreprises différentes. Elles-mêmes font souvent de même. Ainsi, au fur et à mesure, le travail est morcelé et la responsabilité diluée. Sur le chantier, les gens se supportent et se croisent mais sans vraiment se rencontrer dans la logique d’un travail commun ou du moins d’un travail partagé. Par ailleurs, chaque maillon impose au suivant les coûts les plus bas. Cette pression à la baisse le long de la chaîne se reporte en bout de course sur les salariés. C’est pour cela que l’on trouve sur les chantiers parmi les salariés les plus précaires, intérimaires ou travailleurs détachés.

Une telle organisation du travail se répercute sur la qualité du bâti, les mauvaises conditions de travail attirant peu les salariés les plus qualifiés. Ces conséquences sont bien documentées. L’organisation de consommateurs UFC-Que Choisir a recensé par exemple une augmentation de 150% des litiges entre acheteurs et promoteurs à cause de malfaçons entre 2010 et 2015. Pour la seule année dernière, l’augmentation était de 84%. 80% des acheteurs constatent dans le mois suivant la livraison en moyenne une quinzaine de réserves sérieuses et avérées sur leur bien. On voit d’ailleurs une explosion des coûts des assurances. En 2016, les assurances chargées de couvrir les risques de malfaçons dans le bâtiment ont versé 735 millions d’euros d’indemnités. Soit le double de ce qu’elles versaient en 2007. Cette chute dans la qualité du travail livré finit évidemment par se répercuter sur le constructeur. D’abord, l’explosion du coût des assurances les touche forcément. Ensuite, cette épidémie de malfaçons se traduit aussi par une judiciarisation grandissante. Ils sont donc obligés d’engager des frais de plus en plus importants dans ce domaine. Cet aspect des coûts n’est pas le seul paramètre négatif résultant de cette chaîne de la baisse de qualification en raison de la cascade de sous-traitance et de salaires de plus en plus bas. Il faut aussi compter avec l’ambiance que créé le travail mal fait et l’habitude qui s’en prend parmi les équipes. Ambiance délétère dans la durée qui pèse sur la façon de vivre et de penser son travail et sa responsabilité individuelle dans la réussite d’un projet concret.

Les grandes entreprises du bâtiment finissent donc elles aussi par être victimes du système de la sous-traitance et de la précarité qu’il entraîne. Mais comment inverser la tendance sans intervention de l’État ? La pente naturelle pour des acteurs privés soumis à la concurrence est de réagir en demandant à leurs sous-traitants de réduire encore leurs coûts. Cela revient à aggraver le problème. Il faut donc que la loi intervienne pour limiter la sous-traitance et imposer la responsabilité des donneurs d’ordres. C’est justement ce que propose la France insoumise et son programme L’Avenir en Commun. Nous voulons créer une responsabilité juridique, sociale et écologique des donneurs d’ordres sur leurs sous-traitants. C’est une façon d’empêcher l’externalisation des coûts, néfastes pour tous à moyen terme. Cela permettra une stabilisation des travailleurs, une élévation de leur condition sociale, puissant incitatif pour l’élévation de leur niveau de qualification. Je voudrais que le raisonnement que je viens de présenter soit pris pour ce qu’il est : une observation réaliste des conditions à remplir pour obtenir un travail de qualité et la réussite d’un projet. Il s’agit de comprendre comment s’opère la déqualification d’un travail qualifié sous la pression des conditions sociale de sa réalisation.

Je vais reprendre à présent la question de la qualification du travail et de l’évolution de son contenu pour répondre aux défis que notre programme soulève. Car la qualification est bel et bien l’enjeu pour la filière de la construction. Le défi que nous lui fixerons si nous arrivons au pouvoir est celui de la transition écologique. Les chercheurs du GIEC nous disent que nous avons 12 ans pour réaliser les bifurcations nécessaires afin d’endiguer le changement climatique. Le bâtiment est un secteur clé pour réussir cette transition. En effet, les bâtiments représentent 27% de nos émissions de gaz à effet de serre. Il y a 7 millions de logements passoires thermiques dans le pays. L’Avenir en Commun fixait des objectifs élevés. Par exemple en matière de rénovations : 700 000 logements chaque année. Peut-être faudra-t-il accélérer encore le rythme étant donné la progression de l’urgence. En plus, nous avons l’ambition de faire sortir de terre 200 000 HLM par an. Étant évidemment entendu que ces logements sociaux devront être à la pointe en matière de normes énergétiques. C’est donc un surcroît d’activité considérable pour le secteur du bâtiment. Lorsqu’un gouvernement insoumis adviendra, la crainte évoquée par Martin Bouygues dans sa tribune se réalisera rapidement : le travail qualifié disponible ne sera pas assez important pour répondre aux besoins.

Le défi sera alors celui de la qualification de centaines de milliers de travailleurs aux nouvelles exigences de la construction. Cela concerne les métiers en amont du chantier, architectes, ingénieurs de bureaux d’études, comme ceux sur le chantier, qu’il s’agisse d’exécution – maçons, charpentiers, plombiers, peintres, couvreurs ou électriciens – ou d’encadrement, comme les contremaîtres et les chefs de chantier. Il s’agit d’intégrer à la qualification des uns et des autres la connaissance de matériaux biosourcés performants du point de vue écologique ou celle d’équipements techniques comme les pompes à chaleur ou les chaudières à condensation. Un rapport confié à l’ancienne présidente du Medef publié en février dernier fait le point sur les besoins. Il insiste sur la nécessité d’intégrer à la formation des différents métiers du secteur des savoirs globaux et transversaux sur la performance énergétique d’un bâtiment. Les tâches spécifiques de la transition énergétique dans le secteur exigent d’après ce rapport une connaissance théorique sur l’isolation thermique des bâtiments de la part de tous les métiers.

L’acquisition de tels savoirs est le rôle par excellence de l’Éducation nationale. La formation professionnelle initiale gérée par le secteur privé ou les écoles d’entreprises ont une tendance naturelle à apprendre des gestes techniques limités, sans le savoir théorique qui s’y rapporte. De manière générale, la coordination entre formation initiale et continue et objectifs de long terme exige la centralité d’un État planificateur. Il est également le seul à pouvoir mettre sur la table les sommes nécessaires que le secteur privé n’engagera jamais, addict qu’il est aux rendements financiers élevés et rapidement acquis. Avec un cap de fixé, des investissements assurés et la qualification des travailleurs prise en charge, le secteur privé bénéficierait d’un environnement stable et sûr pour développer son activité. Pour cela, il pourrait garantir aux travailleurs le niveau de stabilité et de salaire inscrits dans L’Avenir en Commun. Tel est le cercle vertueux économique que vise la planification écologique et la mise en œuvre de la règle verte. Je pense qu’à côté du débat idéologique et philosophique que notre époque oblige à mener il y a aussi un débat concret sur les moyens à mettre en œuvre pour atteindre nos objectifs. Dans ce débat, il y a place pour des convergences pratiques qui n’ont pas besoin de devenir des convergences politiques pour être utiles.


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