Isabelle Adjani "J’aime quand le vent de la conviction fait rage"

dimanche 5 mars 2017.
 

Le film Carole Matthieu raconte l’histoire d’une médecin du travail qui aide un de ses patients à se suicider. Coincée par son incapacité à changer la donne dans son entreprise, elle commet l’irréparable. Le film de Louis-Julien Petit est passé avec succès sur Arte le 18 novembre. Entretien avec son interprète principale, Isabelle Adjani, à l’occasion de sa sortie en salles.

«  Carole Matthieu prend la parole pour ceux qu’on a étranglés, qui n’ont plus de voix  »

Les films sociaux, comme Carole Matthieu , ne courent pas les rues…

Isabelle Adjani C’est une sortie modeste, dans quelques salles. Mais c’est une sortie méritée, car c’est un film qui a toute sa légitimité cinématographique, esthétiquement et intrinsèquement. Il y a longtemps, un film de ce genre pouvait rester des mois et des mois dans un cinéma, à Paris, et même en province. Et les spectateurs pouvaient, selon leurs loisirs, décider d’y aller. Mais aujourd’hui, un film n’attend plus personne… parce qu’il y a trop de films qui sortent. Dès 10 heures du matin, le mercredi, on peut spéculer sur la carrière économique d’un film. Ce temps de laisser découvrir et décoller le film est révolu… On le vire au bout d’une semaine d’une salle si les exploitants le décident. C’est juste un commerce comme un autre…

L’art est devenu un commerce  ?

Isabelle Adjani Le cinéma est une industrie, alors, ce qui prime, c’est inévitablement « la loi du marché » (titre d’un film de Stéphane Brizé – NDLR), comme dirait l’autre, encore un sacré film social, d’ailleurs (rire)  !

Vous avez tourné pour Arte pour la seconde fois, après la Journée de la jupe qui a aussi connu un destin cinématographique…

Isabelle Adjani Nous voulions tourner Carole Matthieu vite, pour le donner à voir le plus tôt possible. Il y avait urgence, autant pour Louis-Julien Petit que pour l’auteur, Marin Ledun, qui a participé au scénario et qui est aussi sociologue, en plus d’être un écrivain. J’aime quand une espèce de vent de conviction fait rage et provoque cette énergie de l’urgence. Tous les projets pour le grand écran ont l’air de plus en plus longs, de plus en plus compliqués à faire exister. Je ne m’y habitue pas. Quand je m’élance, je n’ai pas envie d’être arrêtée dans ce mouvement. Nous avions essayé de monter la Journée de la jupe pendant des mois d’efforts vains. Quand Jean-Paul Lilienfeld m’a finalement rappelée, il m’a dit  : « J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne, c’est que le film se fait. La mauvaise, c’est qu’il va être pour la télévision et pas pour le cinéma. » Je lui avais répondu  : « Le cinéma, on trouvera une façon d’y entrer, si on croit au film. Dites-moi juste quelle chaîne. » C’était Arte, alors j’ai signé tout de suite. Parce que c’est une chaîne très respectueuse des créateurs, des cinéastes, une belle chaîne européenne. Et qui propose aussi l’inattendu, comme l’expérience novatrice de donner la possibilité à des actrices et des acteurs d’adapter et de réaliser des pièces de théâtre qu’ils ont pu jouer, avec la Comédie-Française, par exemple.

C’est vous qui avez mis le livre de Marin Ledun, les Visages écrasés, dans les mains de Louis-Julien Petit. Comment est née cette urgence à la lecture  ?

Isabelle Adjani C’est une synergie, je crois. Marin Ledun voulait absolument que son livre existe au cinéma. Moi, ce qui m’a tendue, c’est l’état de cette femme  : sa situation en tant que médecin du travail, sa situation extérieure, versus sa situation interne. Elle est dans un état quand même très ambigu  : elle est là pour sauver les autres, mais elle, elle est perdue, et pire que ça  : elle est en perdition. Elle commet l’irréversible, l’inhumain, pour remettre le schéma du fonctionnement de l’entreprise à l’endroit, et à l’endroit humain. Carole Matthieu n’est pas dans le manichéen  : elle est dans la confusion…

Et cette confusion est totale  : le travail envahit toutes les sphères de sa vie, elle ne laisse pas les sentiments des autres se frayer un chemin jusqu’à elle, même avec sa fille… Ce qui est surprenant chez vous  : on a l’habitude de vous voir vibrer avec des femmes, qui, même malheureuses, sont mues par des sentiments très forts…

Isabelle Adjani Quelque chose s’est éteint en elle. Elle est consumée. Je crois qu’elle se vit comme déjà morte. Elle avance de façon assez mécanique et fantomatique. Carole Matthieu est au-delà de brisée ou fracturée, elle est absente à elle-même. Ça m’intéressait beaucoup, cette absence. Ce n’est pas courant dans mon jeu en général, car, pour tous mes personnages marquants, c’est le feu sacré. Ils brûlent de présence. Là, Louis-Julien Petit tenait beaucoup, au contraire, à ce que je joue l’engagement de Carole Matthieu désengagée d’elle-même.

C’est un état des lieux du monde du travail absolument terrifiant, une dégradation totale des filets de sécurité. C’est ce qui vous a séduite, dans ce rôle  ?

Isabelle Adjani Séduite, pas du tout, pour le coup  ! Le possible refuge grâce à ce que vous appelez « filet de sécurité », cette case « protection », c’est hors d’usage, oui  ! La communication est devenue une telle dictature qu’on se retrouve seul, absolument tout seul. Et se retourner vers l’autre pour lui demander « Est-ce que tu peux m’aider  ? », c’est déranger le monstre sans visage. L’autre jour, j’étais assise dans un salon de thé et j’entendais deux femmes discuter de leur travail. Elles étaient peut-être DRH ou directrices de communication. Elles avaient un lexique tellement crypté, codifié, tellement néosectaire. J’en suis restée stupéfaite…

Le film montre que tout cela concourt à rendre le monde du travail inhumain…

Isabelle Adjani On ne peut plus perdre de temps. Le travail comme partie intégrante de la vie, ce n’est pas permis, parce que c’est la promesse d’un manque à gagner, d’une perte pour l’entreprise. Et de fait, cela devient une condamnation de l’être, de l’individu, tel qu’il a besoin d’exister, en communiquant, en échangeant. N’est-on pas en train de fabriquer une société autiste, qui conduit les gens à se taire en refoulant  ? Heureusement que de remarquables réalisateurs français ont investi ce créneau sociétal. Carole Matthieu est un film qui prend la parole pour ceux qu’on a étranglés, qui n’ont plus de voix. Il y a beaucoup à réfléchir là-dessus, ne serait-ce que ce qui se passe du côté du « retour de la droite ».

Et en même temps, si on écoute Fillon sur le monde du travail, il nous promet un cataclysme social…

Isabelle Adjani On n’est pas sorti d’affaire  ! Le film d’Emmanuelle Bercot sur le scandale du mediator (la Fille de Brest – NDLR), ceux de Delépine et Kervern ou Bruno Dumont, entre autres, donnent de l’oxygène. Les films servent à trouver du courage, à se faire exister. On en a besoin. Et je le dis souvent, mais les hommes et les femmes ont besoin qu’on parle d’eux, qu’on leur parle d’eux. Et qu’on trouve une façon de parler d’eux qui ne soit pas démagogique, qui leur propose des pistes de réflexion. On ne trouve pas des réponses à leur place, mais on leur propose un questionnement différent qui peut leur permettre de décider. C’est le rôle des artistes, un peu plus chaque jour.

Les artistes se retrouvent au premier plan. Or, les réseaux sociaux reprennent la moindre déclaration, l’isolent, l’amplifient. Prendre position dans un tel contexte, n’est-ce pas une violence énorme en soi  ?

Isabelle Adjani C’est intéressant que vous disiez ça. Parce que par ces nouveaux temps qui courent, oui, on risque de se sentir agressé par les retours sur sa propre parole. La façon dont elle peut être traitée, conditionnée, recyclée, tend à amener à se retrancher. Ce qui se passe est assez complexe, car c’est une façon aussi d’enlever de la parole. Et de nous forcer la main pour entrer dans le consensuel, à ne pas faire de vagues. J’ai vu à Angoulême un film réussi, 1  : 54, d’un jeune réalisateur canadien, Yan England. Il raconte, avec une efficacité terrible, l’histoire de jeunes de terminale, qui vivent à travers les réseaux sociaux. Le film montre la façon dont ça décompose absolument leur petite société impitoyable, pour arriver au drame absolu. Et l’impossibilité d’interrompre ce cercle vicieux, d’intervenir. L’irréversible… une dictature en soi.

Dans les années 1980, vous avez révélé que votre père était algérien. Comment vivez-vous les débats sur l’identité nationale, la déchéance de nationalité ?

Isabelle Adjani François Mitterrand avait eu une déclaration, qui terminait par  : « Nous sommes aussi un peu arabes. » Et là, existe une peur de la réalisation de cette « prophétie ». Du coup, en 2016, la réaction, c’est : « Oh mon dieu, et si nous devenions complètement arabes »  ? Et oui, c’est parti pour la panique à bord. Et c’est super compliqué. L héritage du traitement inacceptable de tous ces immigrés, dans les années 1960, a stigmatisé l’histoire de ceux qui ont voulu s’assimiler, jusqu’à l’effacement, pour offrir à leurs enfants la vie qu’ils voulaient la meilleure possible. Parce qu’ils ont subi en silence et se sont inclinés. Ce qu’on vit maintenant, ce sont les conséquences d’un ostracisme, d’une forme de ghettoïsation de cette première génération qui venait en France effectuer les travaux les plus éprouvants. On se retrouve avec une troisième génération, dont on n’a pas valorisé l’origine des parents et des grands-parents, à qui on n’a pas expliqué d’où ils venaient ni pourquoi immigrer fut au prix d’un tel renoncement. Ils ont le sentiment douloureux de n’être ni français ni des pays d’origine de leurs parents, et rejettent la laïcité, comme si elle constituait le déni de leur existence. Ils vont chercher là où c’est le plus dangereux un éclairage sur leur identité, dans le discours des fanatiques religieux. Ceux-là mêmes qui veulent les emmener au cœur du radical, ici et là-bas… Finalement, ça aussi c’est le retour du refoulé. Je cite souvent un film américain, Collision, du scénariste de Million Dollar Baby, Paul Haggis, qui fait le compte et le décompte des problèmes qui divisent les diverses communautés culturelles de Los Angeles. C’est irréconciliable, car un même langage ne peut exister entre elles.

Y a-t-il selon vous une possibilité de transcender ces différences pour nous retrouver dans une identité commune républicaine  ?

Isabelle Adjani Si vous avez la solution, donnez-la moi. Je ne vois pas trop. Ça s’est tellement durci. Toute main tendue se perçoit comme une humiliation. Quelque chose, humainement, ne circule plus. Comme avec un caillot qui bouche les artères du corps social.

Nous avions à l’Humanité un rédacteur en chef, Jacques Coubard, décédé le 6 juin 2012, qui nous parlait énormément de vous, avec fierté…

Isabelle Adjani Il fait partie de mon enfance, de mon adolescence, de ma croissance. Nadine, sa fille, et moi étions les meilleures amies du monde. Toutes les deux, à un moment donné, nous avions pensé devenir juges pour enfants, et elle est vraiment devenue magistrate. C’est une famille qui m’a aidée à lire, à découvrir le cinéma, à rencontrer des figures exceptionnelles. Ils habitaient le HLM d’en face, j’avais juste à traverser la rue. Ça rendait mes parents assez jaloux, d’ailleurs. Elle, Lisette, sa femme, était une vraie suffragette. Ma première manif, c’était derrière elle, à Genevilliers. Il y avait les bouquets de muguet, le 1er mai, que nous allions vendre au marché. Jacques, sa femme, leurs enfants Nadine et Luc m’ont aidée à grandir concernée par le sort des autres, jamais indifférente. J’admirais ce qu’ils savaient intellectualiser politiquement. Ils posaient les choses calmement, ils m’expliquaient ET ils m’aidaient, ils me guidaient. Ils ont beaucoup, beaucoup compté.

Entretien réalisé par Caroline Constant, journaliste à L’Humanité


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message