La Grèce indépendante est née avec une dette odieuse

dimanche 31 décembre 2017.
 

Depuis 2010, la Grèce est au centre de toutes les attentions. Cette crise de la dette, avant tout générée par les banques privées, n’est pourtant pas inédite dans l’histoire de la Grèce indépendante.

Depuis 1826, quatre grandes crises de la dette ont marqué très fortement la vie des Grecs. Chaque fois, des puissances européennes se sont coalisées afin d’obliger la Grèce à contracter de nouvelles dettes pour rembourser les anciennes. Cette coalition de puissances a dicté à la Grèce des politiques correspondant à leurs intérêts et à ceux de quelques grandes banques privées dont elles étaient complices. Chaque fois, ces politiques visaient à dégager les ressources fiscales nécessaires au paiement de la dette et impliquaient une réduction des dépenses sociales et des investissements publics. Sous des formes qui ont varié, la Grèce et le peuple grec se sont vu nier l’exercice de leur souveraineté. Cela a maintenu la Grèce dans un statut de pays subordonné et périphérique. Les classes dominantes locales ont été complices.

Cette série d’articles analyse les 4 grandes crises de la dette grecque en les situant dans le contexte économique et politique international, ce qui est systématiquement absent de la narration dominante et très rarement présent dans les analyses critiques.

Pour financer la guerre d’indépendance initiée en 1821 contre l’Empire ottoman et afin d’asseoir le nouvel État, le gouvernement provisoire de la République hellénique a réalisé deux emprunts à Londres, l’un en 1824, l’autre en 1825. Les banquiers de Londres, de loin la principale place financière de la planète à l’époque, se sont empressés d’organiser l’emprunt afin de réaliser un très gros bénéfice.

Il faut prendre en compte le contexte international : le système capitaliste était en pleine phase spéculative, ce qui, dans l’histoire du capitalisme, constitue généralement la phase finale d’une période de croissance économique forte et précède un retournement débouchant, via l’éclatement de bulles spéculatives, sur une période de dépression ou/et de croissance lente |1|. Les banquiers de Londres, suivis par les banquiers de Paris, de Bruxelles et d’autres places financières européennes, cherchaient frénétiquement à placer les énormes liquidités qui étaient à leur disposition. Entre 1822 et 1825, les banquiers de Londres ont « récolté » 20 millions de livres sterling pour le compte des nouveaux leaders latino-américains (Simon Bolivar, Antonio Sucre, José de San Martín…) qui parachevaient la lutte d’indépendance contre la couronne espagnole |2|. Les deux emprunts grecs de 1824-1825 atteignaient la somme de 2,8 millions de livres sterling, soit 120 % du PIB du pays à l’époque.

Tant dans le cas grec que dans le cas des jeunes autorités révolutionnaires et indépendantistes latino-américaines, les nouveaux États commençaient à peine à naître et n’étaient pas reconnus internationalement. Pour ce qui est de l’Amérique latine, l’Espagne s’opposait à ce que des États européens soutiennent financièrement les nouveaux États. De plus, à l’époque, on pouvait raisonnablement considérer que les combats pour l’indépendance n’étaient pas définitivement terminés. Enfin, des prêts étaient accordés à des républiques alors que jusque-là, seules les monarchies étaient admises dans le club des emprunteurs souverains. Cela donne une idée de l’engouement des banquiers pour prendre des risques financiers. Prêter à un gouvernement provisoire d’un État grec, en train de naître dans des conditions de guerre, l’équivalent de 120 % de tout ce que le pays produisait en un an témoignait clairement de la volonté de trouver, quel qu’en soit le risque, une affaire juteuse à réaliser. À côté des banquiers, les grands industriels et les grands commerçants soutenaient cet engouement car ces prêts allaient largement être utilisés par les emprunteurs pour acheter au Royaume-Uni de l’armement, des vêtements pour les nouvelles armées, de l’équipement en tout genre…

Comment se déroulaient les emprunts ?

Des banquiers de Londres émettaient pour le compte des États emprunteurs des titres souverains et les vendaient à la Bourse de la City. Il est important de savoir que la plupart du temps les titres étaient vendus en-dessous de leur valeur faciale (voir en illustration un titre de 1825 d’une valeur de 100 livres). Chaque titre émis pour le compte de la Grèce d’une valeur faciale de 100 livres a été vendu 60 livres |3|. Ainsi, la Grèce a obtenu moins de 60 livres, déduction faite d’une forte commission prélevée par la banque émettrice, contre une reconnaissance de dette de 100 livres. Cela permet d’expliquer pourquoi l’emprunt d’une valeur de 2,8 millions de livres ne s’est traduit que par un versement de 1,3 million de livres à la Grèce. Deux éléments importants sont également à prendre en compte : si le taux d’intérêt sur les titres grecs est de 5 %, il est calculé sur la valeur faciale, donc les autorités grecques doivent verser chaque année 5 livres au détenteur d’un titre d’une valeur faciale de 100 livres, ce qui constitue une excellente affaire pour lui puisqu’il percevra en fait un rendement réel de 8,33 % (et non de 5 %). En revanche, pour l’État emprunteur, le coût est exorbitant. Dans le cas grec, les autorités ont reçu 1,3 million de livres, mais doivent verser chaque année une charge d’intérêt qui porte sur les 2,8 millions empruntés. C’était insoutenable.

En 1826, le gouvernement provisoire suspend le paiement de la dette. Généralement, les études consacrées à cette période se contentent d’expliquer la suspension par le coût élevé des opérations militaires et par la poursuite du conflit.

Or les causes du défaut ne se situent pas qu’en Grèce, les facteurs internationaux, indépendants de la volonté des autorités grecques, ont joué un rôle très important. En effet, débute en décembre 1825 la première grande crise mondiale du capitalisme faisant suite à l’éclatement de la bulle spéculative créée aux cours des années précédentes à la Bourse de Londres. Cette crise provoque une chute de l’activité économique, entraîne de nombreuses faillites de banques et crée une aversion pour le risque. À partir de décembre 1825, les banquiers britanniques, suivis par les autres banquiers européens, arrêtent les prêts vers l’étranger ainsi que sur le marché interne. Les nouveaux États, qui comptent financer le remboursement de leurs dettes en procédant à de nouveaux emprunts à Londres ou à Paris, ne trouvent plus de banquiers disposés à leur prêter de l’argent. La crise de 1825-1826 affecte toutes les places financières d’Europe : Londres, Paris, Francfort, Berlin, Vienne, Bruxelles, Amsterdam, Milan, Bologne, Rome, Dublin, Saint-Pétersbourg… L’économie entre en dépression, des centaines de banques, de commerces et de manufactures, font faillite. Le commerce international s’effondre. Selon la majorité des économistes, la crise de 1825-1826 constitue la première grande crise cyclique du capitalisme |4|.

Quand la crise éclate à Londres en décembre 1825, la Grèce et les nouveaux États latino-américains remboursent encore leurs dettes. En revanche, au cours de l’année 1826, plusieurs pays doivent suspendre le remboursement (la Grèce, le Pérou et la Grande Colombie qui incluait la Colombie, le Venezuela et l’Équateur) car les banquiers leur refusent de nouveaux emprunts et parce que la détérioration de la situation économique générale et du commerce international diminue les revenus des États. En 1828, tous les pays latino-américains indépendants, du Mexique jusqu’à l’Argentine, sont en suspension de paiement.

En 1829, le gouvernement provisoire hellène propose aux créanciers de Londres de reprendre les paiements à condition que la dette soit réduite. Les créanciers refusent et exigent 100 % de la valeur nominale. Aucun accord n’est trouvé.

À partir de 1830, trois grandes puissances européennes, le Royaume-Uni, la France et la Russie |5| constituent la première Troïka de l’histoire moderne grecque et décident d’instaurer en Grèce une monarchie qui aura à sa tête un prince allemand. Une négociation s’ouvre pour savoir quel prince sera choisi par les grandes puissances : Léopold de Saxe Cobourg Gotha, Otto prince de Bavière ou un autre ?

Finalement, on met Léopold sur le trône de Belgique qui devient un État indépendant en 1830 et Otto von Wittelsbach est choisi pour devenir roi de Grèce. Dans le même temps, les trois puissances se mettent d’accord pour venir en appui aux banquiers britanniques et aux différentes banques européennes qui ont, par leur intermédiaire, acheté des titres grecs. Il s’agit aussi de mettre la pression maximale sur le nouvel État grec pour qu’il assume intégralement le remboursement des emprunts de 1824 et de 1825.

Comment s’y prend la Troïka (Royaume-Uni, France, Russie) ?

La Troïka s’adresse à des banques françaises afin qu’elles émettent pour le compte de la monarchie grecque un emprunt de 60 millions de francs français (environ 2,4 millions de livres sterling). Le Royaume-Uni, la France et la Russie se portent garants auprès des banques en leur assurant qu’en cas de défaut de paiement de la part de la Grèce, ils assumeraient eux-mêmes le remboursement |6|. La Troïka ajoute qu’elle fera tout le nécessaire pour que le remboursement des emprunts de 1824 et de 1825 soit également effectué (voir plus loin). L’accord entre les trois puissances est intervenu en 1830 mais, vu les difficultés d’exécution, il n’a été mis en pratique qu’en 1833. L’emprunt de 60 millions de francs a été réalisé en 1833 et versé en trois tranches.

La destination des sommes des deux premières tranches est particulièrement édifiante. Sur un total de 44,5 millions de drachmes (l’emprunt a été émis en francs français et a été versé en drachmes. 1 franc or valait environ 1,2 drachme), seuls 9 millions sont arrivés dans les caisses de l’État, soit 20 % de la somme empruntée. La banque Rothschild de France a prélevé plus de 10 % de commission (5 millions), les acheteurs de titres (dont la banque Rothschild) ont reçu 7,6 millions comme paiement anticipé d’intérêts pour la période 1833-1835 (plus de 15 % du montant emprunté), 12,5 millions (un peu moins de 30 % de l’emprunt) ont été versés à l’Empire ottoman en dédommagement pour l’indépendance ; la France, le Royaume-Uni et la Russie ont prélevé 2 millions en considérant qu’ils étaient créanciers de la Grèce ; plus de 15 % du montant, soit 7,4 millions, ont été versés au roi Othon pour couvrir les rémunérations et les frais de déplacement de sa suite, des dignitaires bavarois qui assuraient la régence |7| et des 3500 mercenaires recrutés en Bavière, sans oublier 1 million destiné à l’achat d’armes.

Les trois puissances ont signé le 7 mai 1832 avec le Roi de Bavière, le père de Othon, futur roi de Grèce, un accord qui oblige le nouvel État « indépendant » à donner la priorité absolue au remboursement de la dette (voir l’article XII dans l’illustration ci-dessus). Comme le prouve sans la moindre ambiguïté, la reproduction d’une partie de la convention du 7 mai 1832, ce document est signé par le représentant de la royauté britannique, Lord Palmerston, le représentant de la monarchie française, Talleyrand, le représentant du Tsar de toutes les Russies et le représentant du Roi de Bavière qui agit au nom de la Grèce alors que Othon et sa suite n’ont pas encore quitté Munich ! Othon n’arrive en Grèce qu’en janvier 1833. Avec ce document, on dispose d’une preuve évidente du caractère odieux et illégal de la dette qui est réclamée au peuple grec à partir de 1833.

La Troïka exerçait un contrôle très strict sur le budget de l’État et sur la collecte des revenus. Elle demandait régulièrement que les taxes et impôts soient augmentés et que les dépenses soient comprimées. À noter que la 5e Assemblée nationale qui s’était réunie en décembre 1831 avait adopté une « Constitution de la Grèce » dont l’article 246 indiquait que le souverain n’a pas le droit de décider seul en matière de taxes, d’impôts, de dépenses publiques ou sur la collecte des revenus, sans respecter des lois ou des résolutions votées par l’organe législatif |8|. La monarchie et la Troïka ont foulé aux pieds cette Constitution qu’ils n’ont jamais reconnue.

En 1838 et en 1843, la monarchie suspend le paiement de la dette car elle ne dispose pas de la trésorerie nécessaire pour assumer le paiement d’intérêts extrêmement lourds |9|. Lors du défaut de 1843, alors que les intérêts à payer représentaient 43% des revenus de l’État, la Troïka est intervenue en mettant la pression maximale sur la monarchie pour qu’elle mette en application un programme d’austérité radicale élaboré sous la dictée des ambassadeurs des trois puissances (voir l’encadré ci-dessous).

Les sacrifices imposés à la population grecque pour rembourser la dette ont été tels qu’à plusieurs reprises elle s’est rebellée. La révolte a été particulièrement forte en 1843. La population d’Athènes était outragée par l’inauguration en grandes pompes de l’imposant palais royal (où siège aujourd’hui le Parlement grec) et s’est soulevée en septembre 1843 contre une nouvelle augmentation de taxes et pour obtenir un régime constitutionnel. À signaler que le Royaume-Uni est allé jusqu’à menacer le roi Othon de recourir à une intervention militaire s’il n’acceptait pas d’augmenter les taxes pour remplir ses obligations à l’égard de la Troïka. Le Royaume-Uni et la France ont occupé militairement le port du Pirée pendant deux ans à partir de mai 1854, moyen très efficace pour mettre la main sur les revenus de la douane installée dans le port.

Finalement, Othon a été renversé en 1862 suite à une série de soulèvements populaires aux quatre coins de son royaume et a dû fuir le pays. Suite à cela, une nouvelle Constitution a encore été votée, mince progrès vers une limitation des pouvoirs de la monarchie. La Troïka a recherché un remplaçant. Londres proposait le second fils de la reine Victoria mais a rencontré l’hostilité de la Russie et de la France qui voulaient éviter un renforcement de l’influence britannique. Finalement, les trois puissances se sont mises d’accord sur le choix d’un prince danois nommé Guillaume de Schleswig-Holstein-Sonderburg-Glücksburg.

Depuis 1843, la Troïka assumait, comme promis aux banquiers, le remboursement de la dette en lieu et place de la Grèce quand celle-ci n’arrivait pas à dégager suffisamment de revenus pour rembourser l’entièreté des intérêts et du capital. Le remboursement par la Troïka se termine en 1871 |12| et les créanciers peuvent être satisfaits : ils ont perçu les intérêts et obtenu la restitution du capital qu’ils ont prêté. L’emprunt de 60 millions de francs est éteint.

Mais la dette de la Grèce à l’égard de la Troïka subsistait puisque le Royaume-Uni, la France et la Russie avaient assuré une partie des paiements. Dès lors, la Grèce a dû continuer à destiner une partie de ses revenus au remboursement des trois puissances de la Troïka. La Grèce a terminé de rembourser la France et le Royaume-Uni pour l’emprunt de 1833 dans les années 1930, soit un siècle plus tard (la Russie quant à elle n’a plus reçu de remboursement suite à la révolution de 1917).

Finalement que s’est-il passé avec le remboursement des emprunts de 1824 et de 1825 ?

Rappelons que le remboursement a été suspendu à partir de 1826 et que les créanciers ont refusé en 1829 de passer un accord avec le gouvernement provisoire qui, ensuite, a été mis de côté par la Troïka et remplacé par la monarchie. L’emprunt de 60 millions de francs (qui représentait 124 % du PIB de la Grèce en 1833) n’a pas remplacé les emprunts de 1824-1825 (qui représentaient 120 % du PIB de 1833). Une fois l’emprunt de 60 millions remboursé, la Troïka tenait à ce que les exigences des créanciers de 1824-1825 soient également satisfaites. C’est pourquoi en 1878, la Grèce, sous pression des grandes puissances, arriva à un accord avec les banquiers qui détenaient les titres de 1824-1825. Les anciens titres ont été échangés contre de nouveaux pour une valeur de 1,2 million de livres sterling. C’était une excellente affaire pour les détenteurs de titres et une nouvelle injustice pour le peuple grec. En effet, rappelons que le montant effectivement transféré à la Grèce en 1824-1825 s’était limité à 1,3 millions de livres. En échangeant les anciens titres contre des nouveaux d’une valeur de 1,2 million, les créanciers pouvaient être satisfaits, d’autant qu’une partie d’entre eux avaient acheté les titres anciens pour une bouchée de pain. Les banquiers ont spéculé constamment sur les titres grecs, les vendant quand ils commençaient à baisser et les rachetant au début de la remontée.

Il est frappant de constater que la plupart des études et articles qui analysent superficiellement les problèmes de la dette grecque affirment que les dépenses publiques étaient trop élevées et que les Grecs ne payaient pas de taxes ou très peu. Or une analyse rigoureuse de l’évolution du budget de l’État indique qu’entre 1837 et 1877, le budget était en surplus primaire positif sauf à seulement deux reprises, c’est-à-dire que les rentrées étaient supérieures aux dépenses avant remboursement de la dette. Donc sur une période de 41 années (1837-1877), les rentrées (fournies essentiellement par les taxes) ont été supérieures aux dépenses pendant 39 ans si on ne prend pas en compte le remboursement de la dette. Le déficit budgétaire chronique a été causé par le remboursement de la dette qui a constitué un poids insupportable |13|. Bien sûr, il ne s’agit pas du tout de dire ici que la monarchie a bien géré le budget de l’État dans l’intérêt de la population. Le fait de dégager un surplus budgétaire primaire est typiquement une exigence des créanciers, quelle que soit l’époque. Le surplus primaire garantit aux créanciers qu’il existe justement un surplus qui pourra être utilisé pour le remboursement de la dette. Le poids du remboursement de la dette et la tutelle exercée par les grandes puissances européennes constituent des facteurs déterminants dans l’incapacité de la Grèce de connaître un décollage économique.

Conclusion de cette partie

Les emprunts de 1824-1825 auraient dû être considérés comme nuls car les termes du contrat étaient léonins et le comportement des banquiers était clairement malhonnête.

L’emprunt de 1833 relève très clairement de la doctrine de la dette odieuse |14|. La dette a été contractée par un régime despotique contre l’intérêt du peuple. Ce régime despotique était un instrument au service de grandes puissances qui essayaient de concilier leurs intérêts géostratégiques sur le dos du peuple grec tout en veillant à ce que les exigences des banquiers internationaux soient satisfaites.

Le refus des créanciers et des grandes puissances d’annuler la dette en tout ou en partie a produit des effets de longue durée en maintenant la Grèce dans la soumission et en l’empêchant de connaître un véritable développement économique.


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