François Chérèque ou l’accompagnement syndical du capitalisme

mercredi 8 février 2017.
 

B) Disparition. François Chérèque, figure du syndicalisme «  réaliste  »

Secrétaire général de la CFDT de 2002 à 2012, il a défendu une stratégie de recherche du «  compromis  », quitte à endosser des reculs sociaux, comme lors de la réforme Fillon des retraites.

Porter, quoi qu’il en coûte, le drapeau d’un syndicalisme dit réaliste – ou, plus justement, d’accompagnement social d’un libéralisme économique jugé indépassable –, telle fut la boussole de François Chérèque, l’ancien numéro un de la CFDT, de 2002 à 2012, décédé lundi, à l’âge de 60 ans, des suites d’une longue maladie. Issu d’une famille de catholiques de gauche, éducateur spécialisé de formation, il avait rejoint la CFDT dès 1978, suivant ainsi les traces de son père. Jacques Chérèque avait été lieutenant d’Edmond Maire, à la tête de la deuxième centrale syndicale, avant de devenir ministre du gouvernement Rocard (1988-1991) et de gérer la « restructuration », en forme de casse, de la sidérurgie lorraine. Doté d’un charisme certain selon ses camarades, joueur de rugby à la forte carrure, François Chérèque gravit rapidement les échelons de responsabilité au sein du syndicat  : secrétaire de l’UD des Alpes-de-Haute-Provence, puis leader de la fédération santé-sociaux, qu’il contribue à développer jusqu’à en faire la première, en terme d’effectifs, de la CFDT. En 2002, choisi par la patronne sortante, Nicole Notat, il est élu secrétaire général de la confédération. Autoritaire, selon ses proches eux-mêmes, à l’image de la « tsarine » Notat, il s’inscrit résolument, en termes de réformisme, dans les pas de celle qui l’a précédé. En 1995, Notat n’avait pas hésité à cautionner le plan Juppé d’austérité et de « réforme » de la Sécurité sociale, qui avait déclenché le plus grand mouvement social depuis 1968. En 2003, lorsque François Fillon abat son projet sur les retraites (allongement de la durée de cotisation de 37,5 ans à 40 ans pour les fonctionnaires, entre autres), la CFDT participe d’abord aux puissantes mobilisations organisées par une large intersyndicale. Jusqu’au 15 mai 2003, où l’ex-capitaine de rugby Chérèque choisit de briser le pack, d’avaliser la réforme moyennant une concession limitée (un droit au départ anticipé pour les salariés ayant effectué une carrière longue), obtenue lors de tractations séparées avec le premier ministre Jean-Pierre Raffarin.

La CFDT ne s’en sortira pas sans dommages  : la perte de 30 000 à 100 000 adhérents, dont beaucoup rejoindront la CGT ou SUD. Mais Chérèque n’en concevra, de son propre aveu, « aucun regret », y voyant plutôt l’opportunité d’une « clarification salutaire » sur sa politique du « compromis ». Un « compromis » qui l’amènera également à parapher en 2003 un accord sur l’Unedic dégradant les conditions d’indemnisation des intermittents du spectacle, ou encore, en 2004, celui sur les « recalculés », chômeurs de longue durée dont les allocations étaient aussi revues à la baisse. Chaque fois, pour les retraites comme pour l’assurance-chômage, c’est la volonté de « pérenniser » le système (au détriment d’autres pistes de financement, mettant le capital à contribution) qui servira de justification pour ces reculs sociaux. Hier, rendant hommage au syndicaliste décédé, Raffarin évoquait le « grand pas pour la sauvegarde » du régime des retraites « franchi » avec lui en 2003. Le même « réalisme » amènera Chérèque et la CFDT à reprendre une thèse libérale sur les causes de la crise économique en affirmant, en 2012  : « Le coût du travail est aussi un facteur de perte de compétitivité. » Adepte d’une stratégie définie par le triptyque « négociation-compromis-résultats », oublieuse du rapport de forces et des luttes, Chérèque engagera toutefois son syndicat dans la grande mobilisation contre le projet de contrat première embauche, de Villepin, en 2006, puis contre la réforme Sarkozy des retraites en 2010, avec la CGT et les autres syndicats. Dix années à la tête de la CFDT

François Chérèque avait passé la main à son dauphin, Laurent Berger, en novembre 2012, après dix années passées à la tête de l’organisation, sans avoir atteint l’objectif de 1,2 million d’adhérents qu’il s’était fixé lors de son élection. Mais en pouvant se prévaloir d’une cohésion autour de sa ligne « réformiste ». Il avait été nommé, en 2013, à l’Inspection générale des affaires sociales, et chargé, par Jean-Marc Ayrault, du suivi du plan gouvernemental sur la pauvreté. La même année, il devient président du think tank – proche du PS – Terra Nova. En 2014, il s’était vu confier la présidence de l’Agence du service civique, puis, en avril 2016, le Haut-Commissariat à l’engagement civique. Avant de devoir renoncer à ses responsabilités pour combattre la maladie. De nombreuses personnalités, au PS et à droite, ont salué la mémoire du syndicaliste. Parmi les leaders syndicaux, Jean-Claude Mailly, de FO, a souligné que, « au-delà de nos désaccords, François était cordial, direct ». L’ancien numéro un de la CGT Bernard Thibault a dépeint un interlocuteur « chaleureux mais combatif ». Hommages

« C’est au nom d’un syndicalisme résolument réformiste qu’il avait dirigé pendant dix ans la CFDT  », a déclaré François Hollande à l’annonce de la mort de François Chérèque, affirmant qu’ « il conjuguait un pragmatisme dansles moyens avec une intransigeance dans les objectifs ». François Fillon, de son côté, a salué « un homme de grande qualité, courageux, exigeant et humaniste », avec quiil avait noué, entre 2002 et 2004, « des relations d’estime et de confiance ».

Yves Housson, L’Humanité, 3 janvier 2017

Journaliste à la rubrique social-économie

A) François Chérèque, l’art trompeur de la réforme

François Chérèque quitte aujourd’hui son poste de secrétaire national de la CFDT, dans le cadre de l’assemblée générale du syndicat. Après avoir déclenché la plus grave crise de l’histoire de la centrale, il s’est attaché à «  clarifier  » sa conception 
de la réforme.

Après dix années passées à la tête de la CFDT, François Chérèque passe la main. Au terme de l’assemblée générale du syndicat, qui devrait confirmer demain Laurent Berger, quarante-quatre ans, comme nouveau secrétaire général de la confédération, ce passionné de rugby va se fondre à nouveau dans la mêlée. Il laisse un syndicat loin d’avoir atteint les 1,2 million d’adhérents, objectif qu’il avait lui-même fixé lors de son élection en 2002. Mais il quitte ses fonctions à un moment où, après avoir traversé bien des orages et perdu beaucoup de forces militantes, la CFDT semble avoir trouvé en son sein une certaine osmose autour de sa vocation de syndicat dit «  réformiste  ».

Sera-t-il pour autant parvenu à faire la démonstration que la négociation entre syndicats et patronat est un vecteur essentiel de conquêtes sociales  ? Rien n’est moins sûr. François Chérèque s’était donné une mission à la tête de la CFDT  : imprégner le syndicat d’une «  logique de capitalisation des acquis  » même si le résultat est minime, voire insignifiant. Pour lui, les années 1970 ont relégué les idées d’autogestion (une des marques identitaires de la création de la CFDT, en 1964) au rang des utopies. Le tournant des années 1980 a installé le capitalisme comme horizon indépassable. Il est aussi celui de la poussée libérale qui amène le patronat à considérer qu’il est temps pour lui de faire avaliser d’importants reculs sociaux. La CFDT considère qu’un syndicalisme responsable se doit de négocier, même dans ce cadre, non pour «  ajuster notre pacte social, mais pour le réformer  », écrit François Chérèque dans une tribune publiée dans le Monde en août 2005. Nicole Notat avait, avant lui, donné un coup d’accélérateur à ce «  recentrage  », au point de faire de la CFDT l’interlocutrice privilégiée du patronat. Non sans mal puisque cette ligne, très contestée en interne, avait failli lui faire perdre les rênes de la centrale en 1995. François Chérèque a, en quelque sorte, mené au bout cette mutation.

Né en 1956 à Nancy, quatrième des cinq fils de la famille, il est celui qui a quitté le plus tôt le cocon familial. Le père, Jacques Chérèque, fut un des principaux dirigeants de la CFDT aux côtés d’Edmond Maire, puis préfet de Lorraine chargé des restructurations industrielles… et de la casse de la sidérurgie. Quand la famille s’installe à Sarcelles, en 1968, l’entraîneur de rugby de la ville repère cette fratrie de grands gaillards et l’embarque tout entière sur le stade. Le ballon ovale deviendra une passion qui ne quittera plus le futur syndicaliste. Le bac en poche, François Chérèque s’inscrit dans une école d’éducateurs spécialisés. Sa demande d’adhésion à la section CFDT de l’école lui sera refusée. Les «  coucous  » (gauchistes en langage cédétiste) qui contrôlent le syndicat refusent la présence dans leur rang d’un «  fils de révisionniste  ». « C’est comme ça que j’ai fait connaissance avec l’extrême gauche », ironise François Chérèque, qui va garder une rancune tenace envers les opposants au virage réformiste de la centrale. Parti pratiquer son sport et exercer son métier d’éducateur spécialisé à Digne-les-Bains, dans les Alpes-de-Haute-Provence, il parvient à se syndiquer et va, dès lors, gravir un à un les échelons des responsabilités syndicales. Il s’investit aussi au sein de la fédération santé sociaux. Après le conflit social de 1988 où les infirmières décident de s’organiser en «  coordination  », François Chérèque participe activement au mouvement d’exclusion des militants cédétistes, surnommés par Edmond Maire les «  moutons noirs  », qui ont soutenu cette forme d’action. Il revient sur Paris en 1991, devient secrétaire général de la fédération en 1996, intègre le bureau national, puis la commission exécutive en 2001.

Nicole Notat, qui fut secrétaire générale de la confédération entre 1992 et 2002, a depuis longtemps repéré ce cadre qu’elle juge suffisamment solide pour tenir la barre dans la tempête que traverse le syndicat après le «  soutien  » de la CFDT au plan Juppé de 1995. L’homme aux sourcils en accent circonflexe prend les rênes de la centrale syndicale le 30 mai 2002, lors du 45e Congrès de Nantes, à quarante-six ans. Le quatrième des fils Chérèque le sait, il doit se faire un prénom. Au sein de la CFDT, on attend de voir comment va se positionner ce presque inconnu qui loue les vertus du dialogue social comme «  un art de la réforme  ». Plus rond que la «  Tsarine  », il a la réputation d’être un militant de terrain, mais il est attendu au tournant sur le prochain grand rendez-vous social déjà annoncé par le gouvernement Raffarin  : la réforme des retraites.

Le sujet divise. Le 16 novembre 2002, le nouveau secrétaire général signe une tribune dans le Monde dans laquelle il estime que la CFDT «  est prête à s’engager  » pour les 40 ans de cotisation pour tous. «  Ceux qui se refusent à tout changement font le lit de la capitalisation  », menace-t-il. Dans la droite ligne de la réforme Balladur de 1993, qui avait considérablement durci les conditions d’accès à la retraite pour les salariés du secteur privé en allongeant, entre autres, la durée de cotisation de 37,5 à 40 ans, François Fillon, ministre des Affaires sociales, propose d’étendre les dispositions aux fonctionnaires. Les syndicats se mobilisent. La CFDT choisit de participer à l’intersyndicale qui place le curseur, dans la déclaration commune du 6 janvier, sur la défense de la retraite à 60 ans. Beaucoup de manifestations sont organisées, jusqu’à celle, historique, du 13 mai 2003. François Chérèque va répétant que «  le compte n’y est pas  ». Il veut obtenir des contreparties au recul pour les fonctionnaires, notamment un haut niveau de pension pour les salariés qui ont passé leur carrière au Smic et un départ anticipé pour ceux qui totalisent plus de 40 annuités. En difficulté, le gouvernement convoque les syndicats le 14 mai. Deux jours plus tard, il doit remettre son texte au Conseil d’État. François Chérèque est obsédé par le calendrier. Pour lui, cette réforme est l’occasion de démontrer que le syndicalisme peut contracter. Il veut son «  acte fondateur  ». Et finit par obtenir, dans un tête-à-tête avec Jean-Pierre Raffarin, le départ anticipé pour 200 000 salariés qui ont commencé à travailler avant 17 ans. Il pense avoir gagné beaucoup et annonce, depuis la cour de Matignon ce 15 mai, un «  compromis acceptable  ». Les militants CFDT, encore dans la rue l’avant-veille, sont sonnés par la volte-face. Pour les opposants à la ligne réformiste, le glas a sonné. Dès lors, ils préparent leur départ. Quant aux relations de la CFDT avec les autres syndicats, c’est une période de glaciation qui s’ouvre, notamment avec la CGT qui estime sa confiance trahie.

En bon rugbyman, François Chérèque encaisse. Il sait déjà qu’il va perdre une partie de ses troupes, mais il doit retenir les militants désorientés. Peu de temps après, la CFDT s’illustre à nouveau en signant, le 26 juin 2003, le protocole d’accord Unedic qui dégrade considérablement les conditions d’indemnisation des intermittents du spectacle. L’argument est toujours le même  : face au déficit qui se creuse (800 millions d’euros) pour «  sauver le système  », il vaut mieux réduire les droits que de tout perdre.

La CFDT vit sans doute la plus grave crise de son histoire. Dans les deux années qui suivent entre 30 000 (chiffre confédération) et 100 000 (chiffre opposants) syndiqués quittent la centrale, parfois en masse comme en Auvergne, chez les cheminots, dans le commerce parisien ou dans les banques. Il faudra attendre 2005 pour que François Chérèque reconnaisse combien ce moment aura été «  difficile, parfois violent. C’était même pour certains militants – je le reconnais aujourd’hui – traumatisant  », confie-t-il sur BFM TV.

Pour tenter de recoller les morceaux, le secrétaire général de la CFDT entame alors la tournée des adhérents, exercice dans lequel il excelle, et engage un travail de «  clarification  » de l’orientation. Les «  opposants historiques  » (si souvent et injustement qualifiés de gauchistes) ont quitté le navire, la reconstruction peut s’opérer avec du sang neuf. Conscient de l’image ternie de son syndicat auprès des salariés, François Chérèque guette le moment propice pour redescendre dans la rue. L’occasion lui en est donnée avec le CPE, en 2006. Dans le droit fil du contrat nouvelles embauches permettant à un employeur de licencier à sa guise pendant deux ans, durée de la période d’essai, Dominique de Villepin, alors premier ministre, annonce la création d’un même type de contrat de travail, réservé aux moins de 26 ans, le contrat première embauche. Aucun syndicat ne peut accepter de revenir sur une conquête aussi fondamentale que l’interdiction de licencier un salarié «  sans cause réelle ni sérieuse  ». Les jeunes, lycéens, étudiants, y voient un enfermement dans la précarité et donnent le « la » d’un mouvement social d’ampleur. Le chef du gouvernement passe en force et fait adopter la mesure à l’Assemblée nationale en février. Il n’y a plus d’espace pour négocier. François Chérèque le réformateur durcit le ton. «  On ne peut pas faire autrement que de manifester dans la rue  », dit-il. Le gouvernement doit remballer le CPE. En juin, au congrès de Grenoble, François Chérèque explique avoir prouvé, avec la lutte contre le CPE, que la CFDT assume «  toutes les fonctions d’une organisation syndicale  ».

Paule Masson (28 novembre 2012)


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