Lettre de Marx à Arnold Ruge, 1843

samedi 13 octobre 2018.
 

J’ai le plaisir de voir que vous êtes résolu et qu’après avoir tourné vos regards vers le passé, vous tendez vos pensées vers l’avenir, vers une entreprise nouvelle. Donc vous êtes à Paris, vieille École supérieure de la philosophie -obsit omen ! (sans vouloir en cela voir un mauvais présage) - et capitale du nouveau monde. Ce qui est nécessaire finit toujours par se faire. En conséquence, je ne doute pas que l’on vienne à bout de tous les obstacles, dont je n’ignore pas qu’ils sont sérieux. Mais, que l’entreprise soit menée ou non à bien, je serai de toute façon à la fin de ce mois à Paris, car avec l’air d’ici on attrape une mentalité d’esclave et il n’y a absolument pas place en Allemagne pour une activité libre.

En Allemagne tout est réprimé par la force ; une véritable anarchie de l’esprit, le règne de la bêtise incarnée se sont abattus sur nous, et Zurich obéit en cela aux consignes de Berlin. Il devient de plus en plus clair qu’il faut chercher un nouveau point de rassemblement pour les têtes qui pensent vraiment et les esprits vraiment libres. Je suis persuadé que notre projet irait au-devant d’un besoin réel, et en fin de compte il faut bien que les besoins réels trouvent une satisfaction réelle. Je ne doute donc pas de la réussite de l’entreprise, pour peu qu’on s’y mette avec sérieux.

Il semble y avoir plus grave encore que les obstacles extérieurs : ce sont les difficultés intérieures au mouvement.

Car si personne n’a de doute sur le "d’où venons-nous ?", il règne en revanche une confusion d’autant plus grande sur le "où allons-nous ?". Non seulement une anarchie générale fait rage parmi nos réformateurs sociaux, mais chacun de nous devra bientôt s’avouer à lui-même qu’il n’a aucune idée exacte de ce que demain devra être. Au demeurant c’est là précisément le mérite de la nouvelle orientation : à savoir que nous n’anticipons pas sur le monde de demain par la pensée dogmatique, mais qu’au contraire nous ne voulons trouver le monde nouveau qu’au terme de la critique de l’ancien. Jusqu’ici, les philosophes gardaient dans leur tiroir la solution de toutes les énigmes, et ce brave imbécile de monde exotérique 8 n’avait qu’à ouvrir tout grand le bec pour que les alouettes de la Science absolue y tombent toutes rôties. La philosophie s’est sécularisée et la preuve la plus frappante en est que la conscience philosophique elle-même est impliquée maintenant dans les déchirements de la lutte non pas seulement de l’extérieur, mais aussi en son intérieur. Si construire l’avenir et dresser des plans définitifs pour l’éternité n’est pas notre affaire, ce que nous avons à réaliser dans le présent n’en est que plus évident ; je veux dire la critique radicale de tout l’ordre existant, radicale en ce sens qu’elle n’a pas peur de ses propres résultats, pas plus que des conflits avec les puissances établies.

C’est pourquoi je ne suis pas d’avis que nous arborions un emblème dogmatique. Au contraire, nous devons nous efforcer d’aider les dogmatiques à voir clair dans leurs propres thèses. C’est ainsi en particulier que le communisme est une abstraction dogmatique, et je n’entends pas par là je ne sais quel communisme imaginaire ou simplement possible, mais le communisme réellement existant, tel que Cabet, Dézamy, Weitling 9, etc. l’enseignent. Ce communisme-là n’est lui-même qu’une manifestation originale du principe de l’humanisme. Il s’ensuit que suppression de la propriété privée et communisme ne sont nullement synonymes et que, si le communisme a vu s’opposer à lui d’autres doctrines socialistes, comme celles de Fourier, Proudhon, etc., ce n’est pas par hasard, mais nécessairement, parce que lui-même n’est qu’une actualisation particulière et partielle du principe socialiste.

Et le principe socialiste dans son ensemble n’est à son tour que l’une des faces que présente la réalité de la véritable essence humaine. Nous devons nous occuper tout autant de l’autre face, de l’existence théorique de l’homme, autrement dit, faire de la religion, de la science, etc., l’objet de notre critique. De plus nous voulons agir sur nos contemporains, et plus particulièrement sur nos contemporains allemands. La question est : comment s’y prendre ? Deux ordres de fait sont indéniables. La religion d’une part, la politique de l’autre, sont les sujets qui sont au centre de l’intérêt dans l’Allemagne d’aujourd’hui ; il nous faut les prendre comme point de départ dans l’état où elles sont et non pas leur opposer un système tout fait du genre du Voyage en Icarie. La raison a toujours existé, mais pas toujours sous sa forme raisonnable. On peut donc rattacher la critique à toute forme de la conscience théorique et pratique et dégager, des formes propres de la réalité existante, la réalité véritable comme son Devoir-Être et sa destination finale. En ce qui concerne la vie réelle même, l’État politique, là même où il n’est pas pénétré consciemment par les exigences socialistes, renferme dans toutes ses formes modernes les exigences de la raison. Et il ne s’en tient pas là. Il suppose partout la raison réalisée, mais par là même sa destination idéale entre en contradiction avec ses prémisses réelles.

A partir de ce conflit de l’État politique avec lui-même se développe donc partout la vérité des rapports sociaux. De même que la religion est l’abrégé des combats théoriques de l’humanité, l’État politique est l’abrégé de ses combats pratiques. L’État politique est donc l’expression, sous sa forme propre - sub specie rei publicœ [sous forme politique] - de toutes les luttes, nécessités et vérités sociales. Ce n’est donc nullement s’abaisser et porter atteinte à la hauteur des principes que de faire des questions spécifiquement politiques -par exemple la différence entre le système des trois ordres et le système représentatif- l’objet de la critique. Car cette question ne fait qu’exprimer en termes de politique la différence entre le règne de l’Homme et le règne de la propriété privée. Donc non seulement la critique peut, mais elle doit entrer dans ces questions politiques (qui dans l’idée des socialistes vulgaires sont bien au-dessous d’elle). En démontrant la supériorité du système représentatif sur le système des ordres, elle intéresse pratiquement un grand parti dans la Nation. En élevant le système représentatif de sa forme politique jusqu’à sa forme généralisée et en dégageant la signification véritable qu’il renferme, elle oblige du même coup ce parti à aller au-delà de lui-même, car triompher reviendrait pour lui à se supprimer.

Rien ne nous empêche donc de prendre pour point d’application de notre critique la critique de la politique, la prise de position en politique, c’est-à-dire les luttes réelles, de l’identifier à ces luttes. Nous ne nous présentons pas au monde en doctrinaires avec un principe nouveau : voici la vérité, à genoux devant elle ! Nous apportons au monde les principes que le monde a lui même développés dans son sein. Nous ne lui disons pas : laisse là tes combats, ce sont des fadaises ; nous allons te crier le vrai mot d’ordre du combat. Nous lui montrons seulement pourquoi il combat exactement, et la conscience de lui-même est une chose qu’il devra acquérir, qu’il le veuille ou non.

La réforme de la conscience consiste simplement à donner au monde la conscience de lui-même, à le tirer du sommeil où il rêve de lui-même, à lui expliquer ses propres actes. Tout ce que nous visons ne peut rien être d’autre que de réduire, comme Feuerbach l’a déjà fait avec sa critique de la religion, les questions religieuses et politiques à leur forme humaine consciente d’elle-même.

Il nous faut donc prendre pour devise : réforme de la conscience, non par des dogmes, mais par l’analyse de la conscience mythifiée et obscure à elle-même, qu’elle apparaisse sous une forme religieuse ou politique. Il sera avéré alors que le monde possède une chose d’abord et depuis longtemps en rêve et que pour la posséder réellement seule lui manque la conscience claire. Il sera avéré qu’il ne s’agit pas d’une solution de continuité profonde entre le présent et le passé, mais de la réalisation des idées du passé. Il sera avéré enfin que l’Humanité ne commence pas un travail nouveau, mais qu’elle parachève consciemment son travail ancien.

Nous pouvons donc résumer d’un mot la tendance de notre journal : prise de conscience, clarification opérée par le temps présent sur ses propres luttes et ses propres aspirations. C’est là un travail et pour le monde et pour nous. Il ne peut être que l’oeuvre de beaucoup de forces réunies. Il s’agit de se confesser, rien de plus. Pour se faire remettre ses péchés, l’Humanité n’a besoin que de les appeler enfin par leur nom.

Karl Marx


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