«  Les grands médias sont des institutions qui renforcent l’idéologie dominante  » (Nikos Smyrnaios, universitaire)

lundi 11 juillet 2016.
 

Le sociologue Nikos Smyrnaios dénonce l’absence de vision politique différente dans les médias et une lecture à charge du mouvement social qui entraînent la méfiance de la part de ses acteurs. Un danger pour notre démocratie.

Comment sont vus aujourd’hui les médias traditionnels par les acteurs du mouvement social  ?

NIKOS SMYRNAIOS Cette question a été à l’origine du livre de Pierre Bourdieu Sur la télévision, qui a initié tout un courant de recherche. Pierre Bourdieu avait été étonné du traitement par les médias du mouvement social contre le plan Juppé en 1995  : la parole qui n’était pas du tout équitablement répartie entre les différents acteurs, la manière déplaisante dont étaient traités les syndicalistes dans les médias télévisuels. C’est donc une question ancienne et très centrale. Bourdieu a donné deux types d’explications. L’une de type économique  : les médias, notamment audiovisuels, dépendant de la publicité sont dans une logique de maximisation de l’audience, qui les conduit à imposer un certain nombre de formats. Or, les acteurs de mouvements sociaux ne cadrent pas forcément dans ce format, donc en sont souvent exclus, ou ils n’ont pas les moyens d’exprimer leurs points de vue correctement. Les sujets tels que les mouvements sociaux sont clivants. Les traiter en profondeur pose des problèmes. Les médias dépendant de la pub veulent maximiser leur public, alors ils évitent de parler des sujets qui fâchent. Quand ils le font, ils flattent le public pour s’assurer cette audience qui leur est primordiale.

Pierre Bourdieu évoque aussi une explication politique. Les médias dominants sont des institutions, qui participent à la perpétuation ou au renforcement de l’idéologie dominante. Quand vous avez un mouvement social comme celui de la loi travail et Nuit debout, ou comme en 1995, qui attaquent l’idéologie dominante, en l’occurrence le néolibéralisme triomphant, les médias se positionnent contre ce mouvement. Bien sûr « les médias » ne sont pas un organisme homogène. L’Humanité a un positionnement différent. Les médias qui dépendent de l’achat des lecteurs n’ont pas forcément la même attitude que les médias qui dépendent de la publicité. Mais il faut aussi faire la différence entre les journalistes de base, souvent précaires, aux conditions de travail difficiles, et leur encadrement  : des rédacteurs en chef et surtout des éditorialistes qui expriment souvent un point de vue politique très idéologique. Qui décide de ce que l’on dit dans les médias  ? Ce ne sont pas forcément les journalistes.

Mais comment est née cette méfiance des acteurs par rapport aux médias dominants  ?

NIKOS SMYRNAIOS Depuis trente ans, il y a une évolution de l’économie, avec une libéralisation forcenée qui impacte beaucoup les médias. Les médias se sont extrêmement marchandisés, avec des objectifs commerciaux très forts, et ils se sont rapprochés davantage de l’idéologie dominante. Il n’y a quasiment plus d’expression de vision politique différente de celle de l’idéologie dominante. Parmi les quotidiens, à part l’Humanité, il n’y a pas de positionnement réellement ancré à gauche. Pour l’audiovisuel c’est encore pire. C’est surtout l’évolution des médias et leur éloignement des préoccupations du mouvement social et du monde du travail qui a créé cette méfiance. Il faut rajouter à cela le système « d’éditocratie » avec l’émergence d’une caste, de cette « élite » de journalistes qui prononcent d’une certaine façon des « fatwas » du haut de leur tour de pouvoir médiatique souvent contre le mouvement social. De plus, la crise économique des médias impose des contraintes importantes qui font que les moyens alloués aux journalistes sont beaucoup plus faibles qu’auparavant. Du coup, le traitement de l’information est très souvent superficiel, rapide. Peu de journalistes ont le temps d’investiguer, d’aller au fond des questions. Les médias restent toujours sur un traitement superficiel des jeux politiques, ce que les Anglo-Saxons appellent the Horse race (la course de chevaux), où les tactiques, les stratégies des uns et des autres prennent toute la place au lieu de parler du fond des questions.

Du coup, la recherche d’informations va se faire à travers Twitter, Facebook et d’autres médias alternatifs…

NIKOS SMYRNAIOS Ce qui va jouer un rôle important c’est la démarche d’honnêteté, la proximité sociale  : on a plus tendance à avoir confiance en un journaliste précaire comme vous qu’en un éditorialiste qui vous regarde de haut. L’objectivité est importante, mais cela ne veut pas dire neutralité. La première raison du développement des médias alternatifs c’est la faillite des médias dominants. Malheureusement, elle s’adresse à une population spécifique, engagée et au niveau d’éducation élevé, qui est très attachée à des informations alternatives comme peut la produire un pure player de type Mediapart. C’est une population homogène. Or il y a des classes entières (personnes âgées, d’origine étrangère, de classes populaires) qui s’informent toutes à travers les médias dominants, notamment la télévision, malgré leur défiance. Comment toucher ces gens-là et ne pas rester dans l’entre-soi  ? Tant que les canaux principaux de communication de masse sont détenus soit par des milliardaires, soit par l’État, on ne peut pas toucher ces gens.

Y a-t-il un risque d’accentuer la fracture dans la société  ?

NIKOS SMYRNAIOS Oui, le fait de se référer à des représentations sociales différentes par des médias différents peut créer des fractures. Si vous prenez quelqu’un qui n’a aucune expérience du mouvement social concrètement, qui ne participe pas aux manifestations et dont la seule représentation du mouvement social est celle de BFMTV montrant à 45 reprises en une heure la voiture de police brûlée, sa représentation du mouvement social va être la violence. Alors que quelqu’un qui va participer au mouvement social, qui voit, qui lit des comptes rendus différents, a conscience que c’est beaucoup plus compliqué. À partir de là, avec ces deux représentations, il est difficile de trouver un consensus ou d’avancer dans le débat.

Nikos Smyrnaios est enseignant-chercheur


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