L’onde de choc d’Octobre 1917 : l’espoir des peuples se lève à l’Est

mardi 2 mai 2017.
 

Intervention au Colloque « 1917-2017 : Espoirs, utopies et héritages de la Révolution russe » (Bruxelles, novembre 2017) organisé par l’Université libre de Bruxelles les 2-4 novembre.

Dans la conjoncture d’une guerre mondiale dont on n’entrevoyait pas la sortie à la date de 1917, la révolution russe ébranla un vaste empire qui s’étendait de l’Europe à l’Asie du Pacifique. Les dimensions géographiques de l’empire russe ainsi que sa pluriethnicité amplifièrent la résonnance et les conséquences d’un événement que n’eurent pas les révolutions européennes du XVIIIè et XIXè siècle.

Non seulement les tsars avaient soumis à leur autorité les peuples du Caucase, d’Asie centrale, mais ils fondèrent Vladivostok (« celui qui dompte l’Orient ») au milieu du XIXè siècle.

Ils participèrent à l’ouverture forcée de l’empire chinois et à son break-up de concert avec les autres grandes puissances occidentales. Ils se taillèrent une zone d’influence dans le nord-est, en Mandchourie, autour de concessions ferroviaires, minières, portuaires. L’implication dans les compétitions inter-impérialistes conduisit l’empire des tsars à affronter l’expansion japonaise naissante. La victoire japonaise en 1904-1905 porta un coup certain à la monarchie russe et compta parmi les causes de la révolution de 1905 qui voulut mettre fin au régime autocratique.

Ces événements du début du XXè siècle étaient des signes précurseurs d’une histoire partagée de l’Occident et de l’Extrême-Orient, lorsqu’éclatèrent les événements de Russie en 1917. L’onde de choc d’Octobre 1917 supplanta très vite celle de février et produisit des effets à court terme et à long terme sur les pays de l’Asie orientale. Un récit ou un inventaire de l’impact de la révolution de 1917 en Asie serait superficiel étant donné l’immensité et la diversité du terreau civilisationnel où des hommes tentèrent d’implanter les semences de la révolution d’Octobre. Mon exposé focalise la Chine et le Vietnam, deux pays où la greffe du bolchevisme fut opérée avec succès bien que sa transposition fut marquée par des péripéties et des mutations qui transformèrent ce qu’il est convenu d’appeler le Marxisme ou le Marxisme-Léninisme.

L’Asie réceptrice de la révolution de 1917

La Chine et le Vietnam étaient soumis à la domination des puissances étrangères européennes comme l’étaient les mondes indien et insulindien. La Chine, le plus vieil empire du monde, était placée essentiellement sous dépendance économique et financière, c’est pourquoi Sun Yatsen, considéré comme le père de la révolution chinoise (celle de 1911 qui avait aboli la monarchie), la qualifiait d’hypo-colonie. Le Vietnam et les autres possessions de l’Indochine française (Cambodge et Laos) étaient placées sous la tutelle complète de la France même si elles avaient le statut de protectorat.

Un courant modernisateur inspiré de l’Occident, principalement européen, était apparu en Chine et au Vietnam (celle ci ayant reçu une forte empreinte civilisationnelle de sa voisine). L’ esprit scientifique et technicien mais aussi la philosophie politique de l’Occident dans son expression plurielle et contradictoire, avaient fait leur chemin dans les élites depuis l’ouverture des pays asiatiques. Le Japon s’étant modernisé de façon autonome, en évitant d’être soumis aux traités dits inégaux, fut la référence de ce mouvement moderniste. Mais sa mainmise successive sur Taiwan puis la Corée, sa victoire sur la Russie impériale, avaient révélé son aspiration à « jouer dans la cour des grands ». Sun Yatsen et d’autres modernistes chinois (et asiatiques) qu’ils fussent réformistes ou révolutionnaires se détournèrent du pan-asiatisme prôné par les idéologues japonais. En 1908, le gouvernement japonais ayant signé un traité avec le gouvernement français (pour contracter un emprunt financier) expulsa les jeunes nationalistes regroupés au Japon autour du lettré Phan Boi Chau et du prince Cuong Dê.

En 1919, le traité de paix signé à Versailles qui offrit au Japon les possessions allemandes en Chine du nord (concession territoriale du Shandong avec toutes les installations ferroviaires, minières et portuaires autour de Jingdao), fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. De même, la Conférence resta sourde aux revendications indépendantistes de la Corée qui resta une colonie japonaise.

Ce traitement jugé injuste fut imposé à la Chine et déclencha le Mouvement du 4 mai 1919. Celui ci fut d’abord un soulèvement patriotique dirigé contre le Japon et devint une révolution culturelle qui prônait la destruction d’un passé culturel jugé responsable de la dégénérescence et de l’impuissance de la Chine devant les puissances étrangères. « Démolir la boutique de Confucius » devint une idée-force et un slogan affiché dans les manifestations d’étudiants auxquels s’associèrent marchands et ouvriers. Ils transposèrent le duo ‘’révolution culturelle au nom des Lumières et sauvetage du pays’’ en ‘’anti- féodalisme et anti-impérialisme’’. Ce qui provoqua la rupture entre les radicaux et les libéraux en 1920 ; en 1921, les deux chefs de file radicaux, Chen Duxiu et Li Dazhao fondèrent le parti communiste chinois.

Li Dazhao écrivit, en octobre 1918 deux articles ‘’La victoire du Bolchevisme’’ et ‘’La victoire des masses’’ à l’accent utopique et messianique où l’on put lire « la vraie victoire n’est pas celles des Alliés sur les Allemands mais celle des Bolcheviks… donc toutes les frontières, toutes les différences de classes, tous les obstacles à la liberté, seront balayés ». La révolution d’Octobre dans un pays capitaliste et impérialiste justifiait l’adhésion de l’intelligentsia chinoise à la culture occidentale moderne. À ses yeux la « victoire de la révolution russe ne peut qu’influencer la prochaine révolution en Chine ».

De leur côté, les Vietnamiens comme les Chinois, les Coréens (et les Kurdes) constatèrent que les grandes puissances redessinaient la carte du monde sans tenir compte du droit à l’autodétermination de chaque peuple conformément aux Quatorze points du Pt Woodrow Wilson. En effet lorsque Nguyen Ai Quoc (plus connu sous le nom de Hô Chi Minh) apporta la Déclaration du Peuple annamite au président Wilson, il s’entendit répondre par le colonel House, conseiller du président américain, que sa déclaration serait transmise….. Ho Chi Minh séjournait en France depuis 1917 (ou 1919), il avait adhéré au Parti socialiste français mais il était parvenu à la constatation que les gouvernants français pas plus que les courants anticolonialistes français (socialistes, ligue des droits de l’homme, anarcho-syndicalistes) n’aboliraient le régime colonial. C’est pourquoi, au congrès de la SFIO, à Tours, en décembre 1920, il vota l’adhésion à la Troisième Internationale. Sa décision fut déterminée par la lecture de ce que Lénine avait écrit sur la question nationale et coloniale.

Lorsque la première guerre mondiale était en voie d’ achèvement, l’horizon politique semblait bouché pour les peuples qui aspiraient à recouvrer leur indépendance perdue. Chinois et Vietnamiens furent dorénavant en quête de références, de repères philosophiques, politiques qui puisse les orienter, les guider vers l’avenir. Pour les Chinois, les Vietnamiens et d’autres Asiatiques, ce fut Lénine et non Karl Marx (même si plus tard, Chinois, Vietnamiens et d’autres firent du Marxisme-Léninisme une marque de fabrique, une référence identitaire) qui apporta des réponses à leur désarroi, à leurs interrogations et à leurs revendications.

En effet Lénine avait écrit en 1916 L’impérialisme stade suprême du Capitalisme et il avait qualifié les colonies de « maillon le plus faible de la chaîne capitaliste ». La théorie léniniste apparaissait congruente et convaincante à ceux qui étaient soumis à la domination coloniale ou semi-coloniale. Le léninisme est aussi une idéologie volontariste assorti d’une stratégie de prise du pouvoir, elle convenait à des sociétés qui n’étaient pas encore entrées dans l’âge industriel et ne possédaient pas de prolétariat ouvrier.

Pour lancer la révolution socialiste à l’échelle planétaire, les bolcheviks fondèrent la Troisième Internationale connue sous la dénomination Comintern. À partir de 1920, la défaite des révolutions en Europe (Allemagne, Pologne, Hongrie) ré-orienta l’Internationale communiste vers l’Orient, vers les sociétés non industrielles, où la paysannerie était majoritaire, où les religions conservaient leur emprise sur les populations. Mais dans ces pays, les mouvements (violents et non-violents) qui contestaient les pouvoirs établis, le socialisme moderne n’existait pas. En revanche, ces pays asiatiques , excepté le Japon et le Siam (Thaïlande), avaient en commun leur dépendance vis à vis d’une puissance étrangère. Recouvrer ou gagner l’indépendance était l’objectif prioritaire de ces pays pour peu qu’ils puissent se réclamer d’une histoire glorieuse et invoquer des mythes rassembleurs collectifs. L’orientation de la IIIe Internationale est confirmée par la création de l’Université des Travailleurs d’Orient (1921/1922), l’ouverture de l’Université Sun Yatsen (1925), la réception de Chinois dans les académies militaires tel fut le cas du général Chiang Kaishek qui après un stage en Union soviétique, reçut la direction de Whampoa et rompit avec les communistes chinois dès 1926 et mit fin à l’ère des sovietniki en 1927.

En Chine, une fois passée l’accueil enthousiaste et spontané de la victoire des bolcheviks, une double question se pose à tous : à quelle fin la révolution ? à qui revient la direction de la révolution ? Jusqu’en 1927, elles furent débattues dans les congrès du Comintern . En Chine et en Indochine (plus précisément au Vietnam), deux tactiques s’affrontèrent : le prolétariat (en fait le parti communiste considéré comme son porte-parole politique et son « avant-garde » activiste, s’unit avec la bourgeoisie nationaliste contre les impérialistes et leurs alliés (capitalistes locaux, latifundiaires, armée moderne). Dans ce cas, la lutte des classes fut mise en veilleuse ou repoussée à l’arrière-plan.. L’alternative fut la révolution agraire posée comme fondamentale : la paysannerie devait être émancipée et la justice sociale instaurée dans les campagnes. Dans ce cas, Les communistes firent cavalier seul et la lutte des classes devint la ligne politique directrice.

Les réponses apportées à ce choix (qui fut parfois un dilemme) détermineront la définition de la ligne politique du Comintern à laquelle les partis communistes (sections de l’Internationale) furent tenus de se conformer.

Le léninisme, phare et moteur de la révolution

Après la proclamation de la République chinoise en 1911, le général Yuan Shikai, restaura la monarchie à son profit mais à sa mort, un an plus tard, la Chine se trouva partagée entre les ‘’seigneurs de la guerre’’ dont le plus puissant régnait à Pékin. Chaque général détenteur de la force militaire avait la capacité d’exercer le pouvoir dans une ou plusieurs provinces. Dans le sud, à Canton, Sun Yatsen et le parti Guomindang (Parti national et démocratique), tentaient de restaurer une république unitaire. Il lui fallait constituer une armée capable de restaurer cette république, pour cela il avait besoin de l’aide étrangère. L’objectif de Sun était triple : restaurer l’unité de la république chinoise, moderniser le pays pour qu’il puisse entrer dans le concert des nations (entrer à la Société des Nations fondée en 1920), pour réaliser ces projets, il fallait une aide étrangère. Or les puissances les plus riches étaient également celles qui dominaient la Chine financièrement (elles ont joué Yuan Shikai contre la république chinoise) et qui profitaient de l’anarchie dans laquelle se débattait la Chine.

La Russie où les bolcheviks avaient pris le pouvoir en 1918 (Sun Yatsen envoya un message de félicitations à Lénine), rompit avec la politique extérieure de ses précédents gouvernants. Les contacts furent établis très tôt du côté russe. Dès 1920, le cominternien Grigori Voitinsky arrive en Chine, rencontra Li Dazhao et Chen Duxiu (deux intellectuels universitaires) tout en mettant en place l’appareil de propagande et de liaison avec les Chinois. Les premiers syndicats communistes chinois (dockers et cheminots) apparurent en Chine du nord à ce moment là.

En 1919, le gouvernement soviétique par la voix de Lev Karakhan, commissaire adjoint aux affaires étrangères, offrit d’abolir tous les traités qui portaient atteinte à la souveraineté de la Chine. Cette offre prit corps en 1924 : la Russie soviétique renonça à l’exterritorialité, à ses concessions de Tientsin et Hankéou, et aux ‘’indemnités Boxers’’ que versaient le gouvernement chinois aux puissances occidentales.

Un pas très important fut franchi lorsque Sun Yatsen forma un gouvernement à Canton avec ses propres forces armées pour réunifier à la Chine. Il inaugura le moment des sovietniki : le Comintern envoya Mikaël Borodine pour réorganiser le Guomindang sur le modèle du parti bolchevik, des généraux soviétiques (Pavlov et Blücher) organisèrent l’académie militaire de Whampoa. Des experts en agriculture, en économie se joignirent à la mission Borodine. Cette courte période mit en lumière la consonnance du sunyatsénisme et du léninisme car Sun Yatsen avait conçu un régime de gouvernance dirigiste et il alla jusqu’à envisager la nécessité d’une transition sous dictature militaire.

Cette alliance étroite fortement contestée par la composante nationaliste conservatrice voire réactionnaire du Guomindang, ne survécut pas à la mort de Sun Yatsen en 1924. Elle contenait un antagonisme potentiel entre les nationalistes dont le programme avait pour objectif essentiel la réunification étatique de la Chine en réalisant les trois objectifs du Triple Demisme : indépendance, souveraineté, bien-être du peuple. Or, réaliser la révolution sociale en mobilisant la paysannerie était le but des communistes (en minorité dans le Guomindang et dans le pays à ce moment là). Elle provoqua la rupture du front uni nationalistes-communistes et la défaite de ces derniers pour de nombreuses années. Cette défaite fut imputée à la politique du Comintern où la politique du front uni communistes et nationalistes (considérés respectivement comme forces politico-militaires du prolétariat et de la bourgeoisie) fut le sujet de vifs débats qui opposèrent Lénine à l’indien M.N. Roy, au tatar Sultan Galiev, à l’indonésien Tan Malaka, dès le second congrès du Comintern : fallait-il s’allier aux bourgeois nationalistes ou non, les combattre ou non ? fallait-il admettre le fait religieux là où il avait une assise populaire majoritaire, le respecter (question qui se posa pour l’Islam, non seulement en Asie centrale mais également en Indonésie) ?

Les communistes tirèrent la leçon du dramatique échec de cette tactique du Front uni : il était nécessaire de s’unir avec les forces anti-impérialistes mais à condition de conserver l’hégémonie dans le front uni. Mao Zedong et Ho Chi Minh démontrèrent le succès de cette politique vingt ans plus tard. En quoi ils ne firent qu’appliquer les directives du Comintern émis dans son 7e congrès international en 1935.

Des deux séquences de la révolution russe de 1917 (février et octobre), ce fut la seconde qui exerça la plus grande attraction sur les peuples d’Asie . Ce fut le léninisme et non le marxisme qui attira les révolutionnaires asiatiques : philosophiquement et pratiquement, la stratégie de prise du pouvoir et l’instrument de cette prise de pouvoir (un parti fonctionnant sur le modèle militaire) répondait le mieux aux attentes de peuples soumis aux impérialismes étrangers et qui n’avaient pas cesser de résister.

En Chine et du Vietnam, de nos jours, les régimes communistes sont dirigistes.

Le dirigisme politique et sociétal est un héritage du communisme de guerre, rappelons que ces deux pays ont traversé plusieurs décennies de guerres, civiles et mondiales. Mais on peut se demander également s’il n’y a pas un ‘’ADN’’ léniniste qui détermine en profondeur l’évolution de ces régimes et qui est porteur d’exclusivisme et d’ostracisme.

Pierre Brocheux


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