Erik Olin Wright : «  Les rapports de classe se sont historiquement complexifiés  »

jeudi 18 mai 2017.
 

Après avoir longtemps travaillé sur une redéfinition des classes sociales à partir des transformations contemporaines et des apports sociologiques à Marx, le professeur de sociologie à l’université du Wisconsin (États-Unis) cherche, dans son ouvrage Utopies réelles (1), une voie scientifique pour des alternatives afin d’«  éroder le capitalisme  ».

Avec votre livre Utopies réelles, vous cherchez à penser un monde nouveau. Pourquoi utilisez-vous cette expression  ?

Erik Olin Wright Le terme d’«  utopies réelles  » est un oxymore. Il s’agit surtout d’une forme de provocation délibérée qui nous oblige à réfléchir sur les deux composantes de cet oxymore. Pris séparément, le terme d’utopie signifie que nous devrions nous consacrer à nos aspirations émancipatrices les plus élevées et ne pas nous limiter seulement à nos aspirations concrètes. Le terme «  réel  » vient plutôt nous rappeler que nous devons rester lucides et nous intéresser à la question pratique de la transformation, et plus particulièrement aux conséquences non intentionnelles de nos actions. Lorsqu’il s’agit de penser des alternatives concrètes au capitalisme, il est en effet souhaitable de saisir la nature et le devenir des obstacles qui interfèrent sur nos stratégies de transformation.

Vous en faites la démonstration dans cet ouvrage  : en quoi le capitalisme est-il nuisible  ?

Erik Olin Wright Pour produire une critique profonde du capitalisme, il faut commencer par clarifier les valeurs qui nous permettent d’évaluer les différents systèmes. La démarche qui consiste à porter un jugement normatif sur le système capitaliste est un problème difficile en soi car nous avons besoin de cibler clairement ce qui le caractérise. Certains problèmes sociaux relèvent spécifiquement de la domination capitaliste, d’autres non. Dans le livre, je me suis concentré sur deux dimensions bien distinctes qui n’épuisent en rien la question de l’oppression et de la domination sociale. Il y a d’autres formes de domination qui ne relèvent pas intrinsèquement de la domination capitaliste de classe. De la même manière, la question de l’émancipation est multidimensionnelle. Il ne s’agit pas seulement de limiter cette question aux seuls rapports de classe mais de l’ouvrir, notamment, aux rapports de genre et de race. Toutes ces questions sont interconnectées. Et on ne peut plus dire aujourd’hui que l’émancipation de classe constitue la condition suffisante et nécessaire de l’émancipation humaine.

Quelles sont ces deux dimensions  ?

Erik Olin Wright La première dimension se centre sur la question des inégalités, c’est-à-dire la question classique de l’exploitation capitaliste. Le capitalisme génère des formes spécifiques et intrinsèques d’inégalités qui entravent l’épanouissement humain. La seconde dimension se concentre davantage sur la question de la démocratie. Le capitalisme bloque intrinsèquement la démocratisation de la démocratie. Ce système pose une limitation au mode de vie démocratique. À partir de ces deux dimensions centrales, la thèse fondamentale du livre consiste à dire qu’il est possible de réaliser les valeurs d’égalité et de démocratie, si nous sommes capables de transformer durablement la structure de base des relations de classe capitalistes en nous appuyant sur une critique scientifique de cette structure de base. Ma démarche intellectuelle est donc motivée par un idéal scientifique  : sortir du capitalisme suppose de construire scientifiquement cette voie de sortie.

La «  science sociale émancipatrice  » que vous définissez rompt-elle avec le marxisme  ? Ou est-ce une manière de revigorer la tradition marxiste qui se réclame du «  socialisme scientifique  »  ?

Erik Olin Wright Je suis ravi que vous utilisiez l’expression «  tradition marxiste  » plutôt que le terme plus doctrinaire de «  marxisme  ». Je pense que c’est la bonne manière de nommer les choses lorsque nous souhaitons élaborer et enrichir cet espace intellectuel et théorique. Bien que mes travaux de recherche s’inscrivent encore dans le cadre de cet espace intellectuel, je ne conçois plus le marxisme comme une théorie englobante, par essence incompatible avec d’autres approches sociologiques. Certes, la tradition marxiste partage un certain nombre de problèmes et de concepts, mais elle a produit des types différents de théorisations. Une science sociale émancipatrice cherche selon moi aujourd’hui à produire une connaissance scientifique des différentes formes d’oppression que subissent les individus. La dimension «  émancipatrice  » contient donc incontestablement une dimension morale.

Vous parlez d’«  éroder le capitalisme  »  ?

Erik Olin Wright La question est en effet de savoir comment envisager une transformation post-capitaliste d’un système économique et social dominé par des rapports de classe capitalistes. La théorie de la transformation que je propose est un début de réponse. Tout d’abord, il faut distinguer trois formes de transformations sociales complémentaires  : les transformations par la rupture, les transformations interstitielles et les transformations symbiotiques. Chacune d’entre elles se réclame d’une tradition politique, mobilise des acteurs collectifs différents et développe une stratégie particulière par rapport à l’État et à la classe capitaliste. La première, associée au socialisme révolutionnaire, mobilise des classes sociales organisées en partis politiques et vise à renverser l’État en affrontant violemment la bourgeoisie. La deuxième, assez proche des stratégies anarchistes, construit des alternatives émancipatrices dans les niches et les marges de la société capitaliste en dehors de l’État et ignore les classes dirigeantes. Et la troisième, plus proche de la social-démocratie, favorise la création de coalitions de forces sociales issues du monde du travail afin de lutter à l’intérieur des institutions en faisant alliance avec les classes dirigeantes. Les utopies réelles s’élaborent principalement à travers le jeu entre les stratégies interstitielles et symbiotiques, même s’il existe des circonstances au cours desquelles des stratégies de rupture peuvent aussi intervenir. Le but, pour moi, n’est pas de stabiliser ou de domestiquer le capitalisme, mais de destituer à long terme les rapports de domination capitaliste au sein de l’économie.

Pourriez-vous donner des exemples plus précis de ces «  utopies réelles  »  ?

Erik Olin Wright Je mentionnerai trois exemples d’utopie réelle  : Wikipédia, les coopératives de travailleurs autogérées et le revenu universel de base. L’exemple que j’aime donner à mes étudiants est celui de Wikipédia. Wikipédia est un moyen anticapitaliste et collaboratif de produire et de diffuser du savoir à l’échelle mondiale. C’est une entreprise intellectuelle hors normes, qui réunit plus de 700 000 personnes collaborant gratuitement selon le principe marxien «  de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins  » pour produire la meilleure encyclopédie mondiale possible. Wikipédia a anéanti la concurrence. Plus personne n’oserait se lancer ou acheter une encyclopédie commerciale. L’accès est libre pour tout le monde, même dans les pays les plus pauvres. Il suffit d’avoir Internet dans un lieu public. Wikipédia est une combinaison intéressante de transformations interstitielles et de stratégies volontaristes. Les coopératives de travailleurs autogérées – je signale le conglomérat de coopératives Mondragon qui se situe au Pays basque espagnol – constituent également une manière alternative d’organiser la production.

Pour définir ce que vous nommez le socialisme, vous dites qu’il faut renforcer le «  pouvoir d’agir social  ». De quoi s’agit-il  ?

Erik Olin Wright Le socialisme, que je distingue du capitalisme et de l’étatisme, est une structure économique dans laquelle les moyens de production appartiennent collectivement à la société, c’est-à-dire le pouvoir social. Ce pouvoir social est enraciné dans la capacité de mobiliser des individus dans des actions collectives et de coopération volontaire au sein de la société civile. Le pouvoir social est ici à distinguer du pouvoir économique, fondé sur la propriété et le contrôle des ressources économiques, et du pouvoir étatique, fondé sur le contrôle de la production de règles collectives. Ainsi, l’idée d’un socialisme enraciné dans le pouvoir social diffère des définitions déjà admises dans la mesure où il ne se limite pas seulement à organiser politiquement la classe ouvrière, mais vise également à renforcer ce que j’appelle le pouvoir d’agir social, c’est-à-dire la capacité collective des individus à s’auto-organiser démocratiquement et à contrôler efficacement la production et la distribution des biens et des services.

L’affrontement de classe demeure une clé essentielle dans ce processus de renforcement du pouvoir d’agir social. Selon vous, est-ce toujours le moteur de l’histoire  ?

Erik Olin Wright L’affrontement de classe demeure une structure fondamentale pour penser les possibilités d’un changement social émancipateur. Néanmoins, cet affrontement polarisé s’est densifié. Il existe, pour reprendre votre terme, plusieurs moteurs contradictoires du changement historique. Le marxisme traditionnel a tenté de fusionner deux problèmes bien distincts, mais il faut selon moi les séparer analytiquement. C’est premièrement l’analyse des structures de pouvoir dans une société donnée et la manière dont ces structures bloquent ou favorisent des formes de changement social. Les rapports de classe se sont historiquement complexifiés. En particulier, les positions de classe contradictoires des cadres et des managers contiennent des propriétés relationnelles qui relèvent à la fois de la classe capitaliste et des travailleurs. Et deuxièmement, c’est la question d’une théorie de la trajectoire historique. Marx avait élaboré une solution brillante en proposant une théorie de l’impossibilité du capitalisme à long terme. Mais la vision marxienne de la trajectoire historique du capitalisme était trop déterministe. Je pense qu’il faut l’abandonner au profit d’une théorie plus modeste que j’appelle «  théorie de la possibilité structurelle  ». Cette théorie non prédictive revient à construire une feuille de route qui nous indiquerait les destinations possibles. Une cartographie du champ des possibles qui tiendrait compte des conditions sociales favorisant le développement historique d’alternatives durables au capitalisme.

Dans vos précédents travaux non traduits en France (Class Counts, Reconstructing Marxism) , vous cherchez à redéfinir les classes sociales à l’aune des transformations du capitalisme. Pourriez-vous résumer vos analyses sociologiques  ?

Erik Olin Wright Dans l’histoire des sciences sociales, il existe plusieurs manières de parler des classes sociales. En France, les travaux de Pierre Bourdieu ont largement contribué à enrichir cette question. Certaines théories sociales utilisent le même concept de «  classe  » pour décrire des phénomènes sociaux différents. Il est donc important de distinguer quatre sous-problèmes  : la question de la structure de classe, celle de la sociogenèse, celle de l’affrontement abordée précédemment et celle de la conscience de classe. Au sens sociologique, parler de classe sociale, c’est parler d’antagonismes et de conflits  ; c’est distinguer vos amis, vos ennemis et vos potentiels alliés. Mais, si on veut comprendre la pertinence actuelle d’une approche sociologique en termes de classe, il ne faut pas hésiter à recourir à une métaphore sportive. Si nous raisonnons en ces termes, nous avons trois possibilités  : nous pouvons décider quel jeu jouer entre nous, nous pouvons décider de discuter les règles du jeu et nous pouvons développer des stratégies à l’intérieur même de ces règles fixées par le jeu. Pour faire simple, l’analyse marxiste de classe s’est intéressée à la nature même du jeu. L’analyse wébérienne de classe s’est davantage intéressée aux règles du jeu capitalistes. Et l’approche néo-durkheimienne s’est penchée sur les stratégies des acteurs. La connexion entre l’analyse de classe et les utopies réelles est donc facile à voir  : le but consiste à créer des stratégies pour produire de nouvelles règles du jeu et déstabiliser les participants en proposant un jeu alternatif où tout le monde est gagnant, contrairement à la métaphore sportive.

(1) Utopies réelles, La Découverte, 613 pages, 28 euros. De l’étude des classes sociales aux utopies réelles

Jeune étudiant, en France en 1967, Erik Olin Wright assiste aux débats qui secouent les intellectuels marxistes français. Cette expérience fera de lui un sociologue marxiste des plus actifs aux États-Unis. Il est président de l’American Sociological Association en 2012. Ses travaux traitent de l’étude des classes sociales. Dans Class Counts : Comparative Studies in Class Analysis

(Cambridge, 1997), il utilise les données collectées dans plusieurs pays industrialisés. Il dirige un projet de recherche collectif international sur les utopies réelles.

Entretien réalisé par Pierre Chaillan Traduction Vincent Farnea


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