Le terrorisme d’extrême droite, une menace mondiale sous-estimée

vendredi 3 mai 2019.
 

C’était apparemment un loup solitaire. D’après la police, l’homme qui a massacré 50 fidèles musulmans et en a grièvement blessé neuf autres dans deux mosquées de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, le 15 mars, ne faisait partie d’aucune organisation. Cet Australien de 28 ans, Brenton Tarrant, dit s’être forgé des convictions extrémistes en surfant sur Internet et en visitant l’Europe. Il a acheté ses armes seul, et son projet de massacre était resté secret.

Pourtant, son action s’inscrit dans un projet plus vaste. Les noms et les slogans inscrits sur ses armes résonnent familièrement aux oreilles des nationalistes blancs du monde entier. Son manifeste publié sur Internet, intitulé “Le Grand Remplacement”, reprenait une des théories du complot les plus prisées de l’extrême droite, qui affirme que les immigrés non blancs et musulmans dans les pays occidentaux sont des envahisseurs, poussés par des élites manipulatrices afin de remplacer les populations européennes d’origine. Ces idées autrefois marginales sont devenues monnaie courante, pas seulement dans les posts de cinglés anonymes sur les réseaux sociaux, mais également dans les discours de politiques élus, aussi bien en Hongrie que dans l’État de l’Iowa.

Une meute

Ce qui signifie que ce loup solitaire faisait quand même partie d’une meute. Les attentats commis par des néonazis, des suprémacistes blancs et autres fanatiques d’extrême droite sont de plus en plus fréquents. Aux États-Unis leur nombre dépasse ceux perpétrés par des islamistes. Entre 2010 et 2017, sur 263 actes de terrorisme, 92 ont été le fait d’assaillants d’extrême droite, contre 38 perpétrés par des djihadistes, selon le Washington Post. En Europe, les tueries des djihadistes continuent d’être majoritaires, mais le nombre de morts liés au terrorisme d’extrême droite a fortement augmenté depuis 2010.

Ces six derniers mois ont été marqués par une multiplication du nombre d’actes terroristes d’extrême droite. À l’automne dernier un nationaliste blanc a tué 11 personnes dans une synagogue à Pittsburgh. La France a déjoué un complot d’ultradroite destiné à supprimer Emmanuel Macron et l’Espagne a arrêté un fasciste qui voulait assassiner le Premier ministre, Pedro Sánchez. L’Allemagne a découvert une cellule extrémiste dans son armée, cellule qui comptait éliminer des ministres, notamment celui des Affaires étrangères. En février, le FBI a arrêté un officier des gardes-côtes américains qui possédait tout un arsenal et une liste d’élus démocrates à éliminer.

Si, dans le monde, le terrorisme des nationalistes blancs est bien moins meurtrier que sa variante djihadiste, il est plus fréquent que ne le reconnaissent les autorités, explique Jacob Aasland Ravndal, du Centre de recherche sur l’extrémisme, établi en Norvège. La définition légale du terrorisme veut qu’une attaque ait été planifiée. Or la violence d’extrême droite peut avoir un caractère spontané. Ainsi, l’incendie d’un centre de réfugiés est considéré comme un acte de haine et non comme du terrorisme. Europol, l’agence européenne de police criminelle, a attribué 3 % seulement des attaques terroristes en 2017 à l’extrême droite. Mais la base de données de Ravndal sur les incidents violents motivés par une idéologie montre que, en Europe de l’Ouest, si les djihadistes tuent plus de gens, l’extrême droite est à l’initiative de plus d’attaques.

Si la menace des nationalistes blancs est sous-estimée, c’est en partie parce qu’ils communiquent peu. Brenton Tarrant et son héros, Anders Breivik, qui a tué 77 personnes en Norvège en 2011, sont des exceptions. Ils ont écrit des manifestes et essayé de médiatiser leur cas au maximum. Le tueur de Christchurch était même proche des djihadistes dans la cruauté affichée de son massacre et sa volonté de diviser la société. Daech essaye de provoquer les Occidentaux pour qu’ils s’en prennent aux musulmans et conduisent leurs sympathisants à se radicaliser. Les extrémistes de droite espèrent de la même façon provoquer une réaction de la part des islamistes.

Le président turc a profité de la tuerie de Christchurch pour affirmer qu’il s’agissait d’un complot contre la Turquie et l’islam. Il a cité des extraits du manifeste du tueur, notamment ses appels à expulser les Turcs d’Europe. Erdogan cherchait surtout à faire passer le message, plus ou moins subtilement, qu’il était le seul à pouvoir à protéger les Turcs de ce nationalisme blanc.

Le tueur de Christchurch espérait également provoquer l’adoption de nouvelles lois restrictives sur les armes à feu afin que les détenteurs d’armes se révoltent. Cela ne risque pas d’arriver aux États-Unis, la cible principale de Tarrant. Jacinda Ardern, Première ministre de Nouvelle-Zélande, veut durcir la législation du pays sur les armes à feu. Mais pas de risque là non plus de guerre civile. La Nouvelle-Zélande est fière de son multiculturalisme, et ses politiques sont plus modérées que celles de l’Australie. Et c’est d’ailleurs pour cette raison que Tarrant a choisi la Nouvelle-Zélande. Il voulait prouver que personne n’est plus en sécurité nulle part.

Des idées venues de la nouvelle droite française

Le manifeste du tueur a été inspiré par des événements qui ont eu lieu en Europe, bien loin de la Nouvelle-Zélande. Il dit s’être converti à l’idéologie d’extrême droite après un voyage en France en 2017, où il avait vu qu’il y avait beaucoup de musulmans. Son gilet pare-balles portait un “soleil noir”, symbole [du mysticisme nazi] ornant le sol du château de Himmler. Il avait inscrit le nom des victimes des attentats djihadistes de Stockholm et de Paris sur ses armes. Et, avant le massacre, il a écouté dans sa voiture “Dieu est serbe”, une chanson écrite en 1993 en soutien à Radovan Karadzic, le dirigeant serbe condamné pour génocide à cause de son rôle dans le massacre de 8 000 musulmans à Srebrenica en 1995.

L’idée que les musulmans et les non-Blancs sont des “envahisseurs” que les élites cosmopolites ont fait venir afin de remplacer les Européens de souche vient des théoriciens de la nouvelle droite française des années 1970, comme Alain de Benoist et Renaud Camus. Dans le prolongement de ces idées se trouve la conviction que le multiculturalisme, loin de promouvoir la diversité, entraîne sa perte en mélangeant les cultures et les races. Et, pour les plus fanatiques, l’immigration est même considérée comme un génocide.

Ces idées ont séduit les populistes islamophobes qui sont apparus sur le devant de la scène politique européenne au début des années 2000, notamment après les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis. Ils ont inspiré le groupe de jeunes d’extrême droite Génération identitaire. Mais c’est surtout l’arrivée en Europe en 2015 et 2016 de 2 millions de demandeurs d’asile, venus en grand partie du Moyen-Orient, qui les a galvanisés.

Cette crise a été du pain bénit pour les populistes de droite. Le Premier ministre hongrois Viktor Orbán a fait ériger une clôture contre les migrants et a commencé à se poser en défenseur de l’Europe chrétienne. Les partis populistes de droite en Allemagne, en Pologne, en Suède et en Italie reprennent tous le même discours hystérique sur l’immigration musulmane. Ce mois-ci, au Parlement européen, Javier Ortega Smith, de Vox, une nouvelle formation espagnole d’extrême droite, a tonné que si les flottes espagnole et vénitienne n’avaient pas remporté la bataille de Lépante contre les Turcs en 1571, toutes les députées européennes “porteraient la burqa”.

Selon Daniel Koehler, de l’Institut allemand d’études de la radicalisation et de la déradicalisation, ce n’est pas un hasard si la violence d’extrême droite a augmenté avec la crise des migrants, tandis que les partis d’extrême droite avaient le vent en poupe. “Si vous pensez que vous devez […] vous défendre face à des ‘envahisseurs’, comment comptez-vous le faire sans avoir recours à la force  ?”

Plus de violences après l’élection d’Obama

En Amérique aussi, la hausse des violences d’extrême droite est liée à la politique traditionnelle. Entre 2009 et 2018, les suprémacistes blancs ont été responsables de plus des trois quarts des 313 victimes tuées par des extrémistes. En 2016, l’année où Donald Trump a été élu, plus d’agressions contre les musulmans ont été signalées au FBI (127) que pour toute autre année depuis 2001 (93).

Ces agressions ont nettement progressé après l’élection d’Obama en 2008. Daryl Johnson, qui a passé quinze ans à étudier les groupes d’extrême droite, y compris au sein du ministère de la Sécurité intérieure (DHS), a rédigé un article en 2009 où il prévenait que l’entrée en fonctions d’un président noir à la Maison-Blanche risquait de provoquer des violences de la part de l’extrême droite. Ce qui lui a valu d’être diabolisé par les conservateurs. Il a quitté le DHS en 2010. Aujourd’hui, ce ministère ne compte plus de spécialistes du terrorisme d’extrême droite.

Trump a minimisé la menace des extrémistes de droite, décrivant ces derniers comme “un petit groupe de gens qui ont de très, très gros problèmes”. En 2017, son gouvernement a annulé les subventions accordées aux groupes qui luttent contre le suprémacisme blanc. D’après Peter Singer, un expert de la New America Foundation, qui a été invité à s’exprimer devant les membres de l’équipe de sécurité nationale de Trump, le terrorisme suprémaciste blanc ne serait pour eux qu’une “question de maintien de l’ordre”, et ils en nient le caractère transnational.

Or les liens entre les groupes d’extrême droite américains et européens sont de plus en plus étroits. Les groupes européens de Génération identitaire sont en contact avec Identity Evropa, une des organisations américaines d’extrême droite à l’origine de la manifestation “Unite the Right” à Charlottesville, en Virginie, en 2017. C’est à cette occasion qu’un nationaliste blanc avait foncé dans la foule avec sa voiture, causant la mort d’une contre-manifestante. Pendant le défilé, des slogans comme “Les Juifs ne nous remplaceront pas” avaient été scandés, en référence là aussi au “grand remplacement”.

Pour les nationalistes blancs américains, Trump a joué le même rôle qu’Orbán en Europe, explique Brian Levin, qui dirige le Centre d’étude sur la haine et l’extrémisme à l’université d’État de Californie. Ces groupes, dit-il, ont vu leurs idées “se banaliser”, telle que la construction d’un mur comme celui d’Orbán, ou l’interdiction d’entrée sur le territoire des musulmans et leur expulsion . Ce qu’ils ont considéré comme un “feu vert” pour leurs actions violentes. Et il souligne que les jeunes membres de l’extrême droite en Europe et ailleurs ont veillé à policer leur image au cours des dix dernières années. Les crânes rasés et les rangers ont cédé la place à des coupes militaires, des polos et des vestes en velours.

Attraction ukrainienne

Ce qui fait défaut aux groupes d’extrême droite, ce sont les moyens financiers et les bases de repli que certains États ont pu offrir aux djihadistes. Beaucoup, dans l’extrême droite, admirent la Russie, mais cette dernière ne fait pas vraiment leurs affaires. Si le Kremlin entretient des relations avec les partis d’extrême droite en Europe, il a éliminé les extrémistes sur son territoire. Dans les années 2000, on dénombrait annuellement près de 700 agressions xénophobes, qui visaient souvent les immigrés et les personnes venus du Caucase du Nord, tandis que l’État flirtait avec les mouvements nationalistes. En 2011, des affrontements à Moscou entre la police, des groupes d’extrême droite et des hooligans ont montré qu’il était dangereux de tolérer les ultranationalistes. Quand ils ont rejoint les rangs des manifestations antigouvernementales en 2011et 2012, l’État a commencé à les interdire, incarcérant ses membres les plus violents.

D’autres nationalistes blancs occidentaux se tournent vers l’Ukraine, foyer d’activité de l’extrême droite depuis le soulèvement de Maïdan en 2014. Des milices quasi fascistes, comme le régiment Azov, se battent contre la Russie dans l’est du pays. Kiev exerce “une attraction sur l’extrême droite mondiale”, souligne Anton Chekhovtsov, de l’université de Vienne. Des radicaux européens sont partis au front du côté ukrainien. On a vu des suprémacistes blancs américains à Kiev. Mais, comme le dit Chekhovtsov, “l’immigration est un problème du premier monde”, et si, autrefois, les groupes ukrainiens d’extrême droite avaient tendance à s’en prendre aux Africains et aux Asiatiques, le régiment Azov vise aujourd’hui les homosexuels.

Les gouvernements occidentaux ont des soucis plus pressants, en particulier le radicalisme d’extrême droite au sein de leurs forces armées. Aux États-Unis, le ministère de la Sécurité intérieure a prévenu il y a dix ans que des extrémistes de droite tenteraient de “recruter et radicaliser” des vétérans, rappelant les attentats terroristes commis dans les années 1990 par d’anciens soldats, comme celui d’Oklahoma City [en 1995, 168 personnes avaient été tuées et près de 700 blessées dans l’explosion d’un véhicule piégé devant un bâtiment fédéral].

En Allemagne, les autorités étudient 450 cas d’extrémisme de droite supposé dans la Bundeswehr. L’année dernière, les services de sécurité ont identifié des dizaines de policiers et de soldats membres de Reichsbürger, un mouvement d’extrême droite. En Grande-Bretagne, en septembre 2017, quatre soldats ont été arrêtés pour avoir fait partie de National Action, un groupe néonazi interdit.

Des menaces difficiles à repérer

Il est difficile de repérer les sources de danger car, comme le souligne Koehler, la violence d’extrême droite implique en général des groupuscules relativement flous d’individus radicalisés sur les réseaux sociaux. Il est presque impossible de prédire quand quelqu’un va passer des menaces de mort à l’acte. Le tueur de Christchurch en est un exemple parfait. Il passait son temps sur 8chan, un forum qui s’enorgueillit d’autoriser ses usagers à mettre en ligne tout ce qui n’est pas illicite selon la loi américaine. (Après l’attentat, les administrateurs se sont dits prêts à collaborer avec la police.) Les messages anonymes y sont la norme.

Sur 8chan, la section “Politiquement incorrect” est particulièrement prisée de l’extrême droite. Quand Tarrant y a déclaré qu’il était sur le point de commettre des meurtres, puis a diffusé des images du massacre en direct sur Facebook, beaucoup d’Internautes ont réagi en se disant surpris (souvent agréablement) que le carnage ait effectivement lieu. Depuis les attentats, les réseaux sociaux ont été invités à mieux surveiller et bloquer les contenus violents d’extrême droite. Il a été reproché à Facebook d’avoir laissé le coupable diffuser son massacre en direct pendant dix-sept minutes. Le réseau assure avoir bloqué la vidéo dès qu’il l’a découverte, et avoir supprimé 1,5 million de tentatives de la partager. Mais des internautes ont quand même pu en visionner des images des heures après les faits.

Lire l’article original

The Economist

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