Octobre 1917 « Un des plus importants événements du XXe siècle »

mercredi 8 novembre 2017.
 

Entretien avec Jean-Numa Ducange, Maître de Conférence en histoire contemporaine à l’Université de Rouen.

La révolution d’octobre ne naît pas de rien : quels sont ses principaux facteurs ?

On connaît la célèbre formule de Lénine selon laquelle « la guerre est le plus cadeau fait à la révolution ». Assurément, la révolution d’octobre est impensable sans le contexte de guerre qui a présidé à son déclenchement : l’horreur du conflit mondial, la lassitude au front comme à l’arrière ont radicalisé des hommes et des femmes touchés par une boucherie faisant de très nombreuses victimes. Mais octobre 1917 ne peut pas être compris si l’on fait abstraction de l’émergence des fameux « soviets » (conseils ouvriers), déjà apparus en 1905 et qui se multiplient en 1917. Ils révèlent une profonde aspiration démocratique montrant la volonté d’en finir avec des dirigeants discrédités. Enfin, octobre c’est aussi l’habileté prodigieuse d’un groupe de militants très peu nombreux avant la révolution, les bolcheviks, la fraction la plus radicale de la social-démocratie russe, qui choisira bientôt le nom de « communiste », pour mieux de distinguer de la « social-démocratie ». Ce groupe gagne en écho en quelques semaines et parvient à marginaliser les autres forces politiques, y compris des socialistes plus modérés en désaccord avec eux.

La révolution d’octobre marque une forme d’échec de celle de février : peut-on dire que les bolcheviks ont fait un coup de force, ou qu’ils ont incarné une radicalité populaire ?

Pendant longtemps il y a eu toute une historiographie hostile à résumer octobre à un coup d’État d’une petite minorité organisée. Cette dimension ne peut pas être totalement négligée : il arrive même que Trotsky lui-même reconnaisse qu’il y a bien eu un « coup d’État » puisque sa définition minimale est le renversement d’un pouvoir par la force, ce qui est bien le cas. Néanmoins, octobre 1917 ne peut pas être réduit à cela et même des historiens honnêtes qui n’ont aucune sympathie pour le bolchevisme doivent le reconnaître : dans le contexte d’apocalypse de la Russie de 1917, les mesures répressives prises par le pouvoir bolchevik répondent à une pression de la base. Nous pouvons citer ici l’historien américain Orlando Figes, peu suspect de sympathie pour Lénine et les siens : « La terreur surgit d’en bas. (…). Les bolcheviks encouragèrent la terreur de masse : ce ne sont pas eux qui la créèrent. Les grandes institutions de la Terreur furent toutes des réponses, au moins en partie, à ces pressions de la base ». À cette époque, tout pouvoir en adéquation avec la volonté punitive de la population aurait procédé de la même manière, du moins dans un premier temps.

Une révolution, ce sont des événements chaotiques, des décisions rapides, la forme d’organisation qui l’accompagne s’est-elle accompagnée de mobilisations populaires, d’expériences démocratiques ?

C’est là le paradoxe de l’année 1917 : on a tendance à souligner les aspects autoritaires du pouvoir bolchevik dès les premières semaines mais avant tout la révolution russe qui commence en février, c’est une formidable éclosion d’expériences démocratiques. Les fameux « soviets », comme l’a bien montré Marc Ferro, ce sont des conseils d’usines voulant faire tourner l’entreprise sans hiérarchie ni patron, mais aussi des comités de quartiers incitant la population à l’auto-organisation sur une série de sujets. N’oublions pas non plus que la révolution de février commence par des mobilisations populaires de femmes réclamant du pain au son de La Marseillaise… Manifestations, contestations, et prises de pouvoir à l’échelle locale se multiplient, alimentés par la mémoire diffuse d’un passé révolutionnaire et de traditions égalitaires dont hérite le mouvement socialiste, en plein développement en Russie dans ce contexte.

Sur quelles forces Lénine s’est-il appuyé ? Avait-il des adversaires dans son mouvement ? Comment a-t-il emporté la décision ?

Lénine avait bien évidemment de nombreux adversaires, y compris dans son propre mouvement. Le monolithisme absolu n’existe jamais dans une organisation politique, la lecture qui fait du « léninisme » (terme ultérieur forgé après la mort de Lénine) un totalitarisme a eu tendance à complètement minimiser cela. La décision de l’insurrection du 25 octobre (7 novembre dans notre calendrier) doit beaucoup à Lénine, qui doit longuement argumenter pour convaincre la direction du parti bolchevik de passer à l’action. Beaucoup pensaient alors que les conditions n’étaient pas mûres. Mais l’intelligence stratégique de Lénine a été de comprendre que son groupe parfaitement organisé pourrait s’emparer d’un pouvoir faible et discrédité et qu’il fallait parallèlement s’appuyer sur les formes nouvelles, les soviets, pour disposer d’un soutien populaire. D’où la force du slogan « tout le pouvoir aux Soviets ! » qui choqua beaucoup dans un premier temps. Fort d’une légitimité au sein des Soviets où l’écho des bolcheviks avait considérablement gagné en importance lors des dernières semaines, Lénine fait le pari, alors que doit s’ouvrir le deuxième congrès panrusse des Soviets, qu’il est nécessaire de s’emparer du pouvoir. Une fois l’insurrection remportée, deux décrets sont immédiatement proclamés : un sur la terre, donnant la terre aux paysans ; l’autre sur la paix, affirmant vouloir sortir la Russie de la guerre. Un des plus importants événements du XXe siècle vient d’avoir lieu.

Quelle a été la réception immédiate de cette révolution dans le reste de l’Europe ?

Depuis février les événements passionnent l’Europe entière car le sort de la guerre mondiale dépend de la position russe. Octobre provoque dans un premier temps bien plus d’affolement que d’échos favorables en France par exemple, où l’on craint que la nouvelle position pacifiste de la Russie ne permette une victoire de l’Allemagne. Beaucoup de socialistes contestent alors la légitimité du coup de force des bolcheviks. Les informations sont partielles, Lénine, Trotsky et les autres sont alors peu connus. L’écho extraordinaire de la révolution bolchevique est donc à penser sur le long terme. Mais on ne peut pas comprendre les grands bouleversements qui accompagnent la fin de la guerre sans la révolution russe, par exemple au premier chef la naissance de la première République allemande à la fin de l’année 1918.

Cent ans après, les révolutions de 1917 nous apprennent-elles encore quelque chose ?

On ne peut plus bien sûr comme lors du cinquantenaire de 1917 (en 1967) vouloir se situer en ligne directe avec la révolution russe. Les nouveaux développements du capitalisme et la fin de la guerre froide ont profondément modifié les paramètres qui présidaient à l’action politique du temps de l’existence de l’Union Soviétique. Mais il me semble totalement contre-productif d’ignorer cet événement majeur de l’histoire humaine, qui fut un moment politique de premier ordre, un choc majeur dont les échos différés ont été multiples. Bien connaître l’année 1917 c’est comprendre comment une situation d’effondrement de l’État déclenche des mobilisations populaires et implique une nécessaire réponse politique. Les hésitations et choix fermes des bolcheviks peuvent être ainsi médités dans leur contexte, fût-ce pour les critiquer : cette expérience constitue dans tous les cas encore une source de réflexion pour penser les choix politiques dans un contexte de crise généralisée.

Propos recueillis par Benoît Schneckenburger

Bibliographie :

On pourra se reporter à plusieurs ouvrages pour comprendre la révolution russe et son écho.

Pour comprendre l’écho de la révolution russe sur la longue durée, en miroir de la Révolution française de 1789, proposant une réflexion sur la révolution à l’échelle mondiale : J.-N. Ducange, La Révolution française et l’histoire du monde 1815-1991 (Armand Colin, 2014). »

Le petit ouvrage de Marc Ferro, Des soviets au communisme bureaucratique (Julliard, 1980) constitue toujours une référence.

Pour suivre au jour le jour la révolution à Petrograd, on pourra lire A. Rabinowitch, Les bolcheviks prennent le pouvoir (La Fabrique 2016)

Pour la filmographie :

"Le film réalisé par Serguei Eisenstein en 1927 pour les dix ans de la Révolution russe Octobre, en dépit de scènes largement enjolivées comme celle de la prise du palais d’hiver, doit être vu pour la qualité de la production, et le souffle global qui le traverse, écho de la puissance du communisme dans les années 1920 à l’échelle internationale.

Pour un regard distancié, historique, et critique (mais qui rompt avec la ligne interprétative de la plupart des documentaires historiques très hostiles aux bolcheviks), on se reportera au film Il était une fois la révolution diffusé par France 3 et co-realisé par plusieurs partenaires. Philippe Torreton y raconte toute l’année 1917 à partir d’images de différentes provenances (film, archives audiovisuelles).


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message